Est-ce qu'aujourd'hui on pourrait encore sortir un enregistrement public de cet ordre ? Un style où le groupe prend des risques en étirant et brutalisant ses chansons, partant dans des chemins de traverse pouvant le faire plonger dans un gouffre ou au contraire l'élever vers des cieux normalement inaccessibles aux terriens. Du genre à empoigner des reprises non pas pour fédérer un public avec des hits connus de tous, mais plus pour les disséquer et les fusionner à leur musique. Qui oserait aujourd'hui partir à l'aventure pendant plus de vingt minutes avec la même chanson ? Sans se perdre dans de stériles ou inadéquates démonstrations techniques ? Et depuis le début de ce siècle - qui approche de la fin de son premier quart -, combien y-a-t-il eu d'enregistrements live où le groupe donne la sensation de s'impliquer corps et âme ? Il ne s'agit pas de vitesse ou de volume, mais bien d'une forte perception transmise, même sur les pièces les plus lentes. De celle-là même donnant la conviction que les intervenants ne sont pas des interprètes mais une pure émanation de la musique. Trop d'albums de ce genre ressemblent à une performance calibrée, pervertis par un excès de professionnalisme au mépris de l'âme. Le phénoménal "Performance Rockin' the Fillmore" aurait de nos jours certainement bien du mal à se faire une place. A moins de profiter du bouche à oreille et de faire l'effet d'une fontaine de jouvence, mais encore faudrait-il qu'il y ait assez de promoteurs intéressés.
"Performance Rockin' the Fillmore" est la parfaite image, brute, sans retouches, du Humble Pie Mark I. Celui avec le jeune Peter Frampton,(qui n'a alors que tout juste 21 ans au moment de ces quatre concerts qui vont servir de matière à ce double live) embarqué par Steve Marriott pour donner corps à sa vision d'un Rock encanaillé, enduit de Blues et de Soul, délivré avec toute la force qu'il lui était possible d'extérioriser. D'une force qu'on aurait jamais soupçonnée venant d'un corps d'apparence si frêle. Ce "Performance Rockin' the Fillmore" est un cri primal. Le témoignage d'un groupe s'offrant sans retenue, sans fausse pudeur. Le chant est partagé. Frampton, le moins présent, fait de son mieux, devant y mettre tout son souffle pour ne pas paraître fragile à côté des deux autres flibustiers aux cordes vocales éraillées. Mais ça passe crème. Greg Ridley braille naturellement comme un gars biberonné au whisky depuis l'adolescence (ou avant ?). Tandis que Steve Marriott les survole de sa voix puissante, éclatante de Blues et de Soul, extériorisant sa rage de vivre. Un chant rarement à l'économie, on craint qu'à la fin de chaque prestation il finisse aphone. Comment ce jeune homme de taille modeste (un mètre soixante-trois) parvient-il à libérer autant d'énergie ? Les guitares grognent, rugissent, chahutent, font cracher leurs Marshall. De temps à autre, Frampton apporte une touche relativement plus délicate, empruntant parfois quelques licks jazz (quelque part entre Alvin Lee, Santana et Duane Allman, dans leurs instants jazzy), tandis que Marriott préfère rester enraciné dans le brutal et l'efficace. Ridley déroule un tapis de basse groovy coincé entre la nervosité et le rythme de Leo Lyons et la fluidité d'un John Paul Johns. Derrière, tranquillement, imperturbable, Jerry Shirley rudoie ses fûts avec hargne et force - hélas, le mixage, ou la captation, a négligé les cymbales qui ne sont pourtant pas ici à l'économie ; au contraire...
Ce n'est pas un disque qu'on peut écouter discrètement, en travaillant ou en tapant la discute. Malgré son aspect brut, il nécessite de l'attention, qu'on prenne le temps de l'écouter sans vaquer à autre chose, sans s'en détourner un instant. Chose aujourd'hui difficile.
Comme pour la majorité de ses prestations, même après le départ de Frampton, la performance débute sur du lourd, présentement avec un solide "Four Day Creep" où chaque chanteur s'empare d'un couplet orageux. A l'origine, un Blues sobre d'Ida Cox avec pour seul accompagnement un piano ; un Blues pur et dépouillé, que ces crapules ont transformé en hard-rock poisseux et pesant, option "bourre-pif". Seul Frampton, d'un solo aérien (gras mais aérien), tente de tempérer le propos. Evidemment, absolument méconnaissable avec les deux guitares rageuses et la basse grondante, cependant, au contraire de certains collègues londoniens moins scrupuleux, les membres d'Humble Pie ne procèdent pas à un honteux pillage en apposant leur signature en ignorant celle du compositeur d'origine. Il en est de même avec toutes les reprises qui suivent, même si les attaches avec les originaux ont été gommées sur la majorité.
Pendant près de deux minutes, Steve Marriott clame seul le Blues, la guitare de Frampton répondant à sa supplique. Introduction à l'éculé "I'm Ready" de Willie Dixon, avant de prendre une dimension de Hard-blues dont la pesanteur n'a de rival que celle de Mountain ou de Cactus.
Progression dans l'intensité avec "Stone Cold Fever", Hard-rock primal, frontal, ponctué d'un break épique dans la veine d'un Ten Years After. Plus que les grattes, et outre le chant de possédé de Marriott, c'est la basse d'ogre de Riddley qui s'impose avec son groove autoritaire, ce vrombissement de géants des montagnes. C'est souvent proche de Mountain, bien qu'ils soient deux pour tenter de rivaliser avec la lourdeur de Leslie West sans l'atteindre.
"I Walk On Gilded Splinters", chanson de Dr John, entre Blues nonchalant et incantation vaudou, et qui devient ici une pièce audacieuse, un long voyage de plus de vingt minutes (occupant seule une face entière) où le groupe explore quasiment tous les possibles d'un (hard-)blues protéiforme, s'aventurant même vers des sonorités jazzy concassées développées par Frampton. A l'occasion, elle pouvait se prolonger au-delà de la demi-heure.
Autre pièce copieuse, "Rolling Stone", classique de Muddy Waters engraissé par une orchestration lourde et pesante des Anglais, s'étirant paresseusement au gré des humeurs de Marriott - un peu trop même, la participation du public n'étant pas des plus convaincantes -, explosant tardivement pour un final anticipant le boogie fiévreux de Foghat.
Ray Charles était une forte influence pour le groupe, et en particulier pour Shirley et Marriott. C'est pourquoi on retrouve "Hallelujah (I Love Her So)", ici interprété par le duo Ridley-Marriott, deux voix écorchées, brûlées au triple whisky sec et sans glace.
The last but not least :"I Don't Need No Doctor". Pièce magistrale sortie de l'esprit génial du couple de compositeurs Ashford et Simpson, aidé par Joshie Armstead, pour Ray Charles qui, étonnamment, n'en fit pas un grand succès en 1966. Humble Pie en fait une version définitive, imparable. Dans les années 80, dans l'espoir de faire un hit dans la mouvance de ceux générés par la poignée de ceux de Slade (et surtout le raz de marée engendré par "Cum on Feel the Noize") et "I Love Rock'n'Roll, Blackie Lawless et son WASP espère faire péter la banque en la reprenant à son compte. Seulement, bien qu'il soit alors plus aisé d'avoir le gros son, et il en est tout autre pour ce qui est de se frotter à Marriott. Et là où ce dernier paraît se donner sans compter, irradier d'une force vitale dorée, Blackie fait office de poseur grimaçant prêtant à rire (même si sa version, sans originalité, tient la route).
Curieusement, l'album ne comporte qu'une composition intégralement composée par le groupe - ce n'est pourtant pas le choix qui manque. Serait-ce une réponse au public américain en lui présentant son propre héritage ? Cependant, rien ici ne trahit la personnalité d'Humble Pie. Le public ne s'y trompe pas et la formation va enfin récolter les fruits de dures années d'abnégation. "I don't Need No Doctor" parvient même à faire une petite percée dans les charts. Frampton, découragé, est parti tenter sa chance en solo et découvre après son départ que ce double live, pourtant si cru et sans concessions, dépourvu de la finesse qu'on pouvait retrouver sur quelques formidables compositions semi-acoustiques des albums studio, rencontrait enfin un succès auquel il ne croyait plus.
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