vendredi 11 juillet 2025

L'ACCIDENT DE PIANO de Quentin Dupieux (2025) par Luc B.


La semaine dernière, à propos du dernier Wes Anderson, j’entamais mon billet par « Les films de Wes Anderson se suivent et… se ressemblent ». A propos de cet iconoclaste de Quentin Dupieux, c’est l’inverse, ses films se suivent et ne se ressemblent pas. A chaque fois c’est la surprise, quelle veine va-t-il suivre ? Le fantastique bricolé, la comédie potache déjantée, le jeu absurde de mise en abîme, la réflexion métaphysique mélancolique ?

Raison pour laquelle il convient d’aller voir ses films, vierge de toutes informations, accepter de faire confiance au réalisateur pour nous amener dans son univers. Evitez notamment l’article de Wikipédia qui raconte bêtement l’intrigue par le détail… mais vous pouvez lire le mien !

L’ACCIDENT DE PIANO est plus classique dans la forme. Ce n’est pas un ovni cinématographique comme DEUXIEME ACTE qui était construit autour de longs plans séquences et jeux de miroirs. Dupieux, qui cumule aussi les postes de directeur photo, compositeur et monteur, opte ici pour un découpage plus académique. Mais l’écriture y est ciselée (Dupieux est un formidable scénariste qui sait construire une intrigue) et entretient habilement le mystère autour du personnage de Magalie, star des réseaux sociaux sous le nom de Magaloche. Imbuvable, égocentrique, autoritaire, dotée d’un melon inversement proportionné à son QI. Lorsque l’histoire commence elle emménage dans un chalet isolé à la montagne, comme pour s’exclure du monde. Qui est-elle, d'où lui vient sa renommée, que s’est-il passé pour passer de millions de vues à une vie d’ermite ?

Magaloche cultive un mystère qu’une journaliste, Simone Herzog, pas si affable que sa voix le suppose, lui propose de dévoiler lors d’un long entretien. Sa demande d’interview tient franchement du chantage. Herzog prétend connaitre la vérité sur l’accident de piano, menace de dénoncer Magaloche si elle n’obtient pas un rendez-vous. Et cette petite phrase lourde de sens de Patrick, secrétaire, larbin et souffre-douleur : « il faut accepter, sinon on va finir en prison »

Donc très vite dans le film, sous couvert de scènes loufoques, amusantes ou grinçantes (le fan en scooter, les repas à base de yaourt, l’accoutrement de Magaloche, quadruple épaisseur de vêtements, minerve au cou, plâtre au bras, bagues aux dents) on sent que le terrain est plus dangereux et sombre qu’il en a l’air. S’il y a une tristesse, une solitude qui se dégage des personnages, rapidement on en découvre la face obscure. Magaloche, timbrée et sociopathe, le trop gentil et vénal Patrick, Simone la journaliste vaniteuse aux procédés contestables, Roméo le fan un peu con et pervers majuscule, comme sorti d'une bédé de Vuillemin. Filmés dans un bel écrin - photographie désaturée, cadres rigoureux, décor enneigé, mouvements élégants de caméra - ces personnages font peur. Dupieux filme des monstres.

Le réalisateur lève peu à peu le voile. D’abord avec cet interview, au centre du film, égrené de flash-back sur l’enfance de Magalie. Dupieux nous régale alors de scénettes où la gamine, reprenant le concept de Jackass, s’inflige mille traumas qu’elle diffuse sur le Net, des vidéos qui feront sa gloire et sa fortune, contrainte d’aller toujours plus loin dans ses mises en scène pour consolider son audience. Et cette question qui taraude la journaliste : « Pourquoi continuez-vous alors que vous êtes si riche ? ». La question exaspère son interlocutrice, qui se ferme comme une moule.

Puis Dupieux, aux deux tiers du film, nous montre le fameux accident de piano. Scène géniale. Si Dupieux filme des monstres, ce sont des monstres froids (comme le décor de montagne) qui jamais ne se remettent en question. Parce qu’ils sont bêtes à bouffer du foin, totalement inconscients, amoraux, ou parce qu’enfermés dans une addiction perverse, prisonniers des personnages qu’ils se sont créés ?

A partir de là, on sent que le pire peut arriver, le ton du film bascule en comédie noire, macabre. Dupieux pousse, comme il sait le faire, le curseur de l’absurdité, la férocité monte crescendo, jusqu’aux dernières séquences où les monstres se bouffent entre eux, s’auto désintègrent. Mention spéciale pour la scène où Roméo pénètre dans le chalet. La frontière entre réalité et virtuel est abolie. Le type jouit presque en se frottant au poster de Magaloche punaisé au mur, pelote sa poitrine surdimensionnée. Son petit frère, dans un bref moment de lucidité, lui explique que si les seins paraissent énormes, c’est que la photo n’est pas en taille réelle... Cette abolition des sens culmine à la dernière séquence, glaçante, et hélas tout à fait réaliste.

Adèle Exarchopoulos livre une composition foutraque qui rappelle celle de MANDIBULES, elle a des fulgurances de regards, de tons, de gestuelles qui font sourire mais inquiètent, qui dénotent la folie de son personnage. Karim Leklou en Roméo cradingue est fabuleux, Jerôme Commandeur et Sandrine Kiberlain, en apparence plus posés, sont aussi impeccables, autre point fort de Dupieux, sa direction d'acteurs.

Il faut toujours un peu de temps pour digérer un Quentin Dupieux. Souvent la première impression est : c’est n’importe quoi ce truc ! Et à y repenser, non. Dupieux c’est rarement n’importe quoi, tout y est au contraire réfléchi, élaboré, millimétré. Un malaise suinte de cette fable féroce sur la célébrité et la bêtise humaine hissée au rang d’art majeur, ponctuée par la musique minimaliste de Mr Oizo (donc Dupieux lui-même !) deux notes de piano graves qui vous vrillent le crâne.


couleur  -  1h25  -  format 1:1.66   

2 commentaires:

  1. Des deux qui faisaient de la musique (?) décalée à peu près à la même époque (Dupieux / Mr Oizo et Gondry / Oui Oui), je préfère nettement Gondry en tant que réalisateur.
    Bon, ceci étant, je crois que j'ai jamais vu de film de Dupieux ... et j'ai pas vraiment envie de remédier à cette lacune ...

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  2. Tu devrais. Au pire, tu ne perdras pas beaucoup de temps, généralement ça dure 1h15, celui-ci fait exception.

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