Peut-on séparer l’homme de l’artiste ? Existe-t-il une réelle barrière entre ce que l’on crée et ce que l’on est ? Ce que l’on vit réellement et intérieurement ? L’un nourrit tellement l’autre, l’œuvre est un enfant pour lequel on se saigne l’âme. Nier la liaison indéfectible entre le vécu et l’imaginaire, la réalité et le mensonge, c’est cracher sur les créations de Bob Dylan, Sun Ra, Romain Gary, et j’en passe.
<= John et Alice Tous ces artistes firent de leur vie un
mythe célébré par de grandes œuvres. Etre artiste, c’est d’abord briser les
barrières entre l’authentique et le superficiel, l’inné et le façonné. Personne
ne sait qui est réellement Robert Zimmermann, Neil Young, Pharoah Sanders, Sun
Ra… Ce sont des noms que l’on évoque telles des icônes vénérées, des
personnages mythiques, des dieux païens. Ils sont les derniers défenseurs d’un
art déclinant ou les fossoyeurs d’un mouvement décadent, des bienfaiteurs
adorés ou des bourreaux controversés. A leur public, ils posent une question
aussi difficile qu’essentiel : mon art aurait-il pu se passer de
moi ?
(de g à d) Pharoah Sanders, John et Alice Coltrane, Jimmy Garrison, Rashied Ali => Chaque nouvelle critique de leur œuvre
n’est au fond qu’une façon de répondre à cette question cruciale. Pour chaque
passionné toute nouvelle œuvre est un bastion à défendre ou une infamie à
châtier. Les louanges galopent telle la cavalerie de Murat sous une mitraille
de quolibets, les injures sont lâchées telles des ogives sur les monuments
détestés. Ces ogives, Coltrane dut les subir tout au long de sa carrière, qui
naquit d’une résurrection pour créer un nouveau culte. Avant de tutoyer les
anges, Coltrane descendit dans les limbes de la toxicomanie, dont il sortit
doté d’une profonde empathie envers l’humanité. Il voulut alors que sa musique
apporte le bonheur aux hommes, qu’elle soigne leurs maux et sublime leurs
joies.
La critique confondit d’abord violence et passion, frénésie virtuose et agressivité sonore. Le père leur répondit avec ses tendres « Ballads » et « Play the blues », doux sommets d’un orchestre modal vivant ses dernières heures. Puis vint « A love supreme », premier psaume d’une enivrante prière free. Beaucoup durent ne pas comprendre ce magma sonore bouillonnant, ce torrent sonore privé de toute digue canalisatrice. C’est que cette musique ne se comprend pas, elle se ressent, c’est un déluge d’émotions fiévreuses par lesquelles il faut se laisser emporter.
En suivant ce courant, Coltrane trouva
un fils en la personne de Pharoah Sanders et une épouse avec Alice Mcleod.
L’association ne dura que quelques mois, Coltrane mourant en 1967, des suites
d’un cancer qu’il refusa de soigner. Poursuivant la voie qu’il n’eut que le
temps que d’esquisser, Pharoah Sanders fit de « Karma » le
prolongement passionné de son amour suprême. C’est donc logiquement que la
dernière épouse du père le convoqua pour continuer de tisser la grande fresque
du culte Coltranien. Sous ses directives, il prolonge la beauté vaporeuse du
saxophone de « Karma », produit de doux nuages aux formes mouvantes.
Véritable Lester Young du free, sa brise vaporeuse souffle sur les cordes
hypnotiques d’Alice Coltrane. Telle une Hélène de Troie dans l’attente de son
Ulysse, elle reproduit certains sons dans un mantra hypnotique. Comme possédée
par la dance enivrante de cette douce princesse, le saxophoniste fait parfois
gémir son instrument tel un fanatique en pleine transe rythmique. Ses
emportements ne brisent pourtant jamais la fragile harmonie de cette messe
improvisée.
C’est que la basse de Charlie Haden et
la batterie de Rashied Ali sont là pour souligner les répétitions envoûtantes
de la harpe homérique de la douce Alice. Ce disque, c’est sa façon de communier
une dernière fois avec cette âme sœur perdue, l’hommage réconfortant à celui
qui voulut faire de sa musique un refuge pour les êtres en peine, le digne
prolongement d’un dogme universel. Si l’amour est vraiment l’expression du
bonheur de deux esprits qui se complètent, alors « A love suprême »
et « Journey in Satchidananda » sont les expressions bouleversantes d’une
union spirituelle révolutionnant le jazz.
Et qu’importe si cette légende parait trop belle, trop pure, trop pieuse. Qu’importe ce que ce couple a réellement vécu ou été, qu’importe la part de réalité et de rêve, qu’importe tout cela lorsque le génie de ces deux êtres nous rappelle la grandeur de l’humanité. Ecouter « Journey in Satchidananda » c’est monter sur un voilier poussé par des cordes pleines de passion et un saxophone possédé par une profonde ferveur. C’est dépasser enfin cette triste frontière entre le réel et le mystique, l’humain et le divin. C’est élever sa conscience à des sommets que seules les grandes œuvres peuvent atteindre. C’est enfin unir le réel, qui est le royaume de la raison, au rêve, qui est celui de la passion.
Les meilleurs hommes sauront savourer la douce folie de cette musique unissant ces deux dimensions en une transe post Coltranienne.
Il aura fallu attendre la 4863ème chronique pour que je tombe sur un disque que j'ai... :-)
RépondreSupprimer"Ptah the El Daoud" est également très bon.
Tout vient à point à qui sait attendre. J'en conclus que vous ne connaissiez pas les 4862 premiers. Il y a pourtant dans le (gros) lot quelques belles galettes à posséder.
RépondreSupprimerJe grossis évidemment le trait, vous l'aviez compris. J'ai vu trainer du Bashung, du GN'R, des Rita ou du Roi Cramoisi mais les gros barbus à chapeaux de cowboy (par exemple), ça ne me parle pas.
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