On a beau dire, mais en dépit des cadres d’une industrie musicale qui travaillent pour tout contrôler, dicter leurs lois, il y a toujours des petits miracles. Un prodige, permettant à un groupe ou un artiste de se faufiler à travers les mailles des modes imposés et d’éclater au grand jour. Certes, le phénomène pouvait être plus aisé avant le règne de (certaines) radios libres « sectaires » et des clips vidéo. Plus récemment, avec l’avènement de la toile, certains ont parfois plus ou moins réussi à se faire connaître sans sortir de leur garage. Toutefois, il semblerait que là encore, sans le blanc-seing de quelques hommes de l’ombre, il reste bien difficile de s’extirper du lot.
Ainsi, en 1975, au crépuscule du glam-rock, à l’apogée du
Rock-progressif et du Hard-rock, un petit groupe de Canvey Island, haut lieu
d’acheminement, de traitement et de stockage de produits pétroliers et de gaz
liquide, un quatuor d’apparence modeste, prolétaire et décalé avec ses costumes
étriqués bon marché, s’incruste dans les médias anglais. Lancé, estimé et/ou
apprécié par diverses factions, la courte vague punk n’entamera pas sa
notoriété.
Contre tout pronostic, cette formation d’apparence démodée remporte les suffrages avec un simple rhythm’n’blues cru, tendu et nerveux. Ici pas de fuzz granuleuse ou de treble booster hargneux, pas d’envolées lyriques de guitare ou de claviers flamboyants et narcissiques, pas de chanteur-hurleur qui se pavane, ni de batterie d’Héphaïstos. Encore moins de morceaux à tiroirs ou de disque-concept. On va à l’essentiel.
Intégristes, les lascars sortent un disque en mono, composé d'une majorité de morceaux courts, tournant aux alentours des deux minutes trente. La pochette est à l'image du groupe. Cash, sans fard, austère. Une photo du groupe en noir et blanc, encadrée de blanc, présentant le groupe cheveux au vent, l'air renfrogné sous un ciel maussade, avec pour toile de fond les ports de commerce et d'industrie et un tanker. Ce trafic maritime incessant qui régit la vie de l'estuaire de l'Essex.
Ce premier jet ne met pas encore le feu aux quartiers londoniens, mais quelques escarbilles, résidus de concerts torrides (un journaliste écrit "Hiroshima dans une pinte"), sont essimées sur l'ensemble du territoire. Le combo souffle sur les braises en sortant avant la fin de l'année un nouvel opus, "Malpractice". Pochette toujours dénuée de couleurs et même dégaines. Cette fois-ci, il y a une flambée et le disque grimpe dans les charts anglais. Mais on parle aussi de cette bande de prolos dans les proches pays du continent. En Hollande où le groupe a fait ses premières "grandes" tournées, avant l'enregistrement du moindre disque, mais aussi au pays des fromages-qui-puent.
Cependant, si ces deux albums sont très bons - faisant encore actuellement une quasi unanimité -, la majorité s'accorde pour dire que c'est avant tout un groupe de scène. que c'est son élément et que c'est là qu'il prend toute sa dimension. Pourtant, il se garde bien de réelles improvisations et de prolonger les morceaux. C'est juste qu'il semblerait que leur énergie - palpable à travers les sillons - soit décuplée. Loin des ambiances aux odeurs de messes païennes, au son ample résonnant dans de grandes salles, ce "Stupidity" exsude l'atmosphère étouffante d'un pub bourré d'ouvriers, venus oublier leur dur labeur auprès de douces bières et d'un Rock direct, simple, efficace, sans chichis. Passer du bon temps auprès de musiciens qui leur ressemblent, exempts d'accoutrement coûteux et clinquants, ou de maquillage. D'ailleurs, avant de parvenir à vendre des disques, et à s'épuiser dans d'interminables tournées, les musiciens doivent composer avec leur emploi. Le guitariste est professeur d'anglais et le chanteur travaille dans un cabinet d'avocats dont les horaires tardifs obligeront quelquefois ce dernier à monter sur scène sans se changer. D'où le costume, qui va longtemps rester un attribut du groupe. Et par là-même, immédiatement le différencier de la scène actuelle - un attribut bientôt imité.
Seulement treize pièces, mais treize de choix ; une combinaison d'une sélection de morceaux efficaces des deux précédentes galettes (y'en a alors pas d'autres), affutés par la scène, auxquels a été rajoutée une poignée de reprises. Histoire de bien montrer d'où ils viennent. A commencer par le rock'n'roll, avec "I'm Talking About You" du Roi Chuck Berry. Entre ce chant rocailleux et cette Fender Telecaster brute, le groupe propose une version un peu plus mordante et rugueuse que l'originale. Plutôt couru dans la décennie précédente, probablement grâce à la version des Stones et des Beatles, ce petit bijou est malheureusement et injustement oublié depuis quelques décades. Le Rhythm'n'blues bien sûr, ici représenté par la scie "Walking the Blues" de Rufus Thomas, ainsi que le titre éponyme issu d'un antique petit succès de Solomon Burke. Version nettement plus frustre, parfumée à la stout. Mais aussi le Blues ; ainsi, alors que cet idiome paraît de prime abord être bien moins sollicité, les morceaux élus éclairent les recettes du praticien de Canvey Island - et la source de ses maîtres à penser. Notamment avec le "I'm a Man" de Bo Diddley (souvent confondu avec le Mannish Boy de Muddy Waters, sorti un peu plus tard). Seul instant où le groupe étire un peu le propos, lentement, paresseusement, à coups d'harmonica et de gratte. Cette dernière traçant son sillon dans la chair. Et le "Checkin' Up on My Baby" de Sonny Boy Williamson II, où le ruine-babines sautille comme un farfadet taquin.
Et puis donc, il y a le fruit du psychopathe de service : John Peter Wilkinson, plus connu sous le pseudonyme de Wilko Johnson. Un échalas, coupe-au-bol (ou ersatz-hommage à celle des frères Davies des Kinks), chemise serrée boutonnée jusqu'au col et regard de barjo, déambulant sur scène tel un autiste. Son jeu, joué aux doigts (1) sur une Fender Telecaster (2) branchée directement dans un combo 100 watts HH Electronic 2x12 (et donc sans aucun effet), paraît minimaliste, binaire. Véritable métronome humain, collant sans jamais défaillir à l'indéfectible rythmique de The Big Figure et de John B. Sparks, même lorsqu'il s'autorise quelques chorus robotiques et névrotiques. Un son tranchant, sec et percutant, écrêté, sans haussement de ton sinon quand il frappe plus franchement ses cordes- notamment avec les ongles, comme des pichenettes monumentales à trois ou quatre doigts. Son acolyte, Lee Brilleaux, (né Lee Green Collinson en Afrique-du-Sud), avec son timbre graveleux et son ton autoritaire et teigneux, donne corps et consistance à des compositions qui n'ont rien à envier aux reprises qu'elles côtoient.
Au contraire, certaines s'affirment comme de véritables classiques de rhythm'n'blues concis et franc du collier. Et contrairement à tant d'autres disques perclus de reprises, où la prestance de ces dernières renvoient dans l'ombre les pauvres morceaux originaux, ici, c'est l'inverse qui s'opère. Car en effet, les originaux du Dr Feelgood, avec l'apparente simplicité, renouent avec les fondamentaux d'un rhythm'n'blues coriace, faussement querelleur, entêtant et proche du peuple. Des pièces qui vont, pour beaucoup, définir à jamais ce qui va être rapidement nommé le Pub-rock.
Dans la sacoche du docteur, quelques fioles issues de deux concerts des 23 mai et 8 novembre de l'an 75, reproduites à l'identique, sans retouches. "20 Yards Behind", pratiquement du ska mordu aux fesses par l'harmonica fiévreux de Brilleaux, "All Through the City", "She Does it Right", carburant idéal pour hot-rod fumant et pétaradant, "Going Back Home", co-écrit avec Mick Green (des Pirates) et que Roger Daltrey se fera un plaisir de reprendre avec Wilko sur l'album du même nom (en 2014), "I Don't Mind", à la rythmique "jungle"-Diddley, et "Back in the Night" où Brilleaux sort sa rudimentaire Guild S50 1973 pour des parties de slide abrasive qui préfigurent George Thorogood. Sans omettre le fameux "Roxette", premier enregistrement du groupe sorti en 45 tours en novembre 1974 - avant le premier album -, et déjà une claque (avec déjà l'illustre dessin représentant l'inquiétant Dr Feelgood avec sa seringue et son vaste sourire de sadique - dessin de mister Wilko Johnson). Envoutant, exaltant, terriblement mnémonique et tribal, ce "Roxette" ferait même danser les morts. "J't'ai vue dehors l'autre soir. J'ai vu quelqu'un te serrer fort. Roxette ! Je me demande qui ça pourrait être. Il faisait si sombre que je ne pouvais pas voir, mais je sais que ce n'était pas moi ! "
Entre les louanges de la presse, les prestations tendues et nerveuses, tout en sueur, qui ravissent un public de tous bords (et qui va aussi inspirer la scène punk londonienne), "Stupidity" est rapidement porté jusqu'à la première place des charts du Royaume-Uni. Et fait aussi une très bonne impression en Europe. Un succès commercial que le groupe ne parviendra jamais à retrouver, même en continuer à tourner inlassablement, jusqu'à l'usure, dans toute l'Europe. Si le départ de Wilko marquera le pas - le changement de tonalité dû au changement de guitariste ne convenant pas à tout le monde -, le groupe continue à sortir de bons albums. Ce qui fait qu'aujourd'hui encore, trente ans après le décès de Lee Brilleaux, emporté par la clope le 7 avril 1994, le Dr Feelgood reste dans les mémoires. Même Wilko Johnson, qui finalement ne resta que sept années, demeurera immanquablement rattaché au groupe ; le reste de sa pourtant très longue carrière souffrant du rayonnement de son premier groupe. Quand d'autres pensent qu'il ne fut qu'un des nombreux acteurs de la série "Game of Thrones".
P. S. : Il convient de faire absolument l'impasse sur l'abominable réédition de 1991, estampillée "Stupidity +", qui a l'outrecuidance de rajouter neuf morceaux. Certes, enregistrés live, mais en 1981 et en 1990 (!). Une opération mercantile réalisée dans un irrespect total du public et du groupe. A la limite, une édition d'un double-CD, séparant donc le "Stupidity" original des prestations plus récentes aurait été plus tolérable. Mais là, on présente sous le même paquetage, sur un seul disque (CD), trois versions différentes du Dr Feelgood. La dernière ne comportant plus aucun membre de la mouture initiale à l'exception de Lee Brilleaux. Evidemment, le contraste est flagrant et dénature l'original. A fuir.
(1) Une particularité dans le sens où c'est parce qu'il ne parvenait pas à maintenir correctement son médiator que Wilko a fini par opter pour une attaque singulière. En fait, la plupart du temps, il gifle les cordes (ce qui, au début, ne fut pas sans douleur).Etant gaucher, il avait quelques problèmes pour maîtriser correctement des guitares de droitiers, ne parvenant pas à progresser, jusqu'à ce qu'il se fasse violence et joue à l'envers (pour un gaucher - soit à droite...)
(2) Toutes ses Telecaster arboreront un corps noir, tandis que le pickguard alterne entre le rouge et le noir. Quitte à ce que Wilko les peigne lui-même dans son garage. Et qu'importe si cette une authentique vintage.
🎼💽🍺
Sur un site de streaming musical qui commence par Spot et se termine par ify, il y a 10 enregistrements live à la BBC, qui couvrent les années 1973-78. Je n'ai pas tout écouté encore, mais la qualité n'est pas mauvaise (la basse un peu absente parfois, mais ça c'est comme d'hab). Ils enquillent les titres sans temps mort, ça dépote sec.
RépondreSupprimerAh, Dr Feelgood, c'est quelque chose. Les deux digipacks sortis il y a une bonne dizaine d'années sont très bien (sauf pour sortir les CDS...). Il faut bien reconnaître qu'après Private practice, il y a une très nette baisse de niveau. Il suffit de regarder quelques vidéos pour constater que Brilleaux n'allait pouvoir durer très longtemps.
RépondreSupprimerJ'avais bien aimé "Primo" (mais pas écouté depuis des temps immémoriaux)
SupprimerJe n'ai hélas pas vu ces rééditions 😥 Les disques du Feelgood sont aussi rares à dégotter que ceux des Inmates. C'est trop injuste
Il faut sauter dessus dès que ça sort. Ça disparaît très vite des catalogues. Et comme on doit être quelques centaines à continuer à acheter des CDs, pas la peine de compter sur un nouveau pressage.
Supprimer1977 dans un pub à Brest ... et ces dernières années dans des festivals près d'Avignon. (Ils aiment la région). Le personnel change mais pas le répertoire. Et c'est toujours la même énergie.
RépondreSupprimerDe mémoire, c'est le premier groupe pro que j'ai pu voir (bien trop jeunes pour conduire, on avait dû se taper des kilomètres à pied pour le retour 😁) Malheureusement, Wilko avait déjà claqué la porte. Mais effectivement, une belle énergie et une très bonne ambiance. Première fois que je voyais une fille filer son n° à un musicien 😲 L'effrontée ! 😂
Supprimer