jeudi 10 juillet 2025

LE ROCK PROGRESSIF - Episode 2, par Benjamin


Suivant la tendance d’une pop anglaise de plus en plus baroque, Peter Giles rencontra Robert Fripp en publiant une annonce pour trouver un organiste chanteur. Sobrement nommé Fripp, Giles and Giles, la formation ne parvint qu’à publier quelques 45 tours vite oubliés. Le noyau dur de ce qui devint King Crimson fut réuni lorsque le groupe intégra Greg Lake et Ian McDonald

Aussi doué à la flûte, au saxophone et au clavier, ce dernier poussa le groupe dans les bras d’un jazz fusion rêveur et angoissé. McDonald présenta également au groupe Pete Sinfield, un poète visionnaire dont les textes révélaient un homme torturé par de sombres prémonitions. Pleinement intégré au processus de composition cet oiseau de mauvais augure baptisa le groupe King Crimson, qui n’est autre que l’un des surnoms qui furent donnés au diable. Le plus important pour le poète est de développer son style, qui n’est rien d’autre que l’expression lumineuse d’une personnalité unique.

Les ayant vus lors de l’un de leurs premier concerts, les deux managers du groupe furent si impressionnés par leur cauchemar majestueux que l’un d’eux hypothéqua sa maison pour lui permettre d’enregistrer son premier album. Devenu une attraction d’un Londres ayant déjà fini de swinguer, King Crimson devint la nouvelle lubie du programmateur John Peel, qui fit tourner ses premiers titres en boucle sur les ondes de la BBC. Ayant eu vent de l’ascension fulgurante du groupe, les Stones l’engagèrent pour effectuer la première partie de leur concert historique à Hyde Park. Nageant à contre courant de l’histoire, le groupe de Keith Richards dut abandonner la pop planante au moment où Brian Jones se perdit dans ses délires narcotiques.

Il faut dire que, malgré ses dons de multi instrumentiste, le martyr blond n’eut jamais la grandiose imagination du duo Lennon / McCartney. Ayant entamé quelques jours plus tôt leur retour aux sources sur l’incontournable « Beggar’s banquet », les Stones laissèrent à d’autres le soin de défricher les nouveaux chemins d’une musique en pleine expansion. Sur la scène d’Hyde Park, King Crimson déploya le chaos tonitruant du « 21st century schizoid man ». Les hippies présents ce soir là ne le savaient pas encore, mais cet enfant schizoïd du 21e siècle sera le fils maudit de leur hédonisme insouciant. Poursuivant sa prestation avec la mélodie cotonneuse d’« Epitaph », le groupe déclama sur un ton prophétique « and I guess tomorrow I will be cryin ».

Quelques jours plus tard advint le chaos d’Altamont, où les hells angels massacrèrent le rêve hippie à grands coups de poignard. Loin de suivre la noirceur de l’acte de naissance du mouvement progressif, qui fut l’enregistrement du premier album de King Crimson, les enfants du roi cramoisi dessinèrent ensuite la carte de son grand rêve musical.

Commençons donc par l’album qui canalisa toute la haine que certains eurent pour le mouvement, le symbole de ce que les esprits étroits n’hésitèrent pas à qualifier de "virtuosité pompeuse". Si le progressisme fut d’abord un majestueux acte de résistance face à la simplification tonitruante du rock, alors « Tales of the topographic ocean » est un chef d’œuvre du genre. En composant quatre longues pièces s’étalant chacune sur une face de vinyle, Yes atteint sur cet album le sommet de sa splendeur onirique.

Le clavier de Rick Wakeman nous immerge dans un océan lumineux, la guitare de Steve Howe bâtit des escaliers vers des Edens que Jimmy Page n’aurait pu imaginer. Puis il y’a la voix de Jon Anderson, qui sut retrouver le lyrisme des grandes cantatrices à l’époque des hurleurs du heavy blues. Yes remit la douceur et le raffinement au centre de toutes les préoccupations, les notes des chorus de guitare éclatant telles des bulles de savon, gouttelettes de virtuosité illuminant les mélodies sans les brusquer. Le groupe récupéra la philosophie de ces grands orchestres symphoniques, dans lesquelles chaque musicien fut l’humble ouvrier au service de la mélodie. Peut on encore parler simplement de rock devant une telle somme de beautés introspectives ? 

Au diable les étiquettes et le purisme, la musique faisait ici un pas de géant. Esquissé sur « Sergent pepper » et « Day of the future passed », la reprise en main de la pop par le génie mélodique européen se concrétisait sur quatre grandes fresques classico rock. Il est bien sûr essentiel de se laisser porter par les mélodies aventureuses de l’album « Fragile », de laisser son esprit divaguer sur les plaines musicales de « Close to the edge », sans oublier que ces monuments préparent le terrain aux merveilles aquatiques de « Tales from a topographic ocean ». S’il n’est qu’une contrée de la fabuleuse carte tracée par le rock progressif, le rock symphonique fut doté de possibilités apparemment infinies.

Le musicien est un peintre, le silence est sa toile, les notes sa palette de couleurs, les vides qu’il laisse des traits dessinant ce qu’il souhaite imprimer dans l’esprit de l’auditeur. Musique de studio par excellence, l’histoire du rock progressif n’en fut pas moins jalonnée de grandes performances scéniques. Le public de cette soirée apparemment banale ne sut à quoi s’attendre, Genesis n’étant alors qu’un groupe planant aux ambitions artistiques mal assumées. Folk rock vaguement baroque, pop bucolique flirtant timidement avec un symphonisme limité, « Trespass » pose des pistes qu’il n’ose pas encore explorer. Dans le public, les mieux renseignés firent l’éloge de la nouvelle recrue de ce jeune groupe, Steve Hackett, véritable clef de voute de ce symphonisme rêveur. Les plus admiratifs garantissaient que, pour Genesis, l’arrivée de Steve Hackett fut comme le passage du noir et blanc à la couleur. Ils n’eurent pas besoin d’argumenter, les premières notes de synthétiseur introduisant le concert telle une porte s’ouvrant sur un autre monde. Affublé d’une majestueuse robe rouge et d’un masque de renard, Peter Gabriel chanta avec le lyrisme troublant d’une veuve de marin : « I’ve been so far from here, So far from your warm arms, It’s good to feel you again, It’s been for a long time »

Et la mélodie se déploya telle une grande fresque, dévoilant un monde à mi chemin entre les décors merveilleux de Lewis Carroll et l’Odyssée d’Homère. Planté au milieu d’un foisonnement de notes de flûtes et d’orgue, Steve Hackett entretint la tension dramatique à grands coups de chorus atmosphériques. Prenant toute la face B de « Foxtrot », « Supper’s ready » est une véritable pièce de théâtre rock dont les virages mélodiques sont autant d’actes. « Close to the edge » venait alors de sortir, son morceau titre donnant envie à chaque groupe de graver sa fresque musicale. Genesis ne s’y essaya véritablement que sur « Supper’s ready », le groupe ayant toujours eu soin de trouver un compromis entre la beauté séduisante de la pop anglaise, la poésie rêveuse de Peter Gabriel et l’énergie spectaculaire du rock’n’roll. Ainsi naquit « Selling England by the pound », ultime chef d’œuvre de ce symphonisme électrique, chant du cygne d’un monde dont la porte fut fermée par le monumental « The lamb lies down on Broadway ». Les notes cristallines du synthétiseur forment un rideau mystérieux, qu’un crescendo mélodique ouvre avec la nonchalance gracieuse des rideaux des vieux cinémas. « The lamb » répond d’abord à un défi simple, trouver une nouvelle forme d’expression à l’ambition musicale progressive.

Critique comme public commençaient alors à se lasser des grandes fresques musicales, des groupes tels que les Stooges ou les Who ayant déjà annoncé la grande révolution punk à venir. Si les titres de « The lamb lies down on Broadway » sont relativement courts, leurs mélodies sont de véritables facettes d’un diamant dont la beauté chatoyante est entretenue par l’union du clavier et des arpèges rêveurs de Steve Hackett. Véritable film pour les oreilles dont le scénario rappelle les grands romans initiatiques d’Hermann Hesse, « The lamb lies down on Broadway » est une succession de grandes mélodies dont les Beatles n’auraient pas renié la complexité séduisante. 

Voilà ce que fut au fond Genesis, un héritier de l’ambition populaire du groupe de Paul McCartney, une sorte de savant fou cherchant la formule du rock de demain. Après un tel coup d’éclat, Peter Gabriel refusa de stagner, son groupe eut le sentiment de ne pouvoir aller plus loin. Le chanteur claqua alors la porte, laissant ainsi son groupe célébrer un génie qu’il n’avait plus. Ainsi naquit « Wind and wuthering », chant du cygne d’une virtuosité rock moribonde, l’une des dernières fresques rock avant l’avalanche de guimauves pop.

A suivre...  


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