On s'obstine à croire que tout est à créer, et que pour être désormais crédible artistiquement il est impératif de faire abstraction du passé. Mieux vaut sonner comme de la bouse infâme, ou comme une avalanche de casseroles, plutôt que de "se corrompre" avec un passé forcément obsolète. Comme si nos esgourdes et nos neurones pouvaient être différents de celles qui existaient d'une poignée d'années en arrière. Ou d'une décennie, ou d'un siècle, ou d'un millénaire. Tant bien même on aurait relevé depuis les années soixante (voire peu avant), la présence nouvelle d'un isotope dans le corps humain. Présence peut-être due aux multiples essais nucléaires ; principalement ceux atmosphériques, extra-atmosphériques et sous-marins. D'où la lettre commune de divers scientifiques envoyée aux puissances nucléaires - ou en passe de le devenir -. Lettre qui a probablement encouragé le traité du 5 août 1963. Mais là n'est pas le sujet. On digresse... Comme d'habitude... C'est à peu près la même chose en peinture, voire pire. Où comment un peintre fait fortune en se contentant exclusivement de badigeonner des toiles de noir pendant des décennies, quand d'autres artistes, plausiblement plus méritants, sont moqués et crèvent la dalle. Parallèlement, un dessinateur de BD, aussi talentueux soit-il, certainement plus que le badigeonneur, ne sera en comparaison qu'un amuseur qu'on tolère.
Pourtant, parfois, on pourrait se poser la question de savoir si finalement, tout ne serait qu'un éternel recommencement. Ou du moins, que les œuvres se nourrissent d'elles-mêmes, dans un cercle infini, tel l'Ouroboros - figure du fond des âges, dragon ou serpent se mordant la queue. Que rien ne vient du néant - mais, le néant existe-t-il ? Ainsi, on en a pu constater en musique que bien des groupes parmi les plus célèbres n'ont fait que piocher à droite et à gauche. Pas seulement dans le Blues et le Jazz du siècle dernier, mais aussi dans le folk dont les racines peuvent traverser les siècles. Longtemps et inlassablement, Ritchie Blackmore a clamé puiser dans la musique classique. Ce qui, par un effet de ruissellement, a rejailli sur une multitude d'autres musiciens pour les années à venir -, tels Randy Rhoads, Uli Jon Roth, Yngwie Malmsteen et même Eddie Van Halen (qui a étudié la théorie musicale avec son frère) qui n'auraient jamais été ce qu'ils sont sans cet énorme héritage de la musique classique - qu'elle soit baroque, sacrée, romantique ou de la Renaissance. Et ne parlons pas des Keith Emerson, Jon Lord, Matthew Fisher, Rick Wakeman, Jens Johansson, Don Airey. De la même façon, l'influence de Bach sur les Beatles a souvent aussi été mise en avant.
Ainsi, on peut trouver "dans notre passé", bien des choses qui pourraient même parfois paraître modernes, avant-gardistes. Qui sait si dans les temps antédiluviens, quelques trublions n'auraient pas sonné comme un Tony Iommi, un Angus Young ou Leslie West en acoustique. Ben ouais... pourquoi pas. On a bien entendu Thin Lizzy, BTO, Rare Earth, Queen et AC/DC dans "A Knight's Tale" 😁 ! Sans oublier que messieurs René Goscinny et Albert Uderzo (paix à l'âme de ces deux génies) laissaient entendre que leur barde, du moins celui du village gaulois, dernier bastion de résistance face à l'envahisseur "civilisateur", était très en avance sur son temps. Incompris de ses congénères, seul le jeune et mal nommé Goudurix, venu de Lutèce pour devenir un homme auprès de son oncle, le chef du village, sait voir dans ce barde singulier et rejeté, le potentiel avant-gardiste. Mais Goudurix, lui-même, pas manchot sur une harpe, serait plutôt... rock'n'roll 😁
C'est là qu'on fait le lien (tiré par les cheveux, le lien) avec Turlough O'Carolan. Celui qui est parfois considéré comme l'un des derniers bardes irlandais. O'Carolan est né en 1670, à Nobber, un petit village où trône désormais sa statue. Mais c'est au sein de la famille noble des MacDermot Roe qu'il fait son initiation à la musique. Ses parents (1), entrés au service de ce clan (dont l'un des ancêtres fut roi du Magh Luirg), le jeune Turlough est remarqué par la maîtresse de maison, Madame MacDermot Roe, qui s'entiche de ce garçon de quatorze ayant un certain don pour la poésie. Elle fait en sorte qu'il ait de l'instruction et l'initie à la musique. C'est là qu'il fait ses premiers pas avec l'instrument-roi de l'Irlande : la harpe.
On raconte qu'à cette époque, toutes les grandes maisons de l'aristocratie irlandaise se devaient d'avoir au moins une harpe dans leurs murs. Prête à égayer festivités et soirées. Le public était assez exigeant, attendant souvent le meilleur de celui se risquant à empoigner l'instrument. Surtout des professionnels qui parcouraient inlassablement la verte Erin en quête d'un public, se produisant dans les pubs - des plus accueillants aux plus mal famés -, dans les villages et autres bourgades et dans de riches demeures. Parfois, à la demande de leurs hôtes, ils séjournaient un temps auprès d'un clan pour les instruire en musique ou en poésie. Il va sans dire que les cachets n'étaient pas particulièrement mirobolants, cependant un bon musicien doublé d'un bon conteur et improvisateur, pouvait faire vivre correctement sa famille. Toutefois, en restant assez modeste. Autant faire une croix sur les carrosses de luxe, les chevaux de course, les manoirs, piscines et jacuzzis. (en même temps, en Irlande, les piscines et jacuzzis, c'est pas trop le truc). Mieux valait avoir la santé et le jarret solide pour traverser de long en large "l'île verte" et gagner son pécule. Ou sinon, avoir la chance d'être soutenu par un mécène. Ce qui fut le cas pour O'Carolan.
La perte de la vue dans sa dix-huitième année (à la suite de la variole) ne l'empêche pas de continuer à composer, puis à la vingtaine révolue, à partir sur la route, parcourir l'Irlande - Carolan's Irish Tour ! Cependant, "it's a long way to the top", et à ses débuts, il n'est pas encore le virtuose que toutes les grandes maisons d'Irlande vont s'arracher. C'est sur la route qu'il s'améliore et peaufine son art, jusqu'à ce qu'enfin, son nom soit célébré dans tout le pays. Sa perpétuelle bonne humeur et sa probité renforcent sa notoriété qui en font le musicien le plus célébré et le plus sollicité du pays. Même les familles nobles anglaises se l'arrachent. C'est un invité d'honneur jouissant d'une réputation nationale. On le dit de bonne compagnie, aimant autant la répartie que le bon whisky - il ne refuse pas non plus un bon verre de vin. Mais surtout, sa musique ravit les sens. Et dans la tradition des bardes irlandais, en plus de ses poèmes déclamés au son de sa harpe, il sait composer à l'envie, et avec tact et délicatesse, une ode à son hôte et à sa maison.
On lui prête une oreille fine, qui lui permet non seulement de reprendre aisément un air ou une mélodie qu'il retranscrit sur sa harpe (de 35 cordes de fer), mais aussi de se nourrir de nouvelles sonorités pour développer sa musique. Ainsi, on pense qu'il aurait pioché dans la musique italienne pour enrichir sa musique d'airs plus guillerets et ensoleillés. Il avoue d'ailleurs être enchanté par ce qu'il a pu entendre des Vivaldi et Arcangelo Corelli. Vers la fin de sa vie, il a l'occasion de rencontrer à Dublin Francesco Geminiani - compositeur et violoniste qui s'expatrie en Angleterre, avant de finir ses jours à Dublin - qu'il admire. Ce serait cette rencontre qui aurait amorcé la composition de son "Carolan's concerto".
A la fin de sa vie, lorsqu'il sent ses forces le quitter, il retourne auprès de la maison des MacDermott. Là où tout a commencé, et probablement sans laquelle sa vie aurait pu être tout autre, certainement moins riche. Là, déjà affaibli, mais entouré d'amis et de Mrs MacDermott, il compose et interprète "Farewell to Music". Composition qui demeure un classique de la musique irlandaise. La légende raconte qu'à son décès, le 25 mars 1738, il fut veillé pendant cinq jours et cinq nuits, et que tous (ou presque) les harpistes d'Irlande se présentèrent à ses funérailles. Il laisse derrière lui sept enfants - (crénom !), dont six filles (Vingt diou !) (3) - et un patrimoine qui va traverser les siècles, grâce à des générations de harpistes, mais aussi de musiciens divers, qui ne cesseront de rendre hommage à Turlough O'Carolan. Jusqu'à nos jours avec les harpistes proches de la tradition, mais aussi à travers des groupes populaires tels que les Dubliners, The Chieftains, ainsi que les moins connus Planxty dont le patronyme même rend hommage à O'Carolan (2). Il est inhumé à Keadew, dans le comté de Roscommon, où une stèle a été érigée en 1978.
Il y a quelques années, en 2001, l'excellent guitariste Pascal Bournet prend l'initiative de retranscrire à la guitare (pour la seconde fois), quelques morceaux choisis d'O'Carolan, en l'accommodant de violons, de mandoline, de sistre et de mandole (le tout tenu par Robert Le Gall), de flûte à bec (par Benoit Sauvé), d'un second guitariste (Claude Engel, qu'on ne présente plus) et de sobres percussions. Le projet est baptisé "The Spirit of Ireland - Celebrating O'Carolan (1670-1738)". Il en résulte une musique sublimée, rendant un formidable hommage à la beauté des compositions d'O'Carolan. Pascal Bournet explique avoir puisé dans une source des plus sérieuses et documentées, soit les deux volumes de Donal O'Sullivan - le fils d'O'Carolan - professeur de Harpe - édita en 1747 une vingtaine de compositions de son défunt père. Toutefois, il spécifie que n'ayant pas d'indications sur l'harmonisation ou la conduite des basses, il a fait ici le choix de "l'instrumentation, en cherchant une sonorité entre musique traditionnelle et musique baroque, entre Irlande et Italie". La seconde restant minoritaire.
Le fruit de Pascal Bournet est magnifique. Un pur ravissement qui nous émerveille devant la modernité de certaines pièces (sur le final de "Colonel Irwin", le morceau semble étrangement dériver vers des sonorités jazz [!] ) et la délicatesse d'autres. En dépit de la cécité de son compositeur, de chatoyantes couleurs jaillissent de ces morceaux, où le monde des fées et des hommes ne font plus qu'un dans une salutaire concorde. C'est une ode à la vie, à la joie et à la paix (bien que certaines pièces aient été écrites en mémoire d'un cher disparu, d'une bataille, d'un mythe guerrier). Où l'humain, à l'aide d'instruments divers, essaie de reproduire le chant des oiseaux et de la nature. Un pur enchantement. A sa sortie, ce disque fut justement honoré du label "Diapason d'Or", par la revue "Diapason", et du "Choc" par la revue "Le Monde de la Musique".
(1) Son père savait autant manier la charrue et la faux, que la forge.
(2) Le terme "planxty" était utilisé par O'Carolan pour désigner une chanson dédiée à une personne. Ainsi, "Mrs Bermigham" pouvait être présentée par O'Carolan simplement par "planxty Mrs Bermighan".
(3) Son épouse, Mary Maguire, décède en 1733.
Hélas, aucun extrait de ce disque🎶🍀
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