Il serait sans doute agréable de raconter l’histoire d’un génie naturel, d’une grandeur acquise dès le berceau et que son bienheureux propriétaire ferait fructifier telle une rente. Le mythe du don naturel est doux aux oreilles de ceux qui n’ont jamais rien fait, il est l’opium des médiocres. L’homme est une bête irrationnelle, la réalité le blesse souvent trop cruellement pour qu’il accepte de la regarder en face. Le phénomène ne cesse désormais de s’aggraver, l’adulescent moderne rejetant toute notion de responsabilité.
Toute différence de réussite entre les hommes ne serait alors qu’une injustice à réparer, l’homme mauvais un bambin à consoler, l’idiot un excentrique à protéger. Dans les faits, une telle morale n’apporte que la destruction des arts, des sciences et des économies, sa justification de la paresse affaisse les corps et les esprits. Si l’on confond souvent le génie inné et l’autodidacte, c’est que l’on oublie trop souvent que celui-ci doit travailler beaucoup plus que le tenant d’une méthode reconnue. La méthode est le moyen le plus rapide et sûr d’atteindre un but, celui qui la renie doit tâtonner sans cesse pour trouver sa route. Royaume de l’autodidacte par excellence, la littérature vit ses grands hommes suer sang et eau sur leur manuscrit.
S’ils avaient cru à la chance, nos grands écrivains n’auraient sans doute pas publié une ligne. Et que dire du dur apprentissage essentiel aux guitaristes les plus raffinés comme aux plus basiques ? Les Ramones ne composèrent pas avec moins de difficulté qu’un Franck Zappa, le mérite des puristes Stones n’est pas moindre que celui des aventureux Beatles. Et que dire du jazz ? Ce milieu de forçat du swing. Si Charlie Parker devint un saxophoniste inoubliable quelques mois après avoir été humilié sur scène, ce ne fut qu’après des heures d’un travail herculéen.
Le premier père spirituel de John Coltrane fut le révérend Steele, un chef scout qui l’initia à la flûte. A force de travail, le jeune homme progressa vite. Engagé dans l’orchestre de l’armée, il y découvrit la rude discipline des big band. Comme Lester Young avant lui, John Coltrane se sentit corseté par cette discipline autoritaire et dépassée. La rigueur orchestrale fut condamnée dès que Louis Armstrong joua ses premiers chorus, faisant ainsi des cuivres de prodigieux moyens d’exploration musicale. Les géants du bop furent un peu les enfants du grand Louis, leurs improvisations perpétuaient sa liberté musicale. Cette liberté fit également de la musique un grand concours, une série de luttes où les prétentieux furent ridiculisés sans pitié. Plein de confiance en lui, John Coltrane en fit la triste expérience lorsqu’il croisa la route de l’orchestre de Miles Davis.
Après avoir fait naître le cool, le trompettiste devint
le roi du jazz moderne, le plus grand espoir d’un bop vieillissant.
Doté de l’insouciance de la jeunesse, celui que l’on ne
surnommait pas encore Trane proposa à son fidèle second, Sonny
Rollins, une improvisation qui tourna vite au lynchage. Suivant une
tradition née dans les bars de Chicago, le colosse du saxophone
multiplia les cassures rythmiques et les brusques changements de
tempo qui obligèrent vite le jeune impudent à abdiquer. Devant ce
spectacle, Miles regarda l’humilié avec un sourire mauvais, bien
trop préoccupé par son art pour montrer une quelconque empathie
vis-à-vis du jeune musicien. Il pensait alors son orchestre éternel,
vit Sonny Rollins comme un géant infaillible, l’avenir lui prouva
le contraire. Dans le milieu du jazz, l’héroïne était le poison
le plus séduisant, un enfer chargé de mythes sordides et
fascinants.
L’homme qui diffusa la fable selon laquelle cette substance fut le secret du jeu de Charlie Parker fit un bien grand mal au jazz. Nombreux furent les musiciens, dilettantes et virtuoses, célèbres et anonymes, qui détruisirent leur avenir en espérant que la chimie leur épargnerait des années de travail acharné. Sonny Rollins était tombé dans ce piège, il lui fallait désormais s’isoler pour soigner son corps meurtri. Ne trouvant pas de remplaçant digne de ce nom, le roi Miles consentit à laisser une seconde chance à celui que son colosse fatigué avait humilié.
John Coltrane avait certes progressé, mais Miles Davis entendait bien qu’il était encore un musicien en formation. Avec Rollins, il se sentait comme Dizzy Gillespie avec Charlie Parker, la virtuosité du second stimulant la créativité du premier. Avec John Coltrane, le roi Miles avait l’impression de devenir un professeur au prise avec un jeune élève au potentiel encore flou. La pédagogie ne fut jamais le fort du maître du cool, qui donna toujours des directives assez floues pour laisser aux musiciens une grande liberté d’interprétation. John Coltrane fut un jour assez inconscient pour poser la question sacrilège : « Que dois je jouer ? ». La réponse de Miles fut aussi dure que son regard courroucé « si tu ne le sais pas alors tu n’as rien à faire ici ».
Monk mettait John Coltrane sur la voie, créait les conditions pour que le talent émerge de lui telle l’expression une partie cachée de sa personnalité. Il y eut ensuite le disque que John Coltrane finit par enregistrer avec l’auteur de « Round midnight », prémices du pas de géant qu’il fit ensuite faire au jazz. Jusque-là agacé par les hésitations de son poulain, Miles Davis fut ébloui par ses progrès lors de sa prestation au festival de Newport. Surclassant Parker dans le domaine de l’agilité virtuose, John Coltrane jouait si vite que ses notes fusionnaient dans de véritables tapis de sons. Et cette tapisserie se mit à furieusement inspirer le roi Miles, qui lui donna une multitude de couleurs et de formes. Des crépitements dansants de « Milestone » à la douceur du trop peu connu de « 1958 Miles », le quintet de cette époque donna ses lettres de noblesse au jazz modal, formidable union des génies noirs et blancs. Vint ensuite le chef d’œuvre absolu, « Kind of blue » dont le mysticisme musical influença tout un pan du jazz moderne.
Pendant ce temps, John Coltrane trouva en McCoy Tyner, un pianiste dont le jeu très aéré lui rappelait les grands espaces monkiens. Ainsi naquit son quartet le plus séduisant, celui qui enregistra les somptueux « My favorite things » et « Coltrane play the blues ». Toujours prêt à rabaisser ses héros, le milieu jazz ne cessa de lui rappeler que nul ne pouvait y être célébré sans avoir joué de grandes ballades. D’une douceur peu compatible avec son jeu nerveux, l’exercice de la ballade fut longtemps le point faible de ce grand Achille du swing modal. Celui qui affirma quelques années plus tôt, alors qu’il sortait d’une addiction à la drogue, qu’il voulait que sa musique apporte le bonheur aux hommes, savait bien les ballades étaient une des clefs de cette énergie bienfaitrice. Ainsi naquit « Ballads », qui restera sans doute son plus beau disque, le saxophoniste nerveux y ralentissant son jeu pour permettre à ses mélodies de mieux enlacer les âmes douloureuses.
« A love suprem » représentait une ligne de crête, la plus grande folie auquel cet orchestre grandiose pouvait participer. Tentant tant bien que mal de contenir les débordements et atonalités d’un John Coltrane en transe, Elvin Jones et McCoy Tyner offrirent à sa prière de biens beaux chapelets. D’un grandiose mysticisme sans dogme, « A love suprem » fit du jazz la seule religion valant la peine d’être suivie. Ayant ensuite participé à l’échappée free de John Coltrane, Pharoah Sanders fit de « A love suprem » la source de son fabuleux karma cuivré. Largement critiqué en son temps, la période free de John Coltrane fut l’aboutissement logique de sa quête d’absolu.
L’apprentissage bop se révéla aussi difficile que la libération free, la souffrance de l’instruction fut le prix à payer pour découvrir ses Eden mélodiques. Ainsi naquit une œuvre profonde et protéiforme, fruit du travail acharné d’un homme mettant toute son énergie à apporter aux siens le suprême remède contre tous les maux de l’esprit.
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Autres articles consacrés à John Coltrane (clic 👉) COLTRANE PLAYS THE BLUES ; GIANT STEPS
Et à madame (reclic 👉) ALICE COLTRANE "JOURNEY IN SATCHIDANANDA"
"Travail" : de l’ancien français travail « tourment, souffrance » et du latin "tripalium" (instrument de torture à trois pieux).
RépondreSupprimer"Le travail rend libre" (au fronton des camps nazis)
Suite (et fin)
RépondreSupprimerMarcher sur l'eau
Eviter les péages
JAMAIS SOUFFRIR
Juste faire hennir
Les chevaux du PLAISIR
"Je ne crois pas à l'égalitarisme, au nivellement. Je crois au mérite, au travail, à l'effort." (M. Nicolas Sarkozy, repris de justice, ancien Président de la République Française, 2007-2012)
"Les Chinois, ils réussissent parce qu'ils travaillent. Les Français ne travaillent pas." (M. Serge Dassault, "capitaine d'industrie")
"Nous sommes pour une société basée sur le travail et l'activité productrice." (M. Lionel Jospin, ancien Premier Ministre "socialiste", 1997-2002)
"La vie, l'amour, la santé sont précaires. Pourquoi le travail ne le serait-il pas ?" (Mme Laurence Parisot, ancienne Présidente du MEDEF)
"La Liberté s'arrête là où le Code du Travail commence." (la même)
"Nous sommes le parti de l'Ordre et du Travail." (M. Eric Chiotti, alors Président du parti Les Républicains)
"Tout salaire mérite travail." (M. Pierre Gattaz, ancien Président du MEDEF, en réaction à la proposition de "Revenu Universel" de M. Benoit Hamon, candidat du Parti Socialiste à l'élection présidentielle 2017)
"Nous serons le parti du travail, le parti des travailleurs." (M. Gabriel Attal, Secrétaire Général de Renaissance, dont la vie est toute entière contenue dans quelques arrondissements privilégiés de la capitale. Décidément, le créneau est bien pris...)
"Les Chinois travaillent 24 heures sur 24 et les Américains ne prennent que deux semaines de vacances… C'est là, le problème pour nous… (...) Mon modèle, ce n’est pas les deux semaines de congés payés, mais par rapport à ceux qui travaillent plus, on avance moins vite : ce sont les lois de la gravitation, si vous le permettez…" (M. Patrick Drahi, PDG d'Altice, titulaire de cinq passeports, donateur de la campagne du candidat M. Emmanuel Macron à l'élection présidentielle de 2017)
"Non, vivre, ce n'est pas que produire ! (...) N'est-ce pas Lafargue qui revendiquait le "droit à la paresse" comme un droit socialiste ?"
"Le droit à la paresse des uns n'a pas à être financé par le travail des autres." (M. Olivier Dussopt, ancien Ministre du Travail, en charge de la réforme instaurant le passage de la retraite à 64 ans)
"A partir de demain, nous n'aurons plus à chercher du travail... et le travail n'aura plus à nous chercher. Oscar Wilde." (Tom Georgeson dans "Un poisson nommé Wanda", 1988)
"La "valeur Travail", c'est vraiment une valeur de droite."
Dans sa forme marchande, cela me paraît évident puisqu'elle induit un rapport de subordination entre un employeur (dominant et détenteur des moyens de production) et un employé (dominé, n'ayant que sa "force de travail" à vendre sur le "marché"). L'auto-entreprise étant, dans le cadre d'une vente de prestation de services, une vaste escroquerie puisqu'à un seul employeur avec la (relative) protection du Droit du Travail (salariat), s'en substituent plusieurs (appelés "clients" ou "donneurs d'ordres") avec un filet de protection minimal, le tout avec l'illusion d'être "son propre patron".
Mais, va-t-on me rétorquer, "et JC (90% de l'article) dans tout ça ?". Ben, je dirais que je préfère sa femme. Mais il est vrai que je ne suis pas un "spécialiste de la spécialité"... Sur ce, je retourne... buller.
Buller en écoutant l'album "Blue train" j'espère ! Merci de votre contribution, même si on ne s'attendait pas à ce qu'elle porte uniquement sur les 10% restants.
RépondreSupprimerMerci. Même s'il y a du "level", ma préférée reste celle de M. Dassault, qui doit être en train de traverser l'Enfer à l'heure actuelle, juste devant celle de M. Attal.
SupprimerJe serai davantage partisan de "Le travail c'est la santé, rien faire c'est la conserver" (Henri Salvador) !
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