On en prend pour plus de trois heures dans la tronche (et
les esgourdes) et finalement ça passe très bien. Damien Chazelle mène son
film-monstre à un train d’enfer, un film sous coke, lorgnant vers le Scorsese de
LE LOUP DE WALL STREET, auquel on pense évidemment, aussi par son thème : rise
and fall of…
Chazelle évoque le cinéma de la fin des années 20, le passage au parlant. Une époque qu'on imagine surannée, coincée, vieillotte, grise. Chazelle nous dit : détrompez-vous, c'était la fête, les excès, la liberté, et une époque d'intense créativité. Pour nous le raconter, il utilise des artifices de mise en
scène très contemporains. BABYLON c'est l'antithèse de THE ARTIST, où Hazanavicius utilisait les codes du film muet, anachroniques aujourd'hui. Chazelle fait le travail inverse, comme son compositeur Justin
Hurwitz inscrit sa partition dans la musique d’alors, ce jazz qu’on appelait
Jungle (Duke Ellington au fameux Cotton Club, qui n'avait rien à envier au Studio 54 fréquenté par Mike Jagger et autres célébrités) mais avec un rendu sonore presque
rock ou techno.
La scène d’ouverture pourrait être une mise en garde de
ce qui va suivre. On y voit l’accessoiriste Manny Torres tenter de transporter
un éléphant jusqu’à une fête organisée par le producteur Don Wallach (qui a des
faux airs de Weinstein). Allusion aux éléphants sculptés de GOOD MORNING
BABYLON des frères Taviani ? A THE PARTY de Blake Edwards ? Plutôt le
second avec ce gros gag scato, si vous n’avez jamais vu l’anus d’un pachyderme
en scope, c’est le moment !
De la merde, du pipi et autres fluides corporels, il
va y en avoir plein l’écran, avec une orgie dantesque où toutes les folies sont
permises. Dans un décor baroque aux lumières or et rouge, la caméra de Chazelle
sillonne entre les corps dénudés, emboîtés, qui se déhanchent au rythme de
l’orchestre jazz qui anime la soirée. Génial moment avec Lady Fay Zu et son
« My girl’s pussy ». Les excès parfois finissent mal dans les alcôves
à l’étage. Allusion à Roscoe Arbuckle, acteur comique responsable de la mort
d’une jeune actrice lors d’une partouze, premier grand scandale hollywoodien, à
l’origine de cette réputation de Sodome et Gomorrhe.
Allusion car Damien Chazelle ne convoque à l’écran aucune personnalité réelle (hormis le producteur Irving Thalberg), comme on ne
voit jamais de tournage de films existants. Si on cite Chaplin ce n'est pas pour son génie mais la grosseur de sa queue. A part les affiches de films dans le bureau de Thalberg (« Tarzan » ou « Red
Dust » avec Clark Gable et Jean Harlow) pas de référence au réel, pas de Griffith, von Stroheim ou Murnau. Par contredu
CHANTONS SOUS LA PLUIE à toutes les sauces, et pour cause, on y reviendra.
C’est dans cette fiesta orgiaque que vont se croiser les
quatre personnages dont le réalisateur va ensuite suivre les destinées. Manny
Torres, accessoiriste et homme à tout faire qui fera son chemin jusqu’à diriger un studio. Nellie LaRoy (Margot Robbie) obscure actrice junkie se rêvant star et
le deviendra un temps. La grande vedette Jack Conrad dont l’étoile
commence à pâlir (très jolie scène chez la journaliste à potins Elinor St. John inspirée de Lolly Parsons, la vipère d'Hollywood)
et le trompettiste Sydney Palmer qui trouvera une seconde carrière devant les
caméras.
BABYLON c’est une grosse cuite suivie de la méga
gueule de bois. On fait la bringue mais le lendemain il faut bosser. Les
séquences de tournages sont parmi les plus réussies, tous ces plateaux installés
en plein air (à l’époque pas de toit, pour profiter de la lumière naturelle)
avec des dizaines de petits tournages simultanées. C’est là que Nellie Laroy
apprendra le métier, jolie scène où elle pleure sur commande, à la goutte de
larme près ! Et superproduction costumée avec Jack Conrad, où Manny est
chargé de trouver fissa une caméra pour filmer le dernier plan avant le coucher
du soleil. L’ensemble est superbement orchestré, drôle (la grève des
figurants !) et assez touchant de voir tous ces gens œuvrer dans le même
sens, le cinéma, le divertissement, un art majeur (leitmotiv de Conrad).
BABYLON est évidement une grande célébration du cinéma,
celui qui se bricole, et de son émerveillement dans les yeux des spectateurs.
Lorsque Manny Torres est envoyé à New York assister au premier film parlant LE
CHANTEUR DE JAZZ, il découvre une salle entière debout, danser et chanter
devant l’écran. Détail amusant, Nellie Laroy va assister, enthousiasmée, à la
projection de son premier film. La scène est calquée sur celle de ONCE UPON A
TIME IN HOLLYWOOD de Quentin Tarantino, (qui était aux années 60 ce que le film de Chazelle est aux années 20) où la même Margot Robbie jouait le rôle de
Sharon Tate se découvrant à l'écran dans MATT HELM.
1927, le parlant change la donne. La séquence du premier
tournage parlant de Nellie montre toutes les difficultés techniques qu’il a
fallu apprivoiser (scène calquée, bis, sur CHANTONS SOUS LA PLUIE), un montage
drôle et percutant. Le film évoque aussi les prémices du code Hays, gros retour
de bâton sur la bonne morale. Un autre aspect est montré avec le personnage de
Sydney Palmer. Avec le parlant, on peut désormais filmer des clips musicaux, Louis Armstrong en a tournés quelques-uns, horriblement déguisé en bon nègre. Palmer
est noir. La scène où on lui demande de se maquiller au charbon pour paraître vraiment noir et satisfaire les
à priori des états du sud (car
les éclairages blanchissaient son visage) est hallucinante.
Avec le parlant apparaissent les films musicaux, et on
voit un tournage où une ribambelle de naïades chantent la première version du
fameux « Singing in the rain ». On revoit des extraits de CHANTONS SOUS LA PLUIE lorsqu’en 1952 Manny Torres assiste à la projection du film de Stanley Donen et Gene Kelly,la larme à l’œil, nostalgique d'une épopée qu'il a lui même vécue. Chazelle magnifie la scène avec un mouvement de
caméra qui part du visage de Torres, puis descend à l’orchestre entre les
spectateurs, avant de remonter au balcon. Où on s'aperçoit que Chazelle reprend à son compte des moments entiers du chef d'oeuvre de Donen, mais lui au moins, il cite ses sources !
Pour illustrer les aspects les plus pervers d'Hollywood, Chazelle
filme une séquence peu ragoûtante, avec un Tobey Maguire aux cernes plus profondes
que le Grand Canyon où des happy few s’encanaillent
dans les égouts devant des monstres de foire, livrés à toutes les déviances
sexuelles (allusion au film FREAKS de Tod Browning ?). Une scène choc ou toc, c’est
selon. Certains critiquent cet aspect vulgaire du film. Est-ce le film ou ses personnages qui sont vulgaires ? A commencer par le personnage de Nellie, horripilante et grossière, elle ne parle pas mais vocifère (scène chez Randolph Hearst où elle gerbe sur le tapis...). D'autres moments ne sont pas indispensables : la séquence dans le désert avec le serpent, le rôle du père de Nellie, dont on ne saisit pas la portée, qui n’influe en rien sur le récit. Autant d'éléments qui aurait pu être coupés pour se concentrer sur l'essentiel.
Il semble que pour écrire son film, Damien Chazelle ait
lu le livre-torchon « Hollywood Babylon » de Kenneth Anger, qui
compilait les potins les plus immondes sur les stars d’Hollywood, les affaires
de mœurs, de dopes, de meurtres, et dont je vous avais évidement causé en son
temps : CLIC VERS L'ARTICLE
Damien Chazelle nous plonge joyeusement dans la fange et
les excès en tous genres, était-ce la meilleure façon de sublimer l'art du cinéma, puisque tel semble être le projet ? Mais on ressent bien son plaisir à filmer, c'est noir et euphorique, on ne s'ennuie pas. Le récit est dynamisé
par des mouvements rapides de caméra, des plans à l'épaule, des panoramiques ultra-rapides qui rythment les échanges dialogués, et évitent les traditionnels champs contre champs. Mais on se rend compte aussi que beaucoup de ce que filme Damien Chazelle depuis le début de sa carrière, aussi réussi soit-elle (WHIPLASH, LALALAND) a tout simplement déjà été vu, montré, raconté...
BABYLON, éreinté par la critique, a fait un bide total
aux Etats Unis, faut dire, sorti en même temps qu’AVATAR 2, le timing n’était
pas le meilleur. Qui aurait envie de se coltiner 3 heures sur la fin du cinéma
muet ? (très bon démarrage en France avec déjà 800 000 entrées). Un pari osé dont aucun grand studio ne voulait, donc une production
indépendante. Le jeune Chazelle avait-il les épaules assez larges pour ce
projet titanesque ?
- Dis Claude, jusqu'à présent tu nous proposais l'écoute d'un quatuor
de Beethoven tous les quatre ans, et là, à peine six mois après le 2ème
des trois "Razoumovski", le N°8 en fait, tu chroniques le N°14 qui est
l'un des plus stupéfiants m'a-t-on dit !
- Ben Sonia on t'a bien dit. Ludwig van a composé seize quatuors
(dix-sept si on isole La Grande Fugue), dont dix sont des chefs-d'œuvre
révolutionnaires, il faut prendre de l'avance, je vieillis…
- Ne me fais pas le coup du papi Toon agonisant ! pourquoi ne pas les
regrouper dans quelques articles ?
- C'est une idée pour les six premiers de l'opus 18 ; difficile pour
le groupe de l'opus 59 dont on a écouté en effet le N°2, impossible
pour les six derniers, composés par le vieux maitre qui ose tout, n'ayant plus rien à prouver, c'est même à cela
que l'on reconnait son génie dirait Fernand Naudin alias Lino
Ventura…
- Humm ce n'était pas à propos de génies dans les Tontons flingueurs,
hihihi, mais des cons… Blague à part : accueil de nouveaux artistes, le
Quatuor Takács.
- Oui dans une discographie pourtant pléthorique, ce quatuor américain
arrive à trouver encore de nouveaux éclairages dans cette partition
étrange…
Beethoven par Léon Bakst
Avec quarante chroniques consacrées à
Beethoven
sur un ensemble de 571 billets, je pense que mes lecteurs les plus fidèles
savent tout sur le compositeur viennois ou, ils ont la possibilité de le
découvrir grâce à l'Index. Ont été commentés : les neuf
symphonies
et tous les
concertos, soit sept ouvrages pour piano, violon ou trio, un florilège des
sonates
et des
trios, des
ouvertures, la
Missa Solemnis
et quelques
quatuors
parmi les plus connus : Le
N°8, le
N°10
dit "les harpes" et l'un des derniers, le
N°15
avec son bouleversant adagio.
La vie de
Beethoven
peut se résumer à trois périodes, son génie créatif aussi. Beethoven
est né en 1770. Les trente premières années, en digne héritier
de
Mozart et
Haydn, son professeur, il perfectionne l'art classique jusqu'à ses plus
flamboyantes limites : les deux premières symphonies, des concertos, vingt
de ses trente et une sonates et les six quatuors de l'opus 18 datés de
1799, un ensemble cohérent qui, en effet, pourrait être entendu de
manière groupée comme le suggère par Sonia.
À partir des premières années du XIXème siècle,
Beethoven
fera jaillir l'art romantique en musique, un courant artistique et
intellectuel déjà latent dans les derniers concertos de
Mozart
et certaines symphonies du
Sturm und Drang de
Haydn. Les nouvelles philosophies et théories humanistes du siècle des lumières
ont apporté des révolutions tant politiques que littéraires. Trop perçu
comme art de divertissement en dehors du cadre religieux, la musique va se
nourrir à son tour d'une pensée introspective et d'intention militante. Le
coup d'éclat pour
Beethoven
étant l'écriture entre 1803 et 1804 de la
Symphonie
"Napoléon" renommée "Héroïque" après le sacre du premier consul comme Empereur, acte de trahison
politique pour le très républicain
Ludwig van. Une symphonie développée, puissante et épique, intégrant une marche
funèbre en guise de mouvement lent. Pour
Beethoven
la période confirme son infirmité évolutive, la pire pour un musicien, la
surdité. Il envisagera même le suicide… Tout cela est soit connu soit à lire
dans le blog…
Le Quatuor Takacs en 2001, de gauche à droite :
Roger Tapping (alto), András Fejér (violoncelle)
Edward Dusinberre (violon I) et Károly Schranz (violon II)
La dernière période débute entre 1812 et 1817. On ne peut
poser un jalon précis dans l'évolution du tempérament et du style d'une
personnalité aussi imposante. La surdité a poursuivi ses ravages.
Beethoven
connaît des périodes dépressives et de manque d'inspiration. 1816 est
une année de maladie et de production quasi nulle.
Beethoven
a par ailleurs été le premier compositeur à délaisser tout mécène pour jouir
d'une totale liberté d'expression mais son train de vie en subit les
conséquences…
Son opéra militant
Fidelio
connaît enfin un succès d'estime pour le maître aimé d'un public avide de
nouveautés mais… bien restreint ; une reconnaissance trop tardive pour
compenser la souffrance. Sa musique de plus en plus à l'écart de
l'académisme, voire moderniste, est incomprise tant sur la forme que sur le
fond et même critiquée par des interprètes encore incapables de l'apprécier
donc de la jouer. Jusqu'en
1827, année de sa mort,
Beethoven
composera des chefs-d'œuvre pour lui-même ou, comme il le fera comprendre,
pour des temps futurs… Les
derniers quatuors
écrits après 1824, année de la création de la
9ème symphonie
(encore un pas de géant dans le monde symphonique),
constituent un testament hors norme que seul le cycle ultime sensiblement
contemporain et de
Schubert
(Quatuors N°13
à
N°15
et
Quintette à deux violoncelles) est digne de le concurrencer…
Lors d'un concert avec l'opus 131
au programme, le visionnaire et déjà très malade
Schubert
aurait dit "…Après cela que nous reste-t-il à écrire ?". Il apportera lui-même sa réponse avec le
15èmequatuor
et le
quintette
de 1828.
~~~~~~~~~~~~~~~
Karl Holz
La genèse du quatuor
Opus 131
sera pittoresque, pas comique,
Beethoven
n'a pas le caractère épicurien de son maître
Haydn, mais on rencontre un compositeur différent de l'image du vieux bonhomme
ronchon et désabusé que l'histoire nous a léguée.
Beethoven
meurt le 26 mars 1827 (cirrhose du foie, saturnisme à cause du plomb
présent dans le vin de Hongrie et dont l'abus par le compositeur explique la
pathologie hépatique, etc… un bilan médical alarmant qui fait le bonheur des
légistes modernes qui suspectent même une maladie de Paget expliquant cette
grosse tête au faciès de butor visible sur les derniers portraits). Laissons
la médecine légale à ses microscopes et suppurations supputations et
revenons à nos quatuors à cordes "en boyaux" à l'époque. Je ne participerai
pas à ces querelles intestines entre pathologistes…
Entre 1824 et son trépas, l'écriture d'une série de grands quatuors
va clore définitivement et de manière quasi exclusive sa production.
Cinqquatuors
numérotés de
12
à
16
plus une
grande fugue
qui termine parfois l'exécution du
N°13 Opus 130
et qui sera remplacée par un autre final, une nouvelle mouture qui sera
d'ailleurs la dernière page de la main de
Beethoven.
Autre petit détail, comme souvent en musique, composition – publication –
création se marchent sur les pieds et conduisent à des anachronismes dans
l'établissement du catalogue ; c'est le cas ici. La chronologie exacte étant
:
Numéro du Quatuor et Opus
Tonalité
Date de composition
N°12 Opus 127
N°13 Opus 130
Grande Fugue Opus 133
N°15 Opus 132
N°14 Opus 131
N°16 Opus 135
Mi ♭ majeur
Si ♭ majeur
Si ♭ majeur
La mineur
Ut #mineur
Fa majeur
1824
1824-1825
1825
1823-1825
1826
1826
Ignaz Schuppanzigh
Le magnifique
Opus 132
et son adagio (inspiré par Goethe) de seize minutes, bouleversant à
faire pleurer les galets d'Etretat, est donc légèrement antérieur à l'opus 131
que nous écoutons ce jour. Ça ne parait pas important, mais l'agencement en
cinq mouvements du premier et en sept pour le suivant
établit un lien formel totalement inédit dans le genre qui, telle la
symphonie, doit requérir un plan en quatre mouvements aux tempos normalisés
depuis l'âge classique : vif-lent-vif-vif ! L'Opus 131est donc l'avant denier quatuor
composé et
Beethoven enhardi adopte une construction a priori hétérogène en 7 parties jouées en
continu ; on parle de mouvements par habitude car les indications de
changement de tempos sur la
Partition
le suggèrent. Certains musicologues en comptent 5 ou 6, libre à eux. Je n'ai
pas d'avis face à un bloc de quarante pages de 5 x 4 portées sans aucune
mention de mouvements numérotés. Je n'ai jamais vu une autre organisation
dans un livret ou programme.
On imagine trop un
Beethoven
un tantinet poivrot et cyclothymique. À lire les péripéties de l'écriture de
l'opus 131, on découvre un
homme
capable d'humour, de facétie, et de réparties bien troussées, soit drôles
soit cinglantes, ces dernières apportant son lot d'inimitiés. Comme souvent,
merci à Jean Massin de contribuer à mon propos grâce à son ouvrage
légendaire.
Impossible de dissocier la composition des six œuvres cités plus haut de
leurs créateurs en concert, à savoir le
Quatuor Schuppanzigh II
(1823-1829) dont les membres à l'époque sont
Ignaz Schuppanzigh
(1776-1830),
Karl Holz
(1798-1868),
Franz Weiß
(1778-1830),
Joseph Linke
(1783-1837).
Ignaz Schuppanzigh
est le premier violoniste suffisamment virtuose et attentif aux intentions
esthétiques et émotionnels des quatuors modernes depuis
Mozart
et
Haydn
à savoir donner vie à des œuvres aussi avant-gardistes. J'avais déjà évoqué
cet ensemble, pionnier dans l'histoire des quatuors professionnels, dans les
billets consacrés à l'Opus 132
de
Beethoven
et au
quatuor N°13
"Rosamunde" de
Schubert
(Index).
Beethoven sur son lit de mort
Bien plus que second violon de talent,
Karl Holz
assure la fonction de secrétaire particulier de
Beethoven. Ce dernier lui confit après l'écriture et la création des trois premiers
quatuors du tableau (Opus 127 à132) : "Mon bon, il m'est encore tombé dans l'esprit quelques idées dont je
veux tirer profit !". Il se met au travail de manière acharnée et – je passe sur nombre de
périphéries – et envoie en 1826 à son éditeur Schott un
étrange manuscrit portant la mention "Volés de-ci et de-là, et recollés ensemble".
Beethoven
n'étant pas coutumier des parodies de l'époque baroque (comprendre du
recyclage 😊), Schott fait savoir à
Beethoven qu'il attendait un quatuor "neuf".
Beethoven amusé lui répond en résumé que sa "note était une plaisanterie et que la partition est toute
nouvelle" et non du bric-à-brac, même si l'œuvre se présente sous une forme
ininterrompue de sections". Cet épisode amusant nous renvoie à un autre
échange avec
Karl Holz
enthousiaste lors de la publication de l'Opus 130
comportant six mouvements dont la Grand Fugue en guise de
final. "Chacun dans son genre ! L'art veut que nous ne restions pas à la même
place. Vous connaîtrez bientôt un nouveau genre de la conduite des
parties. Et quant à l'imagination, Dieu merci ! nous en manquons moins
que jamais". À noter que cette nouvelle règle de construction en nombreuses parties,
s'écartant donc de la forme habituelle en quatre mouvements sera la
signature de ces grands quatuors de la fin de la vie de
Beethoven.
Une remarque toute personnelle : Sur les sept mouvements, quatre (1, 4, 5
et 7) ont une durée significative, entre
7 et 14 minutes environ. À l'inverse, les
petits mouvements intermédiaires se limitent à
45 secondes, 2 et 3 minutes ! Ces
pseudos intermèdes intervenant sans transition semblent cimenter par une
méthode qui sera courante au XXème siècle un quatuor somme tout
très semblable dans son organisation globale à ceux des
Opus 18
ou
59, par exemple, et même à tout le répertoire du genre des confrères
précédents notamment
Mozart
et
Haydn. Cela explique que malgré la crainte de l'éditeur Schott de publier
un chaos pour cordes, l'équilibre de l'œuvre est certes déroutant mais
parfait dans sa fantaisie.
Violon Mati
de Louis XIV
Il serait vain de commenter un ouvrage d'une telle richesse en termes de
recherche de nouvelles voies d'écriture, en un mot, partager ma perception
de l'instant musical à l'aide de métaphores plus ou moins subjectives quant
à la nature des images ou émotions que
Beethoven aurait voulu susciter…
Les ruptures du discours n'existent pas entre chaque mouvement, ainsi
l'Allegro molto vivace s'enchaîne
pp sans même un demi-soupir après les dernières notes de l'Adagio ma non troppo e molto espressivo
fugué initial, au ton oscillant entre mélancolie et onirisme.
Beethoven a inscrit Attaca au-dessus d'un point
d'orgue (juste une demi-pause) pour bien préciser que le basculement du
presto vers l'Adagio quasi un poco andante
doit surprendre, ne pas traîner, son dada depuis le motif fulgurant "du
destin" débutant la
5ème symphonie… Les premières mesures de la fugue finale notée
Allegro jaillissent ff dès la
dernière note de l'Adagio quasi un poco andante qui ne comporte que trois portées. Inutile de préciser que les changements
de tonalités et que les altérations chromatiques foisonnent.
Du respect de l'écriture beethovenienne de la fugue introductive dépend
notre capacité à suivre ce quatuor d'une imagination folle.
Beethoven avait un faible pour cet avant dernier opus.
Schumann
donna aussi son avis à propos des
opus 127
et
131
"qui avaient une grandeur… qu'aucun mot ne peut exprimer. Ils me
semblent se tenir… à la limite extrême de tout ce qui a été atteint
jusqu'ici par l'art et l'imagination humains." Violon I, violon II, alto et enfin violoncelle élaborent la fugue qui
doit chanter en suivant les indications crescendo decrescendo du maître,
chanter et vivre. C'est le cas avec
Quatuor Takács. et hélas un peu timoré avec
le
Quartetto Italiano
malgré le velouté somptueux de leurs timbres. C'est dire si
Ludwig van
a placé la barre à un sommet qui restera longtemps inatteignable, jusqu'à
Bartok pour les spécialistes…
Voici le minutage y compris pour les variations.
Lusinghiero, terme peu usuel en musique
choisi pour affiner le tempo de la 3ème variation se traduit par
"flatteur".
[00:00] I. Adagio ma non troppo e molto espressivo (fugue)
[07:59] II. Allegro molto vivace
[10:57] III. Allegro moderato - Adagio
[11:39] IV. Andante ma non troppo e molto cantabile - [12:48] Più mosso
- [13:54] Andante moderato e lusinghiero - [19:07] Adagio - Allegretto -
[21:59] Adagio, ma non troppo e semplice - [25:44] Allegretto.
[27:21] V. Presto
[29:40] VI. Adagio quasi un poco andante
[31:56] VII. Allegro (fugue)
Écoute au casque ou avec des enceintes additionnelles plus que
conseillée.
Le son des PC, sauf exception, est vraiment une injure à la
musique…
~~~~~~~~~~~~~~~
Quatuor Takács en 2022
Parmi une discographie pléthorique des quatuors de
Beethoven, choisir l'interprétation clé de la chronique est forcément subjectif. En
général je tiens compte de la cote d'un ensemble instrumental appliquée par
les critiques professionnels et de mon plaisir à l'écoute de diverses
versions. J'essaie dans la mesure du possible pour les cycles majeurs de
symphonies, quatuors, etc. de changer d'interprètes systématiquement. Dans
les trois articles précédents concernant 3 quatuors majeurs de
Beethoven
: 3 CD vedettes et 9 suggestions alternatives pour promouvoir des grands
quatuors ayant aussi fait leur preuve au fil des décennies dans ce
répertoire.
Donc pour ce quatuor difficile, j'ai retenu le quatuor
Takács
après écoute et en étant influencé par des critiques élogieuses tant dans la
presse que par la lecture des avis de commentateurs réputés "sérieux"… J'ai
déjà donné mon avis un soupçon réservé sur l'interprétation un rien
métaphysique des
Italiano
; inutile d'ajouter que le double album, sujet de chronique pour l'Opus 132
reste une merveille. Nema qui est passée écouter avec
Sonia dans mon bureau a adoré les
Italiano
et se fiche de mes chichis sur l'accentuation dans l'introduction de la
fugue 😊. Par contre, elle n'aime pas le son du violon I des
Takács. Un jour, un lecteur trouvait ces considérations un peu snobs (pas
exprimée de façon aussi courtoise 😊). La magie de l'écoute classique (et
peut-être pas que) tient pourtant en partie à ces confrontations entre les
sensibilités des interprètes et les réceptivités des mélomanes ; une
activité tout aussi gourmande que participer à des dégustations de grands
crus organisées par les œnologues.
Niccolò Amati (1596-1684)
En 1975, quatre jeunes instrumentistes hongrois fondent le quatuor
Takács. Rapidement, il gagne nombre de concours internationaux d'Evian à Budapest
en passant par Portsmouth… Après une tournée triomphale aux USA en
1982, il décide d'émigrer avec femmes et enfants en Amérique.
L'université du Colorado à Boulder leur propose en 1986 un poste de
quatuor en résidence. En 1996, le premier violon
Gábor Takács-Nagy quitte le quatuor pour le poste de 1er violon de l'Orchestre du Festival de Budapest d'Iván Fischer.
Le virtuose anglais
Edward Dusinberre
lui succède. Un an plus tard, plus dramatique, l'altiste
GáborOrmai
atteint d'un cancer qui l'emporte très vite cède son poste à l'altiste
Roger Tapping
qui quittera le groupe juste après la fin de l'enregistrement de leur
intégrale
Beethoven.
Geraldine Walther
a pris la relève d'où une féminisation du quatuor sur les photos récentes…
Enfin en 2018HarumiRhodes
a intégré le quatuor comme second violon…
Je ne suis pas le seul à avoir apprécier la verve et les contrastes de leur
interprétation de l'Opus 132. Après la publication des "derniers quatuors" en 2005, Alex Ross écrivait dans Le New Yorker "Le Quatuor Takács a enregistré l'intégrale des quatuors de Beethoven,
et leur somme, maintenant achevée, est la version la plus richement
expressive de ce cycle titanesque."… Hein ! Je vous gâte 😊.
Leur discographie notamment pour le répertoire classique et romantique est
de premier intérêt. Pour l'anecdote, les quatre membres jouent sur des
instruments des luthiers de la famille Amati, celui du second violon
ayant été fabriqué pour Louis XIV. Mazette ! Notez bien que je ne
savais pas que notre roi soleil en jouait !!
~~~~~~~~~~~~~~~
On termine avec quelques suggestions haut de gamme : L'interprétation du
Quatuor Vlach de 1967 est toujours disponible ; une tempête qui n'a pas pris une
ride. (Supraphon – 1967 - 6/6). Ceux qui comme moi aiment les
quatuors expressifs et soucieux de l'articulation, apprécieront le testament
du
Quatuor Lasalle. La fugue initiale atteint un pathétisme glaçant. Un monument du disque
(Brillant Classic – DG original – 1977 – 6/6).
Il existe une transcription pour orchestre à cordes de certains quatuors
dont le
14ème. Les amateurs de cordes aimeront celles de Vienne malgré l'omniprésence
des contrebasses jouant en duo avec les violoncelles. D'autres trouveront
l'idée emphatique et boursouflée. C'est selon. À ma connaissance, seul
l'hédoniste
Leonard Bernstein
réussit à nous passionner ; la fugue initiale est, comment dire, bourrative.
(DG – 1979 – 3/6).