lundi 27 mars 2023

ALLEMAGNE ANNÉE ZÉRO de Roberto ROSSELINI (1949) - par Claude Toon


Claude a proposé à Sonia de regarder ce film dur, une pierre fondatrice du néoréalisme italien. Sonia est bouleversée et ne papote pas comme à chaque préparation de publication… Au bout d'un moment, le DVD rangé…

- Dis Claude, le destin d'Edmund me fait penser à celui du petit Bruno suivant son père humilié dans le Voleur de bicyclette chroniqué l'an passé…

- Douloureux mais moins terrible que celui de ce jeune adolescent de 13 ans. Le Voleur de bicyclette est un film de Vittorio De Sica de 1948 ; De Sica, autre pionnier du néoréalisme italien….

- Ça me revient… tu avais l'intention de parler de ces films mettant en scène des enfants ou jeunes tentant de se construire dans une Europe ruinée… Il y aura aussi peut-être La Strada de Fellini avec la touchante Gesolmina, jeune femme un peu attardée achetée par le forain itinérant Zampano, joué par Antony Quinn, homme rude qui la malmène alors… qu'il l'aime… le film de ta vie as-tu ajouté…

- Hélas il n'existe aucun DVD de la V.O. …


Roberto Rosselini et Anna Magnani

Pendant le régime fasciste italien, le cinéma sert la propagande mussolinienne ou propose au public des mélodrames et des épopées militaires héroïques. Pendant l'effondrement progressif face aux armées alliées malgré le soutien nazi, le cinéma de la République de Salò, gouvernement grotesque et sans pouvoir réel d'un Mussolini gâteux, le public se nourrit de petites comédies sentimentales, beaucoup plus que de récits politiques impériaux ou agressifs, sursauts tardifs du style "téléphones blancs" en vogue entre 1937 et 1941, expression due à la présence de nombreux téléphones blancs dans les plans !?

Bien que récit tragique dans le Berlin éventré de 1947, Allemagne année zéro est représentatif du courant néoréaliste du cinéma italien. Ce mouvement de renouveau couvre la période allant de 1945 à 1952 et se caractérise par des options cinématographiques précises. 

La paix signée, les cinéastes plus ou moins compromis laissent la place à une nouvelle génération se trouvant face aux vestiges des mirages faussement glorieux du fascisme et à une économie en ruine. Le néoréalisme se fixe un but générique : montrer l'authenticité humaine et sociale dans l'Italie meurtrie, une approche documentaire mais appuyée par un scénario classique. On parle aussi de "l'école de la Libération", une forme dans la péninsule d'écho artistique, à la dénazification en Allemagne, un engagement antifasciste né en 1943.

Ce cinéma connaît ses maîtres comme Roberto Rossellini, Vittorio De Sica, Luchino Visconti et Giuseppe De Santis. Citons quelques chefs-d'œuvre marquants : Rome ville ouverte de Rossellini, Le voleur de bicyclette de De Sica chroniquée dans ce blog (Clic), Ossessione de Visconti (1943, un film fondateur) et bien entendu Riz amer de De Santis. Les synopsis et la réalisation s'appuient sur un style particulier qui peut, simple avis personnel, trouver ses racines dans le cinéma ethnologique avec scénario de Flaherty (Clic).

Les films sont tournés sur place en décors réels et en extérieur, recourent à des acteurs non professionnels, reflètent la misère sociale et ouvrière, le chômage, l'oppression, l'injustice, le désespoir, la perte de valeurs politiques et morales communes.


Edmund dans Berlin fracassé

Roberto Rossellini mène un projet de triptyque : Rome ville ouverte tourné en 1945 avec des moyens de fortune incroyables (pellicules photo mise bout à bout, éclairage minimaliste…), Paisà (paysans, chronique de la résistance italienne en six volets) en 1946, Allemagne année zéro en 1947, échappe étrangement au cadre italien et met en scène l'errance tragique d'un jeune allemand dans les ruines de Berlin, autre pays encore plus exsangue économiquement et en recherche de nouveaux repères moraux.


Le film débute par un long traveling en continu (caméra sur un véhicule). Des pans de murs disloqués défilent tels ceux d'une sinistre ville antique oubliée et succèdent à des plaines de gravats… ceux des murs déjà effondrés. Le résultat des centaines de raids de la RAF et de l'US Air Force, une vision d'apocalypse, un plan séquence de 3 minutes avec le générique à mi-parcours complété du défilement du texte ci-dessous, clé des intentions du réalisateur.

Une musique barbare et désincarnée accompagne le générique et la fin du plan.

Citation en début de film

"À la mémoire de mon fils Romano R. Rosselini"

"Les idéologies délaissant les lois morales évoluent en folie criminelle. Même l'enfant est entrainé d'un crime atroce à un autre par lequel il croit avec candeur se libérer de la faute. Ce film tourné à Berlin l'été 1947 ne veut être qu'un tableau objectif et fidèle de cette ville immense à demi détruite où 3 millions et demi de personnes vivent une vie désespérée sans presque s'en rendre compte. La tragédie leur est naturelle, non pas par grandeur d'âme, par lassitude. Ce n'est pas un acte d'accusation contre le peuple allemand ni sa défense. C'est un constat.

Mais si quelqu'un après avoir vu l'histoire d'Edmund pense qu'il faut apprendre aux enfants allemands à re-aimer la vie, l'auteur de ce film aura sa récompense."


Première rencontre, en contre plongée avec Edmund… dans un cimetière, une pelle à la main, creusant maladroitement une tombe avec une poignée d'adultes. Il se fait chasser.  Edmund, blondinet gringalet affirme avoir 15 ans et pouvoir travailler, mais sa stature de préado ne trompe personne, il en a 12 d'après un témoin. (15 ans est l'âge requis pour obtenir une carte de travail et gagner quelques reichsmarks encore en usage ; parler de misère absolue dans le chaos berlinois est un euphémisme). 

Les Köhler, les voisins et le… contrôleur !
devant M. Rademacher, le propriétaire hargneux.

Edmund traverse quelques rues, assiste au dépeçage* d'un cheval mort par des berlinois affamés puis chaparde, comme d'autres, un morceau de charbon tombé d'un tombereau… Rossellini film Edmund errant, quelques virages, la caméra pivote et filme le gamin empruntant ce qui fut un boulevard devenu un canyon de ruines calcinées.

(*) Sans doute irréaliste deux ans après la capitulation, mais inspiré par l'image célèbre d'hommes pratiquant la boucherie chevaline le 1er mai 1945 dans Berlin fracassé car assiégé par l'armée rouge. (Clic)

Edmund arrive chez lui, un minuscule appartement dans lequel s'entassent les colocataires de plusieurs familles. La capitale du Reich de mille ans doit accueillir 3,5 millions d'habitants dans les rares immeubles rescapés mais insalubres et croulants. Une entrée en matière qui déconcerta le public de Rossellini qui essuya de méchantes critiques en sortant des règles établies du néoréalisme authentique par un dramatisme jugé excessif.

Rossellini dédia son film à son jeune fils Marco Romano Rossellini né en 1937 et mort de l'appendicite en 1946, épreuve douloureuse qui lui inspira le personnage d'Edmund et influa grandement dans le choix d'un scénario à l'accent résolument tragique au sens romantique du terme, avec juste une note d'espoir sous forme d'une citation conclusive permettant d'infléchir le constat désespéré du générique ; dimension romanesque également source de polémique chez les ultras du néoréalisme.


Edmund se confie à son père 

Fidèle à l'option de recourir à un casting de non professionnels, Rossellini chercha un enfant ressemblant à Marco Romano mais ayant des traits "aryens" marqués et doué pour la comédie. Après quelques auditions infructueuses, c'est en assistant à un spectacle animalier du cirque Barclay qu'il repère le jeune acrobate Edmund Moeschke qui, une fois coiffé comme son fils défunt, est la perle rare recherchée, d'autant que les capacités athlétiques du gamin et son habitude du spectacle seront des atouts pour des prises acrobatiques dans les ruines et sur le plateau de tournage…

Edmund Köhler vit avec son père interprété par Ernst Pittschau. Pittschau est un ancien acteur du temps du muet réduit à l'état de SDF et qui mourra en 1951. Son père ne quitte plus son lit, sans doute blessé lors des derniers combats, recruté de force dans la Volkssturm, cerné entre l'armée rouge et les fanatiques SS de la dernière heure, la malnutrition aggravant son état. Le grand frère, Karl-Heinz, qui a combattu dans la Wehrmacht se cache, pensant (à tort en zone ouest) qu'en se déclarant aux autorités d'occupation, il risque la mort dans un camp de prisonniers. Il n'a donc lui aussi aucun revenu. Sa grande sœur Eva se querelle souvent avec Karl-Heinz pour le placer devant ses responsabilités. Son père à l'évidence non nazi essaye de raisonner en vain son fils aîné. Quelques colocataires complètent cette arche du désastre. À l'arrivée d'Edmund tous sont harcelés par un contrôleur leur reprochant un excès de consommation de courant. Dans un pays qui repart à zéro, les amendes sont déjà monnaie courante… 


L'infâme Herr Henning et Edmund
XXX

Un calcul simple situe la naissance d'Edmund en 1934, année d'obtention des pleins pouvoirs par Hitler. L'enfant a porté l'uniforme des jeunesses hitlériennes (obligatoire dès 1936) à partir de dix ans soit quand la chute du Reich est inexorablement amorcée. A-t-il donc perdu toute humanité en cette brève période d'endoctrinement, à cet âge où la suprématie aryenne n'est qu'un concept ésotérique ? N'oublions pas la radio et les vociférations d'un Goebbels hystérique pervertissant l'apprentissage de la vie chez un gosse à la charnière de l'adolescence. Edmund n'a pas eu non plus l'âge pour combattre au sein de la Volkssturm contre les chars soviétiques dans une lutte à mort. Mais il a vu ou subi la bestialité des troupes de Youkov, vengeance inéluctable en réponse aux atrocités commises en Russie.

Rossellini s'interrogera par son récit sur ce postulat essentiel : enfoui dans son inconscient enfantin, Edmund possède-t-il une once de sens moral, acquise auprès de son père ou de rares proches rejetant l'idéologie du mal absolu ? A-t-il une faculté de discernement entre un acte subjectivement altruiste alors qu'objectivement criminel ? Rossellini témoigne que l'incapacité d'Edmund à assumer un tel déchirement moral de manière lucide conduit, hélas, à une culpabilité autodestructrice… 

Le garçon évoluera dans un univers kafkaïen vidé d'empathie communautaire et n'ayant à ses yeux aucune logique sociale autre que la nécessité instinctive de survivre jour après jour, passivement…


Petits trafics...

Lors du tournage en extérieur à Berlin, première phase de la réalisation, le cinéaste sera surpris de travailler dans l'indifférence totale des passants, malgré la présence des caméras et de son équipe, scène a priori insolite dans ce paysage de désolation ! Les prises de vue en intérieur seront filmées à Rome.

 

La densité narrative est exceptionnelle, pas un plan pour meubler comme trop souvent de nos jours. Rossellini suit la destinée d'Edmund heure par heure, jour après jour, une descente aux enfers. Berlin ou la Babylone de tous les trafics.

Le propriétaire du logement où s'entassent dix personnes, M. Rademacher, a dû accepter de loger les Köhler sans discuter car son appartement a été réquisitionné par les autorités. Furieux et égoïste, il initie ainsi Edmund au troc douteux où le gamin se fait arnaquer. Au départ, cela semble juste transgressif, l'adolescent pensant participer à la subsistance de la famille par ses larcins. 

Hélas, le destin vraiment terrifiant d'Edmund, autre que la filouterie généralisée, sera dévoilé par une succession de scènes délétères, l'acte unique d'un drame shakespearien.


Un personnage nauséeux fait son entrée : Herr Henning, ancien professeur d'Edmund interdit d'enseignement dans le cadre de la dénazification. Un individu falot et manipulateur qui entraîne son ancien élève dans un vieil immeuble quasi surréaliste où se croisent prostituées et nazis compromis… Herr Henning le pédéraste qui, tout en caressant le petit, lui confie un disque d'un discours du Fürher à aller vendre aux soldats alliés en guise de souvenirs interdits, soldats qui visitent la Chancellerie devenue attraction touristique. Étrange et symbolique séquence où la voix du monstre résonne encore dans les couloirs dévastés. 

Le maléfique Herr Henning décidera par ses allusions perfides du sort du père Köhler, une sentence énoncée par les insinuations insistantes assénées à Edmund :


M. Köler hospitalisé et désespéré, Edmund, les médicaments…
XXX

- M. Rademacher : "Il ferait mieux de crever pour nous foutre la paix…"

- Herr Henning : Lors d'une visite d'Edmund en quête d'un conseil "La vie est si cruelle, que les faibles doivent être sacrifiés pour que les forts puissent survivre". (Un autre gosse de son âge attend dans l'escalier, disons… son client… un vieux général, bref, no comment…)

- M. Köhler que l'on soigne (nourrit) un temps à l'hôpital soliloque à l'oreille de son fils : "Je ne sers plus à rien…, autant mourir… je n'ai pas le courage d'en finir…, je n'ai pas su lutter contre le nazisme, etc.". (Il avait tenté de s'opposer à l'entrée de son fils dans la Hitlerjugend.) Edmund subtilise un médicament toxique sur la tablette.

Edmund s'imprègne de cette unanimité mortifère des adultes… Il aime son père, là n'est pas la question, mais une telle insistance le persuade d'être l'ange de la mort désigné. Il empoisonnera son père à son retour de l'hôpital …

Il retourne chez Herr Henning pour l'informer qu'il a suivi son conseil, "Je lai fait" (un relent nauséabond des doctrines eugéniques de Himmler), ce qui déclenche une réaction affolée et violente du maléfique personnage qui nie avoir été aussi explicite, suprême lâcheté, évidemment. Edmund molesté s'enfuit, voudra régresser vers l'enfance innocente, s'imposant dans un groupe de petits déguenillés qui jouent au ballon, mais qui le chasse car lui est déjà trop grand. 

Dans l'esprit d'Edmund germe une graine… celle de la culpabilité et de la solitude. Renié par les enfants, les grands ados moqueurs, les adultes, hormis ceux de sa famille… Edmund ne peut pas arrêter la croissance de cette graine comparable à l'œil de Caïn, symbiose entre remord et désespoir qui entraînera Edmund

 

Bien entendu, l'accueil du film fut mitigé, certains critiques italiens le trouvant trop mélodramatique et pessimiste par rapport au style néoréaliste habituel, notamment le tournage en studio pour les scènes d'intérieur décontenança. Toujours cette manie des puristes privilégiant la forme par rapport à l'idée (alors que l'inverse relève du simple bons sens disait en substance un certain Paul Dukas dans un autre domaine). Le film ne fut projeté à Munich qu'en 1952 et plus que boudé. Humainement, ça se comprend ; revivre ses pires cauchemars sur la toile n'est pas réjouissant… Il ne sera projeté à la télé allemande qu'en 1978 mais cette vision pour le moins négative de leur pays déplut au public…

En France, un critique jugea révolutionnaire Allemagne année zéro et Charlie Chaplin, réalisateur de the kid (1921), autre chef d'œuvre dédié à la vie d'un gamin des rues, déclara "le plus beau film italien qu'il ait jamais vu." Le cinéma italien allait par la suite connaître son âge d'or…

N/B – 75 minutes – langue allemande à privilégier absolument. Musique de Renzo Rosselini.


Exceptionnellement, le film intégral en VOST… (la musique a disparu la première minute !?)


dimanche 26 mars 2023

TOUT LE BEST-OF PARTOUT A LA FOIS

LUNDI : Claude peut-il encore découvrir du nouveau chez Beethoven ? Oui, avec cette œuvre de jeunesse « 3 Duos pour clarinette et basson WoO 27 1-3 », Des joutes entre bois ludiques et facétieuses... Claude a annoncé que Beethoven a composé 500 ouvrages… Luc a fait un malaise !

MARDI : du cinéma qui parle de cinéma, c’est le truc du moment, avec le dernier Sam Mendes « Empire of light » qui suit les employés d’une vieille salle de cinoche sur la côté anglaise, un film mélancolique, politique, académique aussi, avec une belle brochette d’acteurs.        

MERCREDI : Bruno a rendu hommage au guitariste Gary Rossington décédé au début du mois, un des trois bretteurs de Lynyrd Skynyrd, qui avait su se relever de la tragédie du groupe pour revenir avec le Rossington Collins Band, et maintenir la flamme d’un southern rock de bonne tenue, comme le prouve le « This is the way »   

JEUDI : Benjamin a évoqué la diva Billie Holiday, qui, pour résumer les choses un peu trivialement, a vraiment eu une vie de merde ! Battue, prostituée, droguée, elle fit de sa voix jusqu’à son dernier enregistrement « Lady in satin » un des plus beaux symboles de l’Amérique.

VENDREDI : du cinéma avec le désormais fameux « Everything everywhere all at once » signé les Daniels, qui a raflé les oscars cette année, une comédie de baston déjantée où il est question d’univers parallèle. Quand on a demandé à Sonia dans quel métavers elle aimerait vivre, elle a répondu "au déblocnot, pour rester toujours avec monsieur Pat"… comme c’est mignon. Du coup, Pat a fait ses valises et foncé dans le métavers de Franck Carducci !   

👉 On se revoit lundi pour se faire une toile (de maître) signée Roberto Rosselini, un polar de James Lee Burke, le groupe Dewolff, la compositrice Louise Farrenc, et sauf actu de dernière minute, un classique d’Otto Preminger et Frank Sinatra. Bon dimanche.

vendredi 24 mars 2023

EVERYTHING EVERYWHERE ALL AT ONCE de Dan Kwan et Daniel Scheinert (2022) par Luc B.

Avec son titre aussi alambiqué que le film en lui-même, EVERYTHING EVERYWHERE ALL AT ONCE a presque tout raflé à la dernière cérémonie des Oscar. C’est quoi donc cet ovni ? Une histoire (ou plutôt des histoires) de multivers. En langage de vieux : univers parallèles. Le principe est simple, mais encore fallait-il y penser. Il s’agit pour les personnages de pouvoir échanger leur monde pour découvrir ce qu’ils auraient pu (ou voulu) être dans une autre vie, et si, et si, et si... Un SMOKING / NO SMOKING d'Alain Resnais puissance cent mille ?

Comment change-t-on d’univers ? Par des sésames tout bêtes, loufoques, qui vous sont transmis au moment où il le faut par votre double Alpha. Retirer ses lunettes ou intervertir ses chaussures à l'instant T vous éjecte vers une vie que vous auriez fantasmée si elle n'était pas ce qu'elle est. Et on peut en avoir plusieurs, une multitude. Chaque personnage du film a donc un double (un triple, un quadruple...) dans son alphavers. Un alphavers menacé de destruction par le méchant Jobu Tupaki. Pour quelle raison ? Ca, je n’ai pas compris… Mais il est question d’aspirer tous les mondes, réels et virtuels, dans un trou noir représenté par un bagel géant. Oui, le truc rond avec un trou au milieu.

Revenons au départ. Nous sommes dans la laverie tenue par Evelyn Quan Wang et son mari Waymond. C’est pas la joie en ce moment, le couple est un instance de divorce, le patriarche du clan Gong Gong débarque de Hong Kong (joué par le doyen James Hong, 94 ans), leur fille Joy annonce qu’elle est lesbienne, et ils ont le trésor public sur le dos. Rendez-vous est pris aux impôts où une employée retorse, Deirdre Beaubeirdre (Jamie Lee Curtis) formalise un redressement fiscal à moins que le couple se mette en règle sous 24 heures. Et c’est là que tout va se barrer en couilles, chaque personnage va être confronté à son double maléfique ou héroïque.

Exemple avec Deirdre Beaubeirdre qui d’un coup se mue en Terminator saccageant tout sur son passage, pour massacrer Evelyn. Qui devra son salut au double de son mari Alpha Waymond, qui dans un monde parallèle est karatéka. Ce qui nous vaut une scène savoureuse de combat où la banane qu’il porte à la taille fait office de nunchakus. La suite n’est qu’une accumulation de scènes de baston / destruction, souvent drôle et complètement barrée, comme ce combat de godemichets (!), où lorsque les protagonistes se ruent sur un plug anal, seule façon de décupler son pouvoir s’il est introduit au bon endroit… On se dit qu'ils ne vont pas oser, mais si, ils osent, et c'est vraiment drôle.

A la manière du READY PLAYER ONE de Spielberg, le film multiplie clins d’œil et références, lorsque les protagonistes intègrent les différents alphavers. MATRIX des Wachowski bien sûr, avec ces combats ralenti/accéléré ou TIGRE ET DRAGON, puisque l’actrice principale Michelle Yeoh s’est fait connaître par ce film de Ang Lee. Et autres films de sabres, ou le KILL BILL de Tarantino. Dans l’aphavers où Evelyn se rêve en actrice (très belle idée) les réalisateurs s’amusent à parodier le style ultra léché du IN THE MOOD OF LOVE de Wong Kar-wai, comme ils refont la scène des singes de 2OO1 L’ODYSSÉE DE L’ESPACE, ou délirent sur le RATATOUILLE de Pixar (RATONTOUILLE puisqu’il s’agit d’un raton laveur !). Entre autres gags réussis,  le moment où Evelyn et Deirdre Beaubeirdre ont des doigts en saucisses molles, contraintes de tout faire avec leur pieds, on frise l'humour absurde de TOP SECRET des frères Zucker. 

C’est totalement foutraque, surréaliste, il y a mille idées à la seconde, de l’inventivité visuelle, on navigue entre HELLZAPOPPIN' et Tex Avery, les Monty Python / Terry Gilliam ne sont pas loin, comme dans cet intermède où deux cailloux dissertent philosophie devant l’immensité d’un canyon, par intertitres interposés.

D'un coup, le générique de fin défile à l'écran. On respire, ouf, le délire est fini. Sauf que non, c'est un gag (du coup, pas le meilleur...) nous n’en sommes qu’à la moitié, et les hostilités reprennent de plus belle. Car tout de même, EVERYTHING… dure presque 2h20. C'est le premier souci, une très longue succession de scénettes interchangeables, forcément inégales, certaines auraient pu être coupées sans que cela ne change quoi que ce soit.

L’autre problème est que la mise en scène ne tient que sur un principe, comme une chanson grunge. Le contraste lenteur / accélération ; calme / explosion. C’est toujours pareil, tout est traité sur le même mode, on a à peine le temps de respirer qu'on repart dans le grand huit, le procédé est donc extrêmement redondant et finalement uniforme. On en prend plein les mirettes, mais que retient-on finalement de l'intrigue ? Le cinéma est comme la musique, une histoire de tempo, de nuances, d'équilibre. 

Côté comédiens, on retient les prestations de Jamie Lee Curtis et Stephanie Hsu (qui joue Joy, la fille). Ke Huy Quan (le père) est parfois attachant quand il ne joue pas les benêts. Il avait débuté gamin dans le deuxième INDIANA JONES (le rôle de Demi-Lune) puis dans LES GOONIES, mais pas grand chose entre temps. Et on lui a refilé une statuette ?! Quant à Michelle Yeoh qui a reçu l’Oscar, c’est tout de même difficile de juger la prestation d'une actrice charcutée par un montage stroboscopique, des plans qui durent à peine le temps de faire une grimace. Vous aurez compris que je ne me suis toujours pas remis que la grande Cate Blanchett de TAR soit repartie bredouille…

L'objet en question est-il encore du cinéma ou une démo de jeu vidéo, un assemblage en veux-tu en voilà de clips conçus pour mettre à mal la persistance rétinienne ? Ou est-ce que je me fais trop vieux ? Le principe des univers parallèles auxquels on a accès à l’infini et sur un claquement de doigts permet aux Daniels** de s’amuser à créer une multitude de scènes, comiques, poétiques, pastiches, absurdes. Le problème vient de la multitude.

EVERYTHING… est déjà classé comme « culte ». On y prend souvent plaisir, on s'y amuse, certainement davantage en le revoyant plusieurs fois pour en saisir toutes les subtilités. Personnellement j’ai arrêté au bout de 30 minutes d’essayer d’y comprendre quoi que ce soit, pas certain que ce soit le plus important !

**Les scénaristes et réalisateurs Dan Kwan et Daniel Scheinert sont surnommés les Daniels, EVERYTHING EVERYWHERE ALL AT ONCE est leur troisième film.


couleur  -  2h18  - multiformats 

 

jeudi 23 mars 2023

BILLIE HOLIDAY (1915 - 1959) la Lady in satin, par Benjamin.

[avec Lester Young et Coleman Hawkins]   Le talent d’une chanteuse se mesure à la puissance des émotions qu’elle peut exprimer. La vocaliste de jazz, souvent caricaturée par la sensualité exacerbée de divas plus ou moins talentueuses, est pareille à un ange dont on a arraché les ailes et dont le cri bouleverse les esprits les plus endurcis. Le lyrisme n’étant la plupart du temps que l’expression d’une souffrance, la chanteuse de jazz ne peut fasciner que si elle dévoile ses blessures saignantes à une foule compatissante. Cette rançon de la gloire, Billie Holiday la paya dès les premières années de sa vie. Contrainte de partir à New York sans sa progéniture, sa mère la laissa entre les mains d’une horrible matrone.

Battue comme le plâtre à la moindre occasion, la jeune fille dut également travailler pour payer son infernale pension. Les années passèrent et firent progressivement de la fillette une jeune femme aux formes épanouies. La fin de l’innocence ne se présenta malheureusement pas sous les traits avenants d’un jeune homme de son âge, mais à travers la violente lubricité d’un vieux pervers. Sortie de l’enfer dans lequel ce vieux satyre l’avait plongée par l’intervention miraculeuse de sa mère, Billie entra ainsi dans sa vie d’adulte par la porte de l’infamie.

[avec Ella Fitzgerald]   Ce drame lui permit toutefois de rejoindre sa mère à New York, où elle vendit la seule chose qu’une pauvre femme sans qualification puisse vendre. Dans les lupanars locaux, les mères maquerelles ne cessaient de maudire cette prostituée refusant de vendre ses charmes aux noirs. « Une noire qui refuse de coucher avec des noirs ! Mais à quoi elle sert ! » C’est que les hommes de couleurs lui donnait l’impression de revivre son viol, il existe des outrages dont on ne se remet que lentement. Heureusement, même dans le pays de la ségrégation, le vice n’avait pas de race et les préjugés s’effondraient devant l’impétueux appétit sexuel.

[avec Count Basie]  Les hommes défilèrent donc, offrant à Billie un salaire dont elle n’aurait même pas pu rêver ailleurs. Il ne fallut que quatre mois pour que la police locale ne mette fin à ce sombre business, faisant ainsi passer Billie du calme des bordels à l’effervescence de la prison. Là, elle put remarquer que, si le vice n’avait pas de race, il n’avait pas non plus de sexe. A travers les ateliers proposés par la prison, celle qui n’était quelques jours auparavant qu’une fille de mauvaise vie découvrit la vocation qui en ferait une grande dame. A partir de ce moment, elle ne dispensera ses voluptés qu’à travers la puissance chaleureuse de sa voix, ne vendrait plus son corps mais dévoilerait son âme à une foule bouleversée.

A sa sortie de prison, Billie enchaîna les concerts dans les clubs, où elle fut vite repérée par John Hammond. Le patron de Columbia la fit enregistrer avec le gratin du jazz de l’époque, de Johnny Hodges à Ben Webster en passant par le grand Duke Ellington. Celui qui la marqua le plus fut pourtant Lester Young, avec qui elle connut la dureté des tournées et la faim de ceux qui ne sont pas encore parvenus à percer. C’est Billie qui donna à Lester son surnom de président ("Pres"), seul personnage méritant selon elle de partager son titre avec un tel musicien. Leur complicité incita nombre d’observateurs à imaginer une liaison entre ces deux géants de la musique moderne. Il n’y eut pourtant entre eux rien d’autre que de l’amitié, le genre d’amitié plus profonde et intense que nombre d’histoires d’amour. 

[dernière session d'enregistrement] Billie l’appelait président, Lester la baptisa Lady Day, la dynastie du baron Mingus et du Duke Ellington avait trouvé son roi et sa reine. Les tubes s’enchaînèrent, Billie chantant les drames engendrés par le racisme américain sur « Strange fruit », la douleur sentimentale sur « Lady thing the blues », la dépression sur « Gloomy Sunday ». Les ventes furent excellentes et Lady day fit la tournée des plus grandes salles, mêla sa voix au swing atomique du comte Basie et au souffle viril de l’aigle Coleman « the hawk » Hawkins.

Billie Holiday ne quittait pourtant l’étreinte douloureuse de la misère que pour se précipiter dans les bras glacés de la toxicomanie et de l’alcoolisme. Cette voix qui réchauffa tant d’âmes s’éteignit alors progressivement, gagnant heureusement en fragilité bouleversante ce qu’elle perdait en puissance lyrique. Ses quelques apparitions télévisuelles et scéniques montrèrent alors une femme au bout du rouleau, dévorée par ses addictions et tourmentée par une vie sentimentale chaotique. Si l’on fait abstraction de ses arrangements symphoniques horriblement kitch, « Lady in satin » est sans doute un des plus beaux chants du cygne de l’histoire de la musique populaire. La voix de Lady Day y est chevrotante, semble toujours au bord de l’extinction, crépusculaire. Cette fragilité décuple la puissance émotionnelle de « I’m a fool to love you », « You don’t know what love is » et autres ballades sentimentales.

Celle qui connut si bien la souffrance exprimait ici toute la profondeur d’une blessure amoureuse, sa voix avait désormais la douceur apaisante du saxophone de son ami Lester Young, comme si elle voulait le prévenir qu’elle ne tarderait pas à le rejoindre dans la mort. Chargée de tant de douleurs, Billie Holiday parvint durant sa misérable vie à donner plus de réconfort que n’importe quelle femme. Ayant grandi dans la laideur et ayant subi la bêtise ségrégationniste, elle fit pourtant de sa voix un des plus beaux symboles de l’Amérique. Ce pays ne la laissa pourtant jamais en paix, un juge n’hésitant pas à l’inculper pour détention de stupéfiant alors qu’elle agonisait sur son lit de mort. Ainsi finit la vie de celle qui donna tant et reçut si peu.