mercredi 11 octobre 2023

LESLIE WEST " The Great Fatsby " (1975), by Bruno



     En 1975, l'ogre de Long Island était déjà fini. Au bout d'une carrière de seulement une dizaine d'années, débutée alors qu'il était encore adolescent, Leslie Abel Weinstein était déjà cramé, épuisé. Peut-être que tout était allé trop vite, et que l'énorme succès avait été un poids trop lourd à porter. L
es généreuses retombées financières (pour l'époque) n'avaient été qu'un billet pour  accéder plus rapidement aux enfers ; ceux des addictions, de l'alcool et de la dope dans lesquels il se réfugiait. Un abri opiacé où ses problèmes de surcharge pondérale qu'il traînait depuis l'enfance, engendrant la violence du regard désapprobateur des autres, étaient pour un temps éphémère oubliés.


   Aux côtés du frangin Larry, au sein 
de The Vagrants, il connait pourtant un certain succès dès l'adolescence. Suffisamment pour parvenir à jouer en dehors de la métropole. Ce qui n'est pas courant à l'époque, encore plus pour des gamins de leur âge. Et déjà une certaine réputation scénique où, quand il se lâchait, il anticipait le son lourd du hard-blues, Et puis, c'est la rencontre primordiale avec Felix Pappalardi, le producteur des dernières galettes de Cream, qui est sollicité pour la production d'un single de The Vagrants (Pappalardi l'aurait rencontré pour la première fois au moment des sessions de "Disraeli Gears"). Pappalardi le remarque, sympathise avec lui et, pensant à juste titre qu'il perdait son temps dans ce groupe trop étroit pour lui, l'envoie seul en studio. Ainsi, à 22 ans, en 1969, secondé par Pappalardi et sa compagne Gail Collins (qui participe aux compositions - et plus tard à la réalisation des pochettes de Mountain), Leslie grave son premier album studio. C'est une révélation. Un pur album de Rock lourd, de Hard-blues brutal et primal comme personne n'avait encore osé en faire. Sorte De Howlin' Wolf passé aux rayons gamma. Quelques semaines seulement après la sortie de son album, West et Pappalardi atomisent les spectateurs de Woodstock qui crurent un moment que le ciel leur tombait sur la tête. La formation se baptise pour l'occasion du nom de l'album de Leslie : Mountain. Le patronyme reste et avant la fin de l'année, le duo rentre en studio pour un premier album (sur lequel on retrouve deux titres déjà joués à Woodstock). Une pièce d'anthologie.

     C'est le début d'une carrière fulgurante ; une étoile filante marquant à jamais les mémoires - en dépit d'une presse pas toujours très tendre. Certains critiques considérant Mountain comme l'un des précurseur du Heavy-metal (un quatuor de musiciens New-Yorkais, amateurs de pagnes en cuir, parle de "truth metal"). Trois albums en deux ans, et un live en 1972, sorti quelques mois après la dissolution du groupe. Les tournées incessantes, juste interrompues par les séances studio et les temps consacrés à la composition, associés à une consommation grimpante de drogues ont vite fait de venir à bout de l'imposant Volstagg-Falstaff du Hard-rock. Mais en fait, non, ce serait plutôt Pappalardi qui finit par jeter l'éponge, se plaignant de troubles auditifs croissants causés par le volume assourdissant du combo. Un mal bien réel, mais ce serait plutôt l'urgence de se mettre au vert, de se détourner un instant de ce milieu où circulent en abondance drogues et alcool, avant d'atteindre le point de non retour. West, lui, relance immédiatement la machine avec l'ami Corky Laing, le batteur, et Jack Bruce himself pour deux disques monumentaux sous l'appellation West, Bruce & Laing (mais assez critiqués parce que ça faisait penser à Cream ou à Mountain, ou pas assez pour d'autres. Trop lourd ou pas assez pour d'autres...). Mais l'histoire se répète, avec en prime un conflit d'ego surdimensionné, et comme il n'y en avait pas un pour rattraper l'autre, entraînant les concerts dans une spirale ascendante de volume assourdissant et de démonstrations engourdissant les morceaux. Le trio ne dure pas deux ans. Dans la foulée, Leslie refonde Mountain avec un Pappalardi aux esgourdes fragilisées mais reposées.

     Une réunion hâtée, précoce dans le sens où c'était encore trop tôt. Personne n'ayant encore réussi à se dépêtrer de ses problèmes d'addictions. Des addictions atténuant la flamme de l'écriture et désagrégeant les rapports sociaux. A ce titre, Pappalardi tente d'évincer Corky Laing (trop fêtard ?), qui ne rentre au bercail que grâce à l'insistance de West. Malgré de formidables sursauts, l'album de 1974, "Avalanche", porte les stigmates de ces difficultés. Peinant à renouer avec la magie d'antan, le groupe se résout à combler le disque par deux classiques - archi connus - copieusement rallongés par moult soli. Le groupe rend les armes avant la fin de l'année, finissant une dernière tournée en trio.


   Leslie West, apparemment quasi infatigable, n'est pas encore résigné à rendre les armes - ou les guitares. Même pour un temps limité. Puisque les musiciens de son proche entourage ne semblent plus en mesure d'assurer concerts et sessions, il prend lui-même les choses en mains. En partenariat avec le label RCA, il fonde son propre label, Phantom Records, sur lequel il réalise son second disque solo : "The Great Fatsby". Clin d'œil au célèbre roman de F. Scott Fitzgerald.

     On ne sait s'il cherche à s'acheter une respectabilité en se tournant vers des ambiances plus faciles d'accès, ou s'il souhaite simplement changer d'atmosphère, interpréter des chansons en marge de l'univers des Mountain et West, Bruce & Laing. Même s'il ne faut pas oublier qu'il y a toujours eu une place pour des instants apaisés, voire même boisés ou éthérés dans les disques de ces deux derniers groupes ; ce présent album, lui, fait fi de morceaux franchement brutaux, hard-rock. La fuzz titanesque, les Marshall double-corps, la basse aux épaules de première ligne et la batterie de forgeron sont remisés au placard. Ici, il s'agit d'un "simple" album de rock. Leslie fait d'ailleurs le choix de morceaux concis, dénués de breaks et d'échappées en solo pour se recentrer sur l'essentiel - et plus facilement diffusable en radio. A cet effet, on remarque que nombre de morceaux finissent par un fade out (pas toujours très heureux), comme s'ils avaient été écourtés au mixage. Même la reprise du "Little Bit of Love" de Free, avec son piano en avant, son nappage de mellotron et son duo avec la chanteuse Dana Valery, se retrouve passablement édulcoré. De quoi dérouter tous les fans de Leslie West et/ou de Mountain. Carrément un OVNI dans une carrière comportant plus d'une vingtaine de disques.

     Néanmoins, et quels que soient les défauts qu'on pourrait relever, cet album est bon. Et grâce à une orchestration généralement plus mesurée, on (re)découvre les talents de chanteur de l'ogre de Long Island. Un chant puissant, habité, déclamé comme un vrai bluesman au passif tumultueux, rongé par les peines et l'injustice. Avec ce coffre et cette tonalité d'animal blessé, les médias auraient dû s'y intéresser ; seulement voilà, mister Leslie West n'a rien d'un Adonis bien coiffé et apprêté, doté d'un charisme et d'une ligne aptes à émoustiller les midinettes. Qui sait ? Il pourrait même effrayer les bambins. Alors, il demeurera à jamais compartimenté, cloisonné dans les sphères granitiques du rock lourd. Et c'est finalement peut-être mieux ainsi.

     Sur cet album, Leslie compose peu. En dehors d'un petit instrumental, "E.S.P.", proche dans l'esprit du premier essai des frères Gurvitz avec Gun - occasion de laisser libre cours à une guitare plaintive -, et deux belles ballades de cœurs transis, composées avec l'ami Corky Laing, ce ne sont que des reprises. A commencer par le choix étonnant du "Don't Burn Me" (de l'album de 1973 du même nom), pièce soul de Paul Kelly qui, dans les paluches de Leslie, se teint fortement d'éléments rock qui procurent intensité et ardeur. Nettement plus conventionnel, et peut-être opportuniste, le célèbre "Honkey Tonk Women", dont le chant robuste, âpre et rugueux, l'élèverait presque parmi les meilleures, derrière celle d'Humble Pie et de Tina Turner. Mick Jagger himself apporte ici sa petite contribution à la guitare rythmique. De même sur "High Roller", où Jagger, avec l'aide de Keith Richards, donne aussi un coup de main à Laing et West pour l'écriture de ce morceau qui sonne finalement - et logiquement - comme du pur Rolling Stones.


 Leslie semble avoir gardé un sérieux intérêt pour l'épopée de Free et de sa descendance, puisque outre le "Little Bit of Love" clôturant la galette, il reprend aussi "Doctor Love", une composition d'Andy Fraser (bassiste et compositeur de Free) pour son deuxième groupe, Sharks. Leslie en fait une version écourtée, plus en phase avec les Faces qu'avec l'originale. (Plus tard, Leslie reprendra aussi "The Stealer", "Woman" et "Walk in my Shadow" de Free).

   Etonnamment, les deux points forts de l'album, qui justifient rien qu'à eux seuls de réhabiliter cet album oublié, sont deux morceaux d'obédience folk à l'origine. A commencer par "House of The Rising Sun", classique tellement rabâché et malmené dont l'origine se perd au fond des âges, présenté ici dans une version des plus galvanisantes. Après une relativement longue et subtile introduction ouvragée par une flûte traversière sur un lit de mellotron automnal, Leslie s'inspire dans un premier temps de la version des Animals, mais en y mettant plus de tripes, chantant avec une rage de désespéré. Une rage temporisée par l'apport du chant autoritaire et envoûtant de Dana Valery (1). Un contraste procurant encore plus de force à cette fabuleuse chanson. Dans quasiment la même veine (quoi que se soit un choix bien plus surprenant), le "If I Were a Carpenter" de Tim Hardin se pare d'une énergie qui fait défaut à toutes celles qui ont pu suivre. Cette fois-ci, c'est le piano qui mène la danse, alternant entre adagio moderato et mouvements plus enlevés, emportés par un tempo plus appuyé, bousculé par une batterie énervée. Et toujours ce superbe contraste entre le timbre d'un ogre et celui d'un ange impérieux. La version de Robert Plant (sur "Fate of Nations") semble lui devoir beaucoup.

   Avec ces deux dernières et "I'm Gonna Love You Truth the Night" et "If I Still Had You", les deux ballades maison, Leslie démontre qu'il n'était pas le bourrin auquel avaient voulu le cantonner bon nombre de critiques acerbes.

     Un album simple, fait avec l'aide d'une poignée de potos, dont le fidèle (mais épuisé) Corky Laing (bien qu'enregistré assez rapidement, il n'est pas présent à toutes les sessions et d'autres batteurs sont sollicités), Gary Wright (de Spooky Tooth), Mick Jagger, marchant sur d'autre terres que celles habituellement foulées. Un album qui restera longtemps un objet rare et recherché par les afficionados de mister Leslie West. 


  1. "Don't Burn Me" (Paul Kelly) 3.01
  2. "House of the Rising Sun" (Traditionnel adapté par Leslie West) 4.59
  3. "High Roller" (C. Laing, Keith Richards, L. West, Mick Jagger, Sandra Palmer) 4.17
  4. "I'm Gonna Love You Thru the Night" (Corky Laing, Leslie West) 2.42
  5. "ESP" (Leslie West) 2.46
  6. "Honky Tonk Women" (Mick Jagger, Keith Richards) 3.20
  7. "If I Still Had You" (Ira Stone, Maxine Stone, Leslie West) 2.17
  8. "Doctor Love" (Andy Fraser) 2.59
  9. "If I Were a Carpenter" (Tim Hardin) 5.20
  10. "Little Bit of Love" (A. Fraser, P. Rodgers, S. Kossof, S. Kirke) 2.35


(1) Une italienne qui, après avoir enregistré intensément en Afrique-du-Sud, a fait carrière aux USA, en particulier à Broadway et Las Vegas, dans les années 60 et 70.


🎼
Autres chroniques (liens) :
-   MOUNTAIN  👉  "Climbing !" (1970)  👉  "Masters of War" (2007)
-   WEST, BRUCE & LAING  👉  "Why Dontcha" (1972)
-   Leslie WEST  👉 "Unusual Suspect" (2011)  👉  "Still Climbing" (2013)

3 commentaires:

  1. Shuffle master11/10/23 08:46

    Je ne connais pas celui-là (le jeu de mots...), mais Mountain, ça m'a toujours fatigué, et bien avant Pappalardi. En 72, j'avais même acheté, lors d'un voyage scolaire en Allemagne, le 1er West Bruce et Laing, choix que j'avais amèrement regretté à une époque où l'achat d'un 33t représentait presque un investissement financier (les maisons de disques devraient nous élever un monument).

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    1. Mais c'est normal ! Parce qu'en 1972, le Shuffle était encore un minot. Or... "Why Dontcha", c'est une musique de mec. D'la musique avec du poil et d'la sueur. (avec du gras aussi ? Y'en a 😁). Ce n'est pas pour les zenfants 😉

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    2. Bon, et puis il paraît que le S.M. a une certaine aversion pour les guitaristes bedonnants (ou "enveloppés").
      Sinon, comme stipulé dans la bafouille, à l'exception de la voix, il y a peu de rapports entre cet album et la discographie de Mountain.

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