vendredi 26 juillet 2024

GABRIEL GARCIA MARQUEZ "Cent ans de solitude" (1967) par Luc B.

Quand on entame un bouquin dont il est écrit en quatrième de couverture qu’il est un chef d’œuvre de la littérature du XXème siècle, ça refroidit, on y va à reculons et pas feutrés. Mais dès la première page, voire dès la première phrase « Bien des années plus tard, face au peloton d’exécution, le colonel Aureliano Buendia devait se rappeler ce lointain après-midi au cours duquel son père l’emmena faire connaissance avec la glace »… on se dit qu’on tient là un truc assez formidable.

La phrase « Bien des années plus tard, face au peloton d’exécution » reviendra plusieurs fois dans le roman, récurrence presque comique, puisqu’on attend justement la fameuse scène du peloton où le personnage est censé être exécuté. Cela crée un suspens, une manière de faire saliver le lecteur.   

Le moteur de ce roman n’est pas seulement l’intrigue en elle-même, mais aussi l’écriture, le style. Si on fait un parallèle avec le cinéma, ce serait comme un film de Max Ophuls, de Murnau, où une caméra virtuose mènerait le récit, en serait presque le personnage principal, qu’importe ce qu’on raconte, l’important est comment on le raconte. Le style de Gabriel Garcia Màrquez est époustouflant, généreux, drôle et truculent, un feu d’artifice qui vous en met plein les mirettes.

CENT ANS DE SOLITUDE est une saga familiale qui survole sept générations, sans repère chronologique. Les mariages et naissances se succèdent, mais même si on suit les évolutions techniques, on a l’impression de rester toujours à la même époque. D’abord parce que tous les personnages se prénomment pareil, et les évènements semblent se répéter comme dans une spirale sans fin, l’auteur n’hésite pas à dévoiler ce qui se passera dans 10 ou 20 ans, par fines allusions. A vrai dire, on ne sait pas s’il y a des flash-back, des flash-forward, tant la temporalité du récit nous échappe.

On fait d’abord connaissance avec José Arcadio Buendía, l’homme qui a crée la ville de Macondo, imaginée et conçue pour que tout le monde y vive heureux. L’homme se pique de science, se lie d’amitié avec un gitan, Melquiades, qui à chaque passage à Macondo apporte des inventions extraordinaires, une machine à faire la glace, un aimant surpuissant, un tapis volant, un traité pour découvrir la pierre philosophale.

José Arcadio Buendía et sa femme Úrsula auront quatre enfants, José Arcadio, Aureliano, Remedios, Amaranta. Il y aura ensuite Arcadio, Aureliano José (plus 17 autres Aureliano, 17 fils qu’Aureliano le colonel aura avec 17 femmes différentes !), puis Remédios la Belle, José Arcadio Segundo, à ne pas confondre avec Aureliano Segundo, puis encore Renata Remedios, Amaranta Úrsula, Aureliano le Triste. Pour ne parler que du strict cercle familial, car il y a aussi les habitants de Macondo, dont Pilar Ternera, qui tient le bordel local, d’où le lot de bâtards, de consanguinité et d’incestes qui fleurissent !

L’impression de « surplace » se ressent aussi par les évènements racontés. Dans ce livre, il y a le monde du grand et du petit. Le grand, avec une guerre civile (les libéraux guidés par le colonel Aureliano Buendia qui deviendra une gloire nationale, contre les conservateurs) qui vient bouleverser la paisible vie de Macondo qui n’avait jamais vu de soldats, ni même de gens armés. et aussi des révolutions, des voyages en Europe, l’arrivée du train, du téléphone, du cinéma, l’industrialisation, les investisseurs américains.

Et en même temps, on a toujours ce focus sur Macondo, les habitants, les maisons, les ruelles, les toitures qu’on réparent, les façades qu’on repeint, les intérieurs qu’on réaménagent de génération en génération. Macondo semble être un concentré du monde, un aimant, quiconque en part y reviendra. La famille Buendia semble en être prisonnière. D’où ces cent ans de solitude, les Buendia sont condamnés à revivre les mêmes évènements. Le grand et le petit, c’est aussi l’époustouflant destin du colonel Aureliano, un véritable mythe, qui passera pourtant la moitié de sa vie dans une petite pièce sans à fabriquer des petits poissons en or, pour les fondre et recommencer.

Il y a du fantastique dans ce roman, de la magie, du surnaturel, de l’étrangeté, qui surgit le plus naturellement du monde, et ne choque personne (ni même le lecteur). Les syndromes étranges qui frappent la communauté, la peste de l’insomnie, l’amnésie (on étiquette les objets pour se souvenir de leurs noms, puis de leurs fonctions, mais les habitants perdent aussi le don de la lecture !), Fernanda qui écrit chaque jour à ses médecins invisibles, Rebeca qui mange le plâtre des murs, le tapis volant de Melquiades, José Arcadio Buendía attaché à son arbre, les quatre ou cinq ans de pluie ininterrompue (un déluge qui renvoie à la Bible, comme d’autres aspects « miraculeux »), le laboratoire secret de la maison familiale, les parchemins prophétiques de Melquiades, la faculté du colonel à survivre aux attentats, la longévité d’Úrsula, extraordinaire personnage, à l’âge indéfini, toujours active même vieille, sénile, aveugle.

CENT ANS DE SOLITUDE est un roman foisonnant, qui file à toute allure. Il peut se passer 10 ans en une phrase ! Certaines séquences sont mémorables, la guerre civile, les complots, tout ce qui se passe autour du commerce de bananes, la grève puis le massacre des syndicalistes (scène dantesque dont on ne sait pas si elle a été imaginée par José Arcadio Segundo, seul témoin survivant), les rivalités amoureuses des sœurs Rebeca et Amaranta. Il y a ce passage où Fernanda, jusque-là réservée et soumise, agonit son mari d’injures, une litanie de reproches d’une seule phrase de trois pages !   

Je dois tout de même confesser avoir ressenti une certaine lassitude (au bout de 350 pages) tant justement personnages et évènements se confondent et se bousculent. L’arbre généalogique est difficile à suivre, certains protagonistes ou intrigues sont moins passionnants que d’autres (même impression dans LES VERSETS SATANIQUES de Rushdie, les deux romans ont des points communs), cette frénésie de rebondissements devient un peu lourde à digérer. L’intérêt revient sur la fin, on a envie de savoir quand et comment s’arrêtera la malédiction des Buendia, qui ont vécu grandeur et décadence, bonnes et mauvaises fortunes.

CENT ANS DE SOLITUDE appartient à un genre appelé le Réalisme Magique (pas loin finalement du Réalisme Poétique de Carnet et Prévert au cinéma), par la capacité de l’auteur à inscrire son récit dans une réalité historique (même si les dates restent floutées, on y parle de l’histoire de la Colombie) mais en y injectant du merveilleux, du fantastique dans une spirale vertigineuse.

Netflix a produit une adaptation en 16 épisodes, réalisée en Colombie, dont la sortie est prévue cette année. 


Edition de poche (Points) – 453 pages.   







 

 

jeudi 25 juillet 2024

LEMMY KILMISTER par Benjamin

 

« Un monde gagné par la technique est perdu pour la liberté » 

(George Bernanos)

L’occident eut ce défaut, sans doute lié à l’influence du christianisme, de penser que l’esprit était indépendant du corps. Oppressé par un mode de vie malsain, comprimé par l’omniprésence des sons et des images, aliéné par des idéologies ridicules, l’esprit humain ne cesse de se ratatiner. Le corps étant plus l’incarnation de l’homme que la simple enveloppe de son âme, les allures se sont avachies et rabougries à mesure que les âmes suffoquaient. Nombreux sont ceux résumant cet avachissement aux ravages que l’obésité cause sur les classes populaires, tant il est vrai que la haine de son peuple est la tare incurable de l’écrivaillon de gauche. Le bourgeois moderne, lui, montre son inconsistance culturelle par une maigreur de phasme à trottinette.

Je ne parle même pas des psychanalysés aux cernes abyssales, des anxieux aux fronts plissés par l’intensité de leurs passions tristes, des hystériques aux yeux exorbités, des narcissiques aux corps piercés et tatoués. La disparition progressive de l’humanité de l’homme commença par la déformation de son corps, déclin causé par un trop grand confort et la sédentarité imposée par l’aliénation technologique. Réfugié dans ses écrans et pensées désincarnées, il commença à imaginer un monde dénué de contraintes liées à son sexe, un univers où tout serait régi par les élans brusques des caprices de cet homme enfant. Pour avoir tenté de mettre un frein à cette dérive monstrueuse, les auteurs de transmania doivent aujourd’hui subir les pires injures et les plus violentes menaces.

Dans un tel univers, les hommes les plus sensibles sont parfois tentés de déifier la nature, d’idéaliser la bête pour cacher leur mépris de l’homme. Si tout être doté d’intelligence ne peut que comprendre leur tristesse devant le long déclin de l’humanité, leur fanatisme irrationnel n’est rien d’autre que le lointain écho des refrains meurtriers de la lèpre communiste. La nature épanouit l’homme disent-ils, oubliant ainsi qu’elle limite également son espérance de vie. Rien n’est plus insupportable que ces hydrocéphales frêles, ces amoureux d’une nature qu’ils ne voient que dans les films, ces larves ivres de confort au point de défendre un retour à la nature qui les tuerait en quelques jours. 

Car la nature est dure, la nature est violente, la nature est une matrone sévère, une tortionnaire ne permettant que la survie des forts. Le destin de l’homme n’est pas de vivre en harmonie avec elle, mais d’en maîtriser suffisamment les emportements pour permettre la survie de son espèce et de quelques autres. Du mépris de l’homme avec un grand H au mépris des hommes avec un petit h il n’y a qu’un pas, que notre chère modernité franchit gaiement. La notion de mère nature est elle-même éminemment démonolâtre, elle présente la flore comme la victime des emportements destructeurs des hommes.

Cette vision s’inscrit dans la lignée de la dévalorisation du courage, du caractère, de la force, de l’allure etc. Toutes ces valeurs si longtemps liées à l’expression d’une virilité épanouie. L’homme semble pourtant être le dernier rempart contre la barbarie instaurée par l’union des cultureux et des marchands, si seulement il pouvait se rappeler cette phrase de Camus « un homme ça s’empêche ». Ce dont il doit aujourd’hui s’empêcher, c’est de céder aux sirènes d’un défaitisme castrateur et de la nonchalance d’une vie trop confortable.

Voilà pourquoi, envers et contre tous, la figure de Lemmy s’impose comme un exemple à suivre. Né à Liverpool, le jeune homme vit le rock comme une révélation. Toute sa vie il ne cessa de crier son admiration pour le plus grand groupe de la ville, The Beatles. Pour lui, les Stones ne trônèrent jamais sur le même sommet, il les voyait comme des bourgeois s’encanaillant grâce au rock’n’roll.

Les Beatles, eux, furent issus de cette classe laborieuse qui offrit au rock ses plus grands régiments. Si le groupe de Paul McCartney est aujourd’hui qualifié de pop, c’est oublier un peu vite « Twist and shout », « Helter skelter », « Revolution », « Back in the USSR » et autres perles issues du fond des âges rock. Le rock, Lemmy Kilmister l’aimait brutal et nerveux, puissant et sauvage, mais il lui fallut suivre un peu les rêveries de son époque. C’est ainsi que, alors que les chants se firent rêveurs et les mélodies douces, les premiers groupes du bassiste reprirent « Dandy » des Kinks et autres bluettes pop. Lemmy devint ensuite roadie pour The Move et Jimi Hendrix, qui lui fit découvrir le LSD. Cette substance le fit entrer dans une nouvelle dimension, celle d’un rock hallucinant fait de distorsions sonores et de textes dystopiques. 

Ainsi naquit le vaisseau Hawkwind, rutilante machine mettant en musique le pessimisme paranoïaque de la science-fiction. Pour HawkwindLemmy fut un réacteur aussi indispensable qu’ingérable, une pièce vitale mais indépendante du reste de l’ensemble. Car ce Goliath au physique de barbare préféra vite l’énergie offerte par le speed aux douces rêveries du LSD. Puis il y eut « Silver Machine », qui le vit faire de l’ombre au chanteur du groupe le temps d’un tube immortel. L’aventure Hawkwind ne dura que quelques mois, qui virent le groupe graver trois classiques et traumatiser des dizaines de hippies lors de rituels tonitruants.

Et il y eut surtout cette basse qui, loin de se contenter de marquer le rythme, le faisait décoller à une vitesse supersonique. Les potards à fond et les doigts secouant frénétiquement les cordes, Lemmy fit de la basse une troisième guitare. D’abord fondé avec d’ex-musiciens des Pink Fairies, Motörhead fut le groupe célébrant la puissance révolutionnaire de ce bassiste libertaire. Vint ensuite la formation emblématique, celle composé du batteur Phil Taylor, du guitariste Eddie Clark et, bien sûr, du bassiste Lemmy Kilmister. Vêtu de cuir, jean et cartouchière, le trio creusa le sillon d’un rock assourdissant et conquérant, la musique des jeunes hommes au sommet de leur puissance virile. Chaque titre fut une bataille épique, chaque concert une lutte à mort pour la gloire, chaque rythme un bombardement destructeur. 

Il y eut les batailles « Ace of spades », « Bomber », « Overkill » et surtout « No sleep ’til Hammersmith », leur Austerlitz à eux. « No sleep... » fut le seul grand succès commercial de Motörhead, il représenta également le sommet indépassable d’un groupe ayant poussé le rock au-delà de ses limites sonores. Car, contrairement à ce qu’en disent les aptères de l’aliénation heavy métallique, Motörhead fut avant tout un grand groupe de rock’n’roll. Il y eut bien quelques dérapages, comme ce « Sacrifice » flirtant un peu trop avec le bourbier sonore de la génération Metallica. « Orgasmatron » fut plus intéressant, tant il synthétisa le mariage unique du nihilisme punk, de la puissance heavy blues et de l’énergie rythmique rock’n’roll qu’opérait le groupe.

Lemmy comprit immédiatement que ces punks, comme lui, cherchaient à réveiller un rock englué dans ses délires expérimentaux et ses compromissions. L’homme était loin de tous les codes du show business, ne rentra dans aucun de ses troupeaux et ne suivit aucun de ses préceptes. Suivant le modèle des pionniers, il hurla ses slogans de titan en rut, laissa les journalistes lui imputer un nombre astronomique de conquêtes sans les contredire. Puis il y eut ces chansons pleines de rage et d’envie de lutte, ces textes déplorant les ravages des guerres passées tout en honorant le courage de leurs soldats. Sans oublier ses appels à vivre plutôt que de se contenter d’exister, ces riffs sonnant comme des coups de tonnerre destructeurs, ces cris bestiaux tentant de réveiller l’homme anesthésié par le confort moderne.

Pendant des années, le colosse Lemmy hurla au milieu de la tempête motöredienne, indestructible Goliath bombant le torse tel un vestige de la déclinante masculinité occidentale. C’est aussi lui qui, après le massacre du Bataclan, voulut que Motörhead joue au plus vite dans la salle attaquée*. La puissance rock de son groupe aurait alors pris une allure grandiose, celle d’une riposte rageuse face à la barbarie, d’une bombe lancée sur les fanatiques islamo-fascistes. Mais la France préféra les pleurs et les bougies, les nerfs anesthésiés de ce peuple sont devenus insensibles à la colère, le courroux masculin étouffe sous les débordements d’un sentimentalisme efféminé. Alors, quand le pacifisme d’un monde d’eunuques étouffe la saine expression d’une juste colère, lorsque la pénurie de courage condamne les hommes à l’impuissance, les rugissements du titan Lemmy viennent nous rappeler que la vie de l’homme est une lutte qu’il ne faut pas fuir.

* Lemmy Kilmister est décédé presque un an avant la réouverture du Bataclan (N.D.É)

Plutôt que les éternelles "Ace of spades" et autres "Overkill", voici quelques raretés...  

mercredi 24 juillet 2024

RUSH " All The World's a Stage " (1976), by Bruno



     Oui. Ils l'ont fait. On était à deux doigts de leur couper tout crédit, mais, grâce à l'insistance du manager, ils ont droit à une quatrième chance. La dernière pour parvenir à faire une percée remarquable dans les charts. Pas question de la gâcher. Toutefois, cette dernière possibilité de démontrer qu'ils pouvaient être financièrement rentables n'était accordée que sous quelques conditions. Oui, pour les majors, le côté artistique est facultatif, l'important, c'est le pognon. Les conditions ? Rien de plus simple, on ne leur demande pas l'Amérique - quoique - ; juste revenir à leur hard-rock initial (le petit dernier, avec son penchant pour le rock-progressif, s'est bien moins vendu que les précédents), et surtout, surtout, s'en tenir à des formats courts, et éviter les trucs alambiqués. Et si au passage, on pouvait pondre un petit hit, bien sympa, pour un 45 tours, qui déblayerait le chemin au futur album en séduisant quelques radios hors frontières, ce serait mieux.

     Simple. Seulement, les loustics sont de fortes têtes. De véritables passionnés qui ne sont pas là pour l'argent (ce qui ne signifie pas qu'ils ne crachent dessus). Des incorruptibles qui préfèrent se faire limoger et retourner à une vie de dur labeur plutôt que de se fourvoyer avec une musique qui correspondrait à un cahier des charges, qui manquerait de sincérité. Et puis, simplement, en matière de composition et d'écriture, ils n'apprécient pas d'être dirigés. 


     Leur vision d'alors est de fusionner le Rock-progressif avec leur hard-rock impétueux et épique. Dans cette démarche poussée par un esprit de défiance, ils proposent au label une première pièce, qui occupe l'intégralité de la première face du disque en préparation. Une provocation que n'apprécient guère les cadres qui renvoient illico la maquette. Mais les musiciens campent sur leurs positions. Ils y ont mis toute leur passion, leurs tripes, ce sera donc ça ou rien. Dépité, le label finit par céder (le temps c'est de l'argent... et on voudrait bien, au moins récupérer l'investissement), certain de voir leur espoir d'un confortable profit s'envoler, et par là même, la fin de la "collaboration" avec ces têtes brûlées. Toutefois, l'album est un franc succès, et fait même une percée en Europe. Etonnée, mais ravie et soulagée, la maison de disques, Mercury, va désormais leur accorder sa confiance, et ne cherchera plus - pendant longtemps - à interférer dans le choix de leur direction musicale. C'est ainsi qu'ls sont parvenus à garder leur indépendance.

     Le trio canadien repart donc sur les routes, plus fort que jamais, traversant l'Atlantique pour la première fois. La presse anglaise, généralement assez chauvine et peu encline aux louanges, est séduite par leurs prestations et ne tarit pas d'éloges à leur égard. De retour, à peine le pied posé sur le tarmac de l'aéroport international de Pearson, la formation attaque trois concerts d'affilé - les 11, 12 et 13 juin 1976, à la maison, à Toronto, au Massey Hall. Le groupe est modeste en choisissant ce lieu, certes historique et emblématique, mais de faible capacité - avec moins de 3000 places. La raison pour laquelle de deux jours initialement prévus on doit passer à trois, pour répondre à la demande. C'est probablement sa réputation acoustique qui fait que l'établissement du XIXème siècle a été choisi.

     Après quatre albums bien ancrés dans le Hard-rock, Rush souhaite développer plus profondément son attrait pour le Rock-progressif. Il décide donc de clôturer un premier chapitre par un double-live dont la set-list couvre ses quatre premiers albums.

     Affuté par des mois sur la route, Rush délivre un set époustouflant, ne défaillant jamais devant la complexité et la puissance de certaines pièces. En dépit de la difficulté que pourrait éprouver un trio pour restituer sur scène, sans filet, une musique plus ou moins élaborée, Rush va plus loin en présentant des versions généralement améliorées. Plus intenses et organiques, voire brutales. L'ouverture agressive avec "Bastille Day" est carrément foncièrement heavy-metal. Du genre des premières heures de la NWOBHM. Un peu bourrin et la voix singulière de Geddy Lee semble peiner. Dans une certaine mesure, "Anthem", débordant d'énergie et propulsé par les furieux patterns de Neal Peart, qui s'évertue à suivre les cascades de notes d'Alex Lifeson et Lee, aussi. La suite penche plus vers le hard-rock haut en couleurs, porté comme un étendard par des musiciens hors-pairs, sachant allier une belle technique à une franche musicalité. C'est d'ailleurs l'apanage des trios de ne pouvoir avoir le luxe de s'encombrer d'un musicien passable. Peut-être plus qu'en studio, qui permet maintes retouches, le groupe impressionne par sa cohésion. Même quand l'un ou l'autre des trois membres s'autorise quelques ornementations complémentaires, ça reste systématiquement dans le cadre, dans la mesure et la tonalité. Geddy joue d'ailleurs - à l'instar d'un Tim Bogert ou d'un Jack Bruce, voire d'un Entwistle - plus comme un bassiste soliste que comme un pur rythmicien. Sa Rickenbaker 4001 occupe de l'espace, avec ce son plein, chargé en medium, bavant parfois légèrement (comme branchée dans une fuzz light), laissant toute latitude à Lifeson pour prendre ses aises. "Something for Nothing" et "In the Mood" intégré à "Fly by Night", sont une salve à boulets rouges sur un public réceptif, voué à la cause de ces enfants du pays.


    Toutefois, comparé à ce qui va suivre, ça a tout l'air d'un audacieux tour de chauffe.

     A partir de la face 2, le trio, chauffé à bloc, monte en intensité. D'abord avec "Lakeside Park" (sensations d'enfance de Neil, mais une chanson qui n'a pas trop les faveurs de Lee). Ensuite avec le morceau emblématique "2112" - qui avait tant fait grincer des dents leur label mais qui leur fit gagner une reconnaissance plus large -, tronqué des parties "Discovery" (une partie est néanmoins fondue dans "Presentation") et "Oracle : The Dream", pour une version plus dense et dramatique. Ce long morceau épique est ainsi écourté de cinq minutes, au contraire du fulgurant et épique "By-Tor and the Snow Dog", où Alex Lifeson déploie tout son petit arsenal d'effets pour peindre des pièces sombres et oniriques. Nettement plus robuste, voire majestueux qu'en studio, - même si à deux reprises Lifeson est à limite de se planter - "In the End" clôture magistralement la troisième face. Cela aurait pu être un beau final, mais le trio en remet une couche en rendant hommage à leur premier album, considéré d'un hard-rock plus classique - dont les deux premiers morceaux à être largement diffusés par une radio locale firent croire aux auditeurs qu'il s'agissait de nouvelles pièces de Led Zeppelin. Si ces trois derniers morceaux, "Working Man", "Finding My Way" (tous deux fusionnés) et le pataud "What You're Doing" auraient fait la joie de bien des groupes, ils font tout de même pâle figure en comparaison de tout ce qui a précédé. En particulier, "What You're Doing", englué dans le répétitif et l'assommant - choix étonnant. Ce qui en fait une dernière face plus négligée, à l'exception peut-être des batteurs qui prêtent l'esgourde à la prestation de Peart. D'ailleurs, à compter de cet enregistrement, il va longtemps s'installer dans tous les référendums dédiés aux bûcherons. 

     Probablement grâce au souvenir de la tournée triomphante au Royaume-Uni, l'album y fait une belle carrière. Il parvient même à progresser aux USA, alors que les doubles albums peuvent s'avérer moins vendeurs et que le précédent disque n'est sorti que quelques mois auparavant, au début de cette même année. Ainsi, ce " All The World's a Stage", parfois critiqué, à tort ou à raison - il n'est pas parfait -, confirme l'envolée du trio canadien, l'assoie même sur un piédestal difficilement accessible. La preuve, en dépit de son influence revendiquée par de nombreux musiciens, très peu vont oser s'attaquer à son répertoire. Seul Dream Theater a osé reprendre plusieurs de ses compositions avec brio.

     Le plus étonnant, c'est qu'il est l'un de ces rares groupes à pouvoir s'offrir le luxe de changer d'univers, à être à la recherche de nouveaux sons, dans un parcours chaotique ponctué de tétralogies clôturées d'albums live. Chaque fois au risque de décevoir, de perdre des auditeurs.


Face 1



1."Bastille Day"Lee, Lifeson - Peart 4:57
2."Anthem"Lee, Lifeson - Peart 4:56
3."Fly by Night - In the Mood"Peart, Lee/ Lee5:03
4."Something for Nothing"Lee, Peart4:02
Face 2


1."Lakeside Park"                                              Lee, Lifeson - Peart 5:04
2."2112"                                                             Lee, Lifeson - Peart 
    I. Overture
  • II. The Temples of Syrinx
  • III. Discovery
  • IV. Presentation (Lifeson, Peart)
  • VI. Soliloquy
  • III. Grande Finale
15:45
Face 3



1."By-Tor and the Snow Dog" Lee, Lifeson - Peart 11:57
2."In the End" Lifeson, Lee7:13

Face 4



1."Working Man - Finding My Way"Lifeson, Lee/Lifeson, Lee14:56
2."What You're Doing"Lifeson, Lee5:39



🎶♩♕

mardi 23 juillet 2024

MADNESS : ”One Step Beyond...“ (1979) par Pat Slade



Le Ska, un mélange entre le rock, le reggae et le jazz. Caractérisé par un son rythmé et reconnaissable au contretemps, il sera populaire dans les années 80.



Reggae, Rock Steady ou Ska ??

Le ska, un style de musique des années 60 qui vient de la Jamaïque, c’est un amalgame de plusieurs genres comme le Shuffle, le Scat, le Calypso. Chris Blackell fondateur de l'industrie musicale jamaïcaine, sera pour beaucoup dans l’implosion du ska en enregistrant des dizaines de reprises des vieilles chansons R&B version ska. Le style ska est désormais une tendance positive ou négative. Avec un nouveau style, arrive un nouveau genre, les Rude Boys  jeunes voyous jamaïquains des ghettos tombés dans la délinquance et semant la terreur, ainsi, à Kingston, s'affrontent longuement durant les années 60 et 70 ceux de Tivoly Garden, pour le JLP de droite (Jamaican Labour Party), et ceux qui tiennent le grand ghetto Trenchtown, pour le PNP de gauche (People's National Party, pro-cubain) 

The Wailing Rude Boys

  Du ska émergera le rocksteady qui malgré son nom (dur comme un roc)  peut signifier rock modéré. Le Ska ce sera surtout un look qui changera avec le   temps. Chez les Rude Boys treillis militaires, pantalons pattes d'éph, T-shirts  décolorés, badges, cheveux longs seront la tendance, quand le ska s’exportera au Royaume-Unis, les cheveux se feront plus courts, le costume sera de rigueur souvent noir et blanc avec un chapeau. Le ska a supplanté peu à peu le rocksteady avec un rythme syncopé, du boogie avec une guitare à  contretemps et surtout l’apport des cuivres et du saxophone en particulier qui lui donnera son identité. Mais d’où vient le mot ska ? Certain affirment que le mot ska est né du son que produit la façon sèche de plaquer des accords sur la guitare, d’autres affirment que ce mot est la déclinaison du mot skavoovee, crié par un pianiste qui a participé à l'émergence du genre. Le ska apparaitra et disparaitra souvent de la surface de la planète. L’évolution du Rock Steady et du ska donnera le reggae vers la fin des années 60. Bob Marley futur pape du genre apparait pour la première fois avec le groupe The Wailing Rude Boys, un trio composé de lui-même, Bunny Wailer et Peter Tosh. Fin des années 70 le ska revient à la mode avec des groupes comme The Spécials, The Beat, The Selecter et Madness.

Madness que l’on pourrait traduire par folie. Ils seront à l’origine du nutty sound la marque de fabrique sonore du groupe. Crée en 1976, les débuts ne seront que des reprises de Prince Buster un chanteur de ska et rock steady. A la différence des autres groupes du genre, Madness est composé exclusivement de musiciens blancs. Leur discours étant par ailleurs moins politisé. Trois ans plus tard, il reprennent encore un titre de Prince BusterOne Step Beyond…“. La même année sort leur premier album ”One Step Beyond…“. Beaucoup de musiciens passeront par Madness, mais la base restera toujours la même avec Chris ”Chrissy Boy“ Foreman à la guitare, Lee ”kix“ Thomson au saxophone et Graham ”Suggs“ McPherson au chant. 13 albums, cinq live et autant de compilation, Madness à su passer devant ses concurrents au point de vue popularité.     

One Step Beyond…“ premier album, premier titre, premier succès ! C’est un morceau quasiment instrumental, mené par le saxophone. ”My Girl“ À l'origine ce morceau était chanté par Mike Barson, le clavier, et s'intitulait ”New Song“. Night Boat to Cairofilmée à la hâte dans un studio. Malgré ou peut-être à cause des effets et du montage médiocres et du manque de professionnalisme général, le film est devenu très populaire auprès des fans et il  reste irrésistible à regarder. Hormis un ”in the Middle of the Night“ moins speed et très reggae, le très jazzy ”Razorblade Alley“, l’étrange reprise ”Swan Lake” de Tchaïkovski revue et corrigé à la sauce ska tout le reste ne sont que des morceaux ska festif et rythmé. Un bon album pour les amateurs du genre.
 

Le ska enfantera le reggae et ce dernier aura une carrière beaucoup plus prolifique, ce ne sera pas un ska-raté 😄. Si les Beatles avaient connu le style se seraient-ils appelés les ska-rabés ?