mercredi 17 février 2021

PEE WEE CRAYTON "Things I Used To Do" (1971), by Bruno



     A n'en pas douter, Pee Wee Crayton était l'un des hommes forts de la guitare Blues de sa génération. Il est pourtant resté inconnu du "grand public", mais admiré par les passionnés de Blues. Les institutions le considèrent comme l'un des pionniers du Blues californien. Un West Coast Blues qui ne s'est jamais départi de ses racines prolétaires, affichant fièrement une facette rugueuse, parfois même mal dégrossie. 
   

 Né Connie Curtis Crayton, le 18 décembre 1914, au Texas, à Liberty Hall. Son père décède alors qu'il n'a que trois ans, obligeant sa mère à partir pour Austin, où elle aura plus de facilités à trouver du travail. Connie Crayton fait ses premiers pas en musique avec un Ukulélé, dont la taille réduite en fait l'instrument idéal pour les enfants. Il passe ensuite au banjo, puis s'initie aux rudiments de la trompette, ce qui lui permet d'incorporer une fanfare.
   A vingt et un ans, il part chercher du travail en Californie. Il en trouve à Los Angeles, dans une usine Chevrolet. Puis, il déménage pour Oakland où son frère lui dégote un emploi dans le célèbre Mare Island Naval Shipyard de l'US Navy. Ce célèbre chantier naval qui va bientôt atteindre son plein essor, suivit de son taux record d'employés, grâce à l'effort de guerre ; en l'occurrence celui demandé par la guerre du Pacifique (plus de 40 000 employés dans les années 40). C'est là, à Oakland, qu'il se met, tardivement, à la guitare. 
Cependant, après son mariage, il doit faire un choix, et délaisse alors totalement la musique.
Jusqu'à ce qu'il tombe sur un disque de Benny Goodman où le jeu de Charlie Christian réveille en lui le besoin irrépressible d'empoigner une guitare.
   Il prend alors des cours, et, 
bien qu'à cette époque son intérêt majeur se porte plutôt sur le Jazz, apprend rapidement à maîtriser quelques accords de base de Country blues.
Une fois de solides bases acquises, il s'offre une Epiphone et un ampli pour assurer des soirées qui deviennent bientôt régulières, et surtout une source de revenu complémentaire non négligeable. Puis une Vega Duo-Tron, et enfin une Gibson ES-150 avec encore le célèbre micro Charlie Christian.

     Il aurait pu longtemps se contenter de sa routine, s'il n'avait assisté à une prestation de T-Bone Walker. Un des pionniers de la guitare électrique. Ébloui par le jeu et la prestance du Texan, Crayton se présente et presse T-Bone de l'instruire, de lui inculquer sa technique, au moins les bases de son jeu fluide, alliant le Jazz au Blues. Devant l'engouement de Crayton, Walker accepte. 
   Crayton absorbe comme une éponge les enseignements de Walker. Son jeu s'en retrouve suffisamment enrichi pour lui permettre de fonder un trio et de jouer ponctuellement dans divers clubs d'Oakland, de San Francisco et de Los Angeles. A partir de 1945, il commence à jouer régulièrement dans divers clubs d'Oakland, accompagnant Jimmy Whiterspoon  et le baron du Boogie, le pianiste Ivory Joe Hunter (bientôt auteur de quelques classiques de Blues et de Rhythm'n'Blues, dont une poignée s'installent dans les charts de R'n'B, grimpant parfois jusqu'à la première place). C'est avec ce dernier qu'il réalise ses premières séances studio sous le nom de Pee Wee Crayton (un surnom affectueux remontant à son enfance, donné par son père, en référence à un pianiste Texan).

     Pee Wee marque pour la première fois l'histoire en 1948, avec le célèbre "Blues After Hours", n°1 dans la catégorie "race music" - seul instrumental de guitare à avoir 
jamais occupé une première place -. Puis avec "Texas Hop". Deux pièces qui font date et qui sont érigés en canon du Blues californien. Bien que l'on puisse reprocher au premier, certes beau, fluide et coulé, de n'être que l'application des cours de T-Bone Walker, de manquer donc de personnalité ; le second par contre, couché sur un rythme Boogie, possède quelques prémices de Rock'n'Roll cher à Chuck Berry (qui a bien dû étudier les disques de Pee Wee) et aussi pas mal de Clarence Gatemouth Brown. L'année suivante, en 1949, il obtient n nouveau succès avec une douce ballade, "I Love You So", dans le style d'un Charles Brown. 
Son nom est désormais connu dans toute la Californie (à l'exception de la majorité des blancs). Jusqu'en 1958, avec un arrêt de quelques mois en 1953 suite à un grave accident de voiture, il ne cesse d'enregistrer des 45 tours (pour Imperial, Vee-Jay et Modern) ; majoritairement des ballades, entre Rhythm'n'Blues sentimental et slow-blues cuivré, et généralement promues à un certain succès commercial. Il devient une référence pour les guitaristes de Blues. Alors que lui même se considérait comme un musicien plutôt rudimentaire. Mickey Baker, Lowell Fulson et John Hearstman revendiquent son influence. On raconte aussi qu'Elvis Presley l'aurait bien observé pour sa gestuelle scénique.

     Mais, arrivé aux années soixante, son blues typé ne fait plus recette, les amateurs orientant désormais leurs oreilles vers Chicago. Il ne profite même pas du revival de ces années-là, plus orientées vers le Country-blues. Ainsi, cela aurait pu être la fin, et Crayton aurait pu raccrocher sa guitare, s'effacer des mémoires, sans avoir eu l'opportunité d'enregistrer un "long-player". Jusqu'à ce qu'un jour, quelques amateurs éclairés aient la bonne idée de sortir une compilation de ses meilleures faces, bien des années plus tard.
   En dépit de cette défection, il garde néanmoins le contact avec la scène et les studios en travaillant pour d'autres, dont Ray Charles, et divers petits labels obscurs. En Californie bien sûr, mais aussi dans le Michigan, et plus particulièrement à Detroit et dans ses banlieues qui comportent une forte communauté afro-américaine. Cependant, désormais la musique ne suffit plus pour subvenir à ses besoins les plus élémentaires, il doit se résoudre à prendre un emploi de camionneur lui assurant un revenu fixe. 


 Ce n'est qu'en 1969 qu'il fait un bien discret retour discographique avec le sympathique "Funky Blues" du Sunset Blues Band (majoritairement dans le style du Roomful of Blues), exhumation de séances réalisées à Los Angeles en 1964, où il ne joue et chante que sur quelques chansons ("Piney Brown Blues"). Bien qu'à l'origine non crédité, sa voix - les rares fois où il chante - et ses soli sont immédiatement reconnaissables.

     Le salut arrive par l'intermédiaire de son ami Johnny Otis qui l'invite à rejoindre son "Johnny Otis Show". Cette "revue", parfois décriée par les puristes, qui l'accusent parfois d'opportunisme, arpente régulièrement le continent Nord Américain et est devenue une institution. Johnny Otis qui fait office de présentateur, chef d'orchestre, pianiste occasionnel, chanteur occasionnel, choriste, traîne autant de vieilles gloires en perte de vitesse, que de jeunes recrues (dont bientôt son fils, Shuggie - en même temps que Pee Wee -). La prestation au festival Jazz de Monterey de 1970, qui aurait fait sensation, est restée célèbre notamment grâce son immortalisation dans la cire, via le double live "The Johnny Otis Show Live At Monterey". On raconte que la prestation de Pee Wee avec la reprise de "Things I Used to Do" a été pour beaucoup une révélation. Malgré des cuivres assez patauds et le vibraphone incongru d'Otis. Enfin, cette remise en selle grâce à une revue prisée, y compris - ou surtout - du public blanc, permet une signature chez Vanguard Records.

     A 55 ans, Pee Wee Crayton réalise enfin, son premier album : "Things I Used To Do". Et quel album. Un grand classique. Un must. Alors, oui, hélas, il n'y a que deux chansons sur onze de sa main. C'est rachitique. Toutefois sur les reprises, il impose son style, son caractère, ce qui en fait des versions - certes reconnaissables - mais personnalisées. Si à l'origine cet album avait dans l'espoir de conquérir un public blanc - qui avait donc déjà manifesté son enthousiasme lors du Johnny Otis Show -, à sa sortie il prit carrément le bouillon. Pourtant, tous les spécialistes de Blues s'accordent - une fois n'est pas coutume - pour l'élever au rang de classique. Peut-être que s'il avait pu être commercialisé un peu plus tôt, il en aurait été autrement. On pense souvent à l'ambiance du magistral "A Man and The Blues" de Buddy Guy (édité par le même label), même si Crayton se démarque du Chicago Blues. 
Quelques années auparavant, avec T-Bone

   Son style, bien que généralement défini comme du West Coast Blues, n'en porte pourtant pas moins quelques ingrédients texans. Notamment son débit et son phrasé de guitare qui, sur cet album, peuvent quelquefois évoquer T-Bone Walker, Joe "Guitar" Hughes, Johnny Copeland, et même, exceptionnellement, Freddie King (sur "Piece of Mind"). Et puis, il brouille les pistes avec "Things I Used to Do", le slow-blues rêche et poignant d' Eddie "Guitar Slim" Jones (grand showman dont l'attitude scénique inspira Hendrix et Buddy Guy -  déjà dans les années 50, il jouait de la guitare derrière la nuque et traversait son public en jouant un long solo -), apparenté à la scène New-orléanaise, tandis qu'Albert Collins, d'ailleurs pur produit texan, en fit un classique de son répertoire. Sans oublier que Chuck Berry en avait fait lui aussi un de ses chevaux de bataille depuis quelques années, dans une lecture également personnelle.

   Et en parlant d'Albert Collins, il semblerait que le traitement administré au slow-blues nonchalant de Ray Charles, "But On the Other Hand", - tant au niveau du chant que de l'attaque de la guitare -, lui ait servi de source d'inspiration.

   L'album alterne slow-blues élégants, enluminés de piano jazzy, et morceaux enjoués, tel le classieux "Every Night" qui ouvre l'album et "Piece of Mind". Parfois fougueux comme "You Were Wrong", le bouillant "Let the Good Times Roll" d'Earl King (1) 

   Plus étonnant, Crayton reprend "Long Tall Texan", petit hit de 1959 de Doo-Wop (de Henry Strzelecki avec les Four Flickers), devenu un classique de la musique Américaine grâce à ses nombreuses reprises, notamment par les Kingsmen et surtout les Beach Boys. Alors que les multiples versions en ont fait un classique de la Country, plus rarement de la Surf-music, Pee-Wee la teinte de Blues, comme si c'était l'orchestre d'Howlin' Wolf, avec Hubert Sumlin, qui faisait une petite incursion dans la Country.
 
     Désormais, remis sur les rails, sans pour autant déplacer les montagnes, Pee Wee Crayton ne va plus quitter les planches jusqu'en 1985. Année où il décède le 25 juin, laissant sa Fender Stratocaster '54 Red Fiesta orpheline. Une des premières Stratocaster - et donc forcément avec un manche en érable - à avoir, d'après la légende, posé sa marque sur bande magnétique en studio. Précisément le 29 avril 1954, au studio Apollo, sur la chanson "Do Unto Others". Une pièce coincée entre Louis Prima et Chuck Berry. Une guitare - offerte par son ami Leo Fender en personne, peut-être un prototype - qu'il ne lâcha jamais, et qui l'accompagna sur toutes les scènes jusqu'à la fin (même si, de temps à autre, il sortait de son étui une majestueuse Les Paul Sunburst). Le Custom Shop de Fender a réalisé une série de répliques de cette Stratocaster 54', devenue quasi mythique, avec les traces d'usures qui s'imposent. Son prix bien confortable, la rend difficilement accessible. Il existe néanmoins un modèle plus accessible, mais avec une touche en palissandre.



(1) Chanson plus tard rebaptisée "Come On", incorporée très tôt par le jeune Johnny Allen Hendrix à son répertoire scénique et par la suite gravée sur un double disque. Elle a manifestement servi à ce dernier de modèle pour ces parties de guitares enlevées.



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