On ne peut commencer cette chronique sans poser l’éternelle question : Qu’est-ce que le blues ? On pourrait ressasser l’éternel lieu commun du pauvre esclave brisé par son travail dans les champs de coton, du damné de la terre exorcisant sa douleur dans de grandes complaintes. Dans sa biographie retranscrite par Quincy Troupe, Miles Davis exprimait son mépris pour cette vision réductrice. Il y voyait une autre marque du racisme de son pays, une façon de figer le noir dans une posture de soumission. Ce blues-là a pourtant existé, c’est même en grande partie lui qui donna naissance au rock'n roll, mais cette musique ne se résumait pas aux contemporains de BB King. Elle fut d’abord un chant, mélange de spiritual et de gospel. Cette oraison est déjà décrite par Thomas Jefferson en 1786, elle sert ensuite de toile de fond aux ménestrels shows joués par des noirs et des blancs aux visages noircis par le charbon.
Quelques années après son apparition dans ces spectacles parfois douteux, le blues fait son entrée dans les églises évangéliques. C’est ainsi que cette musique marqua toute une génération de musiciens, l’album « Kind of blue » devait d’ailleurs refléter l’ambiance particulière de ces prestations mystiques. Des années avant les premiers accords de BB King et autres Muddy Waters, Count Basie et Duke Ellington célébrèrent le blues dans de grands big bands. Cette musique eu ensuite une influence primordiale sur une bonne partie des musiciens bop. Ce qui lie Blind Willie Jefferson et Miles Davis, Son House et Count Basie, c’est ce phrasé si particulier.
Le blues fut et reste le chant de l’homme s’interrogeant sur sa place dans le monde, le mode d’expression d’un peuple qui fut persécuté autant que la plus grande marque de son génie. [photo à droite : Elvin Jones aux baguettes] Le blues fut créé par des noirs mais brise toutes les barrières que l’Amérique monta entre les races. Ces disques furent d’abord isolés dans des bacs à part, leur beauté ridiculisant tous les préjugés racistes. Le blues est le chant de l’homme au bord de l’abîme, l’émotion du musicien célébrant ses joies et ses doutes, l’expression des tourments de l’homme et de son amour pour sa fragile existence. C’est la mère des plus grandes musiques, la fille de chants mystiques et d’émotions beaucoup plus concrètes. C’est la vie dans ce qu’elle a de plus bouleversant, une musique dessinant le paradis tel qu’aucun illuminé ne put l’imaginer. C’est aussi une musique faite pour John Coltrane.
[photo : Coltrane et son pianiste McCoy Tyner] Comme lui, le blues a inventé des codes dans le seul but de les dépasser, de les réinventer, de les moderniser. Coltrane nage dans ce classicisme comme un somptueux poisson dans une mer apaisée, il donne à ses détracteurs le traditionalisme qu’ils réclamèrent à grands cris, sans complétement s’y conformer. Dans cette ambiance, McCoy Tyner fait penser à un pianiste jouant une mélodie de fin de soirée, à l’heure où les clients du bar sont plongés dans une douce ivresse. Pour caresser le public dans le sens du poil, les tapis de sons de Trane sont tissés avec des notes douces comme le coton.
Par malice, le saxophoniste glisse dans cet édredon quelques notes plus acérées, histoire de rappeler que ces chants avant-gardistes et son respect de la tradition furent toujours liés. « Play the blues » est aussi l’album où la symbiose Tyner/Coltrane est la plus évidente. Le pianiste tricote un matelas relaxant, que l’auteur de « Giant steps » épaissit à grands coups de chorus nuageux. Entre ses mains, toutes les beautés du blues s’épanouissent. Il y a d’abord la grandeur de ce swing poussiéreux, que l’on redécouvre telle une imposante cathédrale sur « Blues to Elvin ». Vient ensuite la solennité de « Blues for Bechet », titre où le piano se tait pour laisser le soprano et la rythmique monter progressivement en puissance, comme si ils accompagnaient l’âme du grand Sydney vers les paradis qu’elle mérite.
C’est un blues plus nerveux et avant-gardiste que déploie « Mr Day », Trane prenant un malin plaisir à accentuer la vélocité de son rythme à grands coups de chorus alambiqués. « Mr Sim » revient à un swing tout en retenue, où le soprano chante avec la grâce d’une sirène soutenue par le doux ressac d’une rythmique apaisée. « Mr Knight » referme l’album sur une inspiration plus excentrique, sa mélodie dessinant des décors rappelant tour à tour l’Afrique, l’orient, et les progressions venues d’Inde de « My favorite things ».
« Coltrane Play the blues » est une porte d’entrée idéale pour tout mélomane curieux d’explorer le temple coltranien. En prenant soin de ne pas effaroucher les néophytes, John Coltrane crée une machine à convertir les plus frileux. Car cette beauté ne s’adresse pas qu’au fan du musicien, elle est aussi universelle que la musique qu’elle salue.
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On écoute deux titres, rapide et plus cool, et on clique sur le lien pour découvrir le "Rock in Progress" de Benjamin consacré à John Coltrane, et oui, notre chroniqueur fait des heures sup'... pour s'acheter encore plus de disques !
https://rock-in-progress.blogspot.com/2021/09/le-magazine-de-septembre.html
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