Suivant
la tendance d’une pop anglaise de plus en plus baroque, Peter Giles
rencontra Robert Fripp en publiant une annonce pour trouver un
organiste chanteur. Sobrement nommé Fripp, Giles and Giles, la
formation ne parvint qu’à publier quelques 45 tours vite oubliés.
Le noyau dur de ce qui devint King Crimson
fut réuni lorsque le groupe intégra Greg Lake et Ian McDonald.
Aussi doué à la flûte, au saxophone et
au clavier, ce dernier poussa le groupe
dans les bras d’un jazz fusion rêveur et angoissé. McDonald
présenta également au groupe Pete Sinfield, un poète visionnaire
dont les textes révélaient un homme torturé par de sombres
prémonitions. Pleinement intégré au processus de composition cet
oiseau de mauvais augure baptisa le groupe King Crimson,
qui n’est autre que l’un des surnoms qui furent donnés au
diable. Le plus important pour le poète est de développer son
style, qui n’est rien d’autre que l’expression lumineuse d’une
personnalité unique.

Il faut dire que, malgré ses
dons de multi instrumentiste, le martyr blond n’eut jamais la
grandiose imagination du duo Lennon / McCartney. Ayant entamé
quelques jours plus tôt leur retour aux sources sur l’incontournable
« Beggar’s banquet », les Stones laissèrent à
d’autres le soin de défricher les nouveaux chemins d’une musique
en pleine expansion. Sur la scène d’Hyde Park, King Crimson déploya le chaos tonitruant du « 21st century schizoid man ».
Les hippies présents ce soir là ne le savaient pas encore, mais cet
enfant schizoïd du 21e siècle
sera le fils maudit de leur hédonisme insouciant. Poursuivant sa
prestation avec la mélodie cotonneuse d’« Epitaph »,
le groupe déclama sur un ton prophétique « and I guess
tomorrow I will be cryin ».
Quelques jours plus tard advint le
chaos d’Altamont, où les hells angels massacrèrent le rêve
hippie à grands coups de poignard. Loin de suivre la noirceur de
l’acte de naissance du mouvement progressif, qui fut
l’enregistrement du premier album de King Crimson,
les enfants du roi cramoisi dessinèrent ensuite la carte de son
grand rêve musical.
Commençons donc par l’album qui canalisa
toute la haine que certains eurent pour le mouvement, le symbole de
ce que les esprits étroits n’hésitèrent pas à qualifier de "virtuosité pompeuse". Si le progressisme fut d’abord
un majestueux acte de résistance face à la simplification
tonitruante du rock, alors « Tales of the topographic ocean »
est un chef d’œuvre du genre. En composant quatre longues pièces
s’étalant chacune sur une face de vinyle, Yes atteint sur cet
album le sommet de sa splendeur onirique.
Le clavier de Rick Wakeman
nous immerge dans un océan lumineux, la guitare de Steve Howe bâtit
des escaliers vers des Edens que Jimmy Page n’aurait pu imaginer.
Puis il y’a la voix de Jon Anderson, qui sut retrouver le lyrisme
des grandes cantatrices à l’époque des hurleurs du heavy blues.
Yes remit la douceur et le raffinement au centre de toutes les
préoccupations, les notes des chorus de guitare éclatant telles des
bulles de savon, gouttelettes de virtuosité illuminant les mélodies
sans les brusquer. Le groupe récupéra la philosophie de ces grands
orchestres symphoniques, dans lesquelles chaque musicien fut l’humble
ouvrier au service de la mélodie. Peut on encore parler simplement
de rock devant une telle somme de beautés introspectives ?
Au
diable les étiquettes et le purisme, la musique faisait ici un pas
de géant. Esquissé sur « Sergent pepper » et « Day
of the future passed », la reprise en main de la pop par le
génie mélodique européen se concrétisait sur quatre grandes
fresques classico rock. Il est bien sûr essentiel de se laisser
porter par les mélodies aventureuses de l’album
« Fragile », de laisser son
esprit divaguer sur les plaines musicales de « Close to the
edge », sans oublier que ces monuments préparent le terrain
aux merveilles aquatiques de « Tales from a topographic
ocean ». S’il n’est qu’une contrée de la fabuleuse carte
tracée par le rock progressif, le
rock symphonique fut doté de possibilités apparemment infinies.
Le
musicien est un peintre, le silence est sa toile, les notes sa
palette de couleurs, les vides qu’il laisse des traits dessinant ce
qu’il souhaite imprimer dans l’esprit de l’auditeur. Musique de
studio par excellence, l’histoire du rock progressif n’en fut pas
moins jalonnée de grandes performances scéniques. Le public de
cette soirée apparemment banale ne sut à quoi s’attendre, Genesis
n’étant alors qu’un groupe planant aux ambitions artistiques mal
assumées. Folk rock vaguement baroque, pop bucolique flirtant
timidement avec un symphonisme limité, « Trespass » pose
des pistes qu’il n’ose pas encore explorer. Dans le public, les
mieux renseignés firent l’éloge de la nouvelle recrue de ce jeune
groupe, Steve Hackett, véritable clef de voute de ce symphonisme
rêveur. Les plus admiratifs garantissaient que, pour Genesis,
l’arrivée de Steve Hackett
fut comme le passage du noir et blanc à la couleur. Ils n’eurent
pas besoin d’argumenter, les premières notes de synthétiseur
introduisant le concert telle une porte s’ouvrant sur un autre
monde. Affublé d’une majestueuse robe rouge et d’un masque de
renard, Peter Gabriel chanta avec le lyrisme troublant d’une veuve
de marin : « I’ve been so far
from here, So far from your warm arms, It’s good to feel you again,
It’s been for a long time »
Et la mélodie se déploya telle
une grande fresque, dévoilant un monde à mi chemin entre les décors
merveilleux de Lewis Carroll et l’Odyssée d’Homère. Planté au
milieu d’un foisonnement de notes de flûtes et d’orgue, Steve
Hackett entretint la tension dramatique à grands coups de chorus
atmosphériques. Prenant toute la face B de « Foxtrot »,
« Supper’s ready » est une véritable pièce de théâtre
rock dont les virages mélodiques sont autant d’actes. « Close
to the edge » venait alors de sortir, son morceau titre donnant
envie à chaque groupe de graver sa fresque musicale. Genesis ne s’y
essaya véritablement que sur « Supper’s ready », le
groupe ayant toujours eu soin de trouver un compromis entre la beauté
séduisante de la pop anglaise, la poésie rêveuse de Peter Gabriel
et l’énergie spectaculaire du rock’n’roll. Ainsi naquit
« Selling England by the pound », ultime chef d’œuvre
de ce symphonisme électrique, chant du cygne d’un monde dont la
porte fut fermée par le monumental « The lamb lies down on
Broadway ». Les notes cristallines du synthétiseur forment un
rideau mystérieux, qu’un crescendo mélodique ouvre avec la
nonchalance gracieuse des rideaux des vieux cinémas. « The lamb » répond d’abord à un défi
simple, trouver une nouvelle forme d’expression à l’ambition
musicale progressive.
Critique comme public commençaient alors à se
lasser des grandes fresques musicales, des groupes tels que les
Stooges ou les Who ayant déjà annoncé la grande révolution punk à
venir. Si les titres de « The lamb lies down on Broadway » sont relativement courts, leurs mélodies sont de véritables
facettes d’un diamant dont la beauté chatoyante est entretenue par
l’union du clavier et des arpèges rêveurs de Steve Hackett.
Véritable film pour les oreilles dont le scénario rappelle les
grands romans initiatiques d’Hermann Hesse, « The lamb lies down on Broadway » est une succession de grandes mélodies dont
les Beatles n’auraient pas renié la complexité séduisante.
Voilà
ce que fut au fond Genesis, un héritier de l’ambition populaire du
groupe de Paul McCartney, une sorte de savant fou cherchant la
formule du rock de demain. Après un tel coup d’éclat, Peter
Gabriel refusa de stagner, son groupe eut le sentiment de ne pouvoir
aller plus loin. Le chanteur claqua alors la porte, laissant ainsi
son groupe célébrer un génie qu’il n’avait plus. Ainsi naquit
« Wind and wuthering », chant du cygne d’une virtuosité
rock moribonde, l’une des dernières fresques rock avant
l’avalanche de guimauves pop.
A suivre...
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