John Coltrane est un des plus grands noms de l’histoire du jazz, sa discographie est une montagne que tout homme doit gravir s’il veut comprendre le swing. Ce swing qui est la force sacrée léguée par les noirs américains, la lumière que doit maîtriser toute musique digne d’intérêt. Comme l’affirme le titre de ce disque, Coltrane a toujours avancé vers ce Graal à pas de géant. Il y eut d’abord les premières années de sa vie, tranquilles et sans histoire. Le jeune John était un enfant studieux, le regard espiègle et vif.
Un drame va violemment secouer cette âme paisible et avide de connaissance. Notre ami n’a que douze ans lorsque son père et son grand père meurent à quelques jours d’intervalle. Son salut, Coltrane le trouve à l’église, où le révérend Warren B Steele lui donne ses premières leçons de saxophone. On ne saluera jamais assez ces églises américaines, berceau du gospel, où de nombreux rockers et jazzmen firent leurs premières classes. Au côté du révérend, Coltrane absorbe les leçons comme une éponge, et sait déjà lire la musique en quelques jours.
Il faut dire qu’une autre découverte l’a encouragé dans sa quête, quand il a repéré une pile de disques de Jazz. Sa curiosité le pousse à écouter un de ces enregistrements, qui n’est autre qu’un album de Count Basie. Plus que la virtuosité harmonique du père du swing atomique, Trane est fasciné par le souffle gracieux du saxophoniste Lester Young. Surnommé Pres (président), Lester Young est le père de nombreux saxophonistes, celui qui en soufflant permit à tous les autres de souffler.
avec Monk |
Et pour souffler, Coltrane souffle inlassablement. Quand, ne supportant plus les échos de son travail acharné, les voisins parviennent à le réduire au silence, John continue de travailler ses enchaînements sans souffler. Au fil de ses entraînements, le jeune Coltrane s’éloigne de la sobriété gracieuse de Lester Young, pour se rapprocher de la virtuosité plus bavarde de Coleman Hawkins. John arrive ensuite à New York, ville où notre futur géant n’est qu’un nain au milieu de titans du bop. Perdu au milieu de ces surhommes, son jeu est juste assez développé pour que Charlie Parker accepte de le laisser jouer avec lui. Surnommé Bird, Parker annonce une nouvelle ère pour le jazz, ses gazouillements gracieux réduisent souvent ses accompagnateurs au silence et impose l’âge d’or du be bop. Déjà là depuis quelques mois, Miles Davis propose au petit nouveau de jammer avec son saxophoniste Sonny Rollins. Après l’admiration vient le réveil, et celui-ci est brutal. Durant cette improvisation, Sonny Rollins lessive littéralement un Coltrane qui n’est encore qu’un élève récitant bien ses leçons.
Mais, nous l’avons déjà dit, John avance à pas de géant, qui se retrouve chargé de remplacer Rollins dans le quintet de Miles Davis, quelques mois seulement après son humiliation. Miles supporte d’abord mal ce petit homme timide, qui ose lui demander ce qu’il doit jouer. La réponse de Davis est sans appel : « Si tu es musicien tu dois le savoir ». S’il ne montre pas encore le génie qui sera le sien par la suite, cooking, relaxing, steaming, working marque la naissance d’une symbiose qui va changer le jazz. Quand Thélonious Monk est témoin du traitement que Miles réserve à Coltrane, il invite le jeune martyr à venir jouer avec lui.
Miles Davis, Adderley et Trane pour "Kind of Blue" |
Plus compréhensif, Monk prend le temps d’initier son nouveau saxophoniste pendant plusieurs jours. Chaque matin, le géant du piano lui montre une grille d’accords, et laisse Trane se débattre avec pendant plusieurs heures. Les premiers jours sont frustrant, lorsque le saxophoniste demande à son maître ce qu’il pense de ce qu’il joue, celui-ci répond inlassablement « ce n’est pas comme ça qu’on le joue » Et puis, un beau jour, le visage du Goliath du Jazz s’illumine « ça y est tu l’as ! ». Suit une série de concerts historiques, où nait le génie de Coltrane. Il faut dire que le jeu de Monk est un catalyseur parfait, les blancs qu’il laisse entre les notes sont autant d’espaces où le saxophoniste peut s’épanouir.
Monk a fait naître Trane, qui assomme Miles Davis quand celui-ci l’embarque à son concert de Newport. Là, le monde entier découvre son phrasé fiévreux, ce flot de notes lumineuses et puissantes. Boosté par la beauté de la plus grande paire de saxophonistes de l’époque (Adderley et Coltrane) Miles en profite pour lancer l’époque du jazz modal. Mais Cotrane a déjà la tête ailleurs, et Miles parvient à le retenir un peu en lui offrant un manager. Le deal est simple, le trompettiste offre à son prodige les moyens de s’émanciper, et en échange Trane s’engage à participer aux sessions de « Kind of blue » (1959). Sur ce dernier album du duo Davis/Trane, la symbiose entre la douceur cool du trompettiste et le torrent mystique de son saxophoniste atteint la perfection. Miles Davis aura besoin de plusieurs années pour faire le deuil de ce son lumineux, alors que celui qui restera un de ses musiciens préférés s’envole vers des horizons lointains.
sortez vos pipeaux et à vous de jouer |
Sorti en 1960, « Giant Steps » est le véritable point de départ de la quête Coltranienne. C’est le premier album qu’il compose entièrement, celui où il se retrouve à la tête d’un double quartet bouillonnant. Mais surtout, c’est le disque où son jeu ressemble à un lance flamme carbonisant les normes du bop. Ses notes s’enchaînent à une cadence effrénée, se bousculent dans de grandes guirlandes lumineuses. Pour encadrer ces courses infernales, Jimmy Cobb martèle ses fûts avec la classe binaire qui fit le sel des premières grandes œuvres de Miles Davis.
Si le virtuose est un homme capable d’enchaîner un maximum de notes en un minimum de temps, alors « Giant Steps » fait de John Coltrane le plus grand virtuose de son temps. Sur le morceau titre, ses deux chorus déciment toute concurrence. Quand l’auditeur compte les points, ces deux solos fiévreux dépassent les 540 notes par minutes, alors que le grand Bird n’enchaînait pas plus de 450 notes par minutes. Serrées à ce point, ces notes se collent, s’unissent pour former une broderie somptueuse, le fameux tapis de son. Ce tissu sonore éclatant de beauté, John Coltrane ne cessera de l’épaissir, de le redessiner.
Quand ce bouillonnement s’apaise progressivement, quand le blues de « Cousin Mary » permet de calmer ses débordements, la détente touche au sublime sur « Naima ». Femme l’ayant rapproché de dieu, même s’il ne se soumettra à aucun dogme, « Naima » inspire un joyau dont la pureté annonce les futures merveilles de « A love supreme ». Entre temps, deux autres grands disques, « My favorite things » et « Coltrane sound » poursuivront cette danse à la limite du bop.
« Giant steps » est un album que tout jazz-fan doit connaître, le souffle d’un virtuose atteignant le sommet de son art en improvisant sur un bateau qui coule. Ce bateau, c’est le bop, et dès « Giant Steps » John Coltrane semble planer au-dessus de sa carcasse fatiguée.
On ne quitte pas le jazz, rendez-vous demain avec un superbe bouquin pour rester sur le thème...
Ce qui a poussé Miles Davis à se séparer de Coltrane, fut aussi les problèmes de dopes de ce dernier. Dans les années 60 il a remplacé la poudre par le mysticisme. Les mauvaises langues racontent aussi que Coltrane faisait un peu d'ombre à Davis, sur scène. J'ai un album live de ce quintet, enregistré à Paris en mars 1960, on attend le public huer et siffler les chorus endiablés d'un Coltrane littéralement parti dans la stratosphère ! Trop novateur pour l'époque. Coltrane (avec Davis justement) est un des musiciens de jazz qui a influencé la scène rock, celle de la fin 60's, du psychédélisme, de l'acid-rock.
RépondreSupprimerSuperbe, ce commentaire. Une bouffée d'oxygène pour moi. Comme la musique de Trane, d'ailleurs. Keep going !
RépondreSupprimerfreddiefreejazz