mercredi 16 novembre 2022

Sass JORDAN " Rats " (1994), by Bruno



     On l'a déjà ici maintes fois mentionné, mais on ne le répétera jamais assez : outre Atlantique, il n'y a pas que les Etats-Unis qui soient un formidable réservoir d'artistes en tous genres, et souvent des plus talentueux. Il y a aussi leur proche voisin, le Canada. Avec une population représentant à peine plus de 10 % de celle des Ricains, - et environ 56 % de celle du Royaume-Uni, ce grand pays a donné naissance, et a accueilli, bien des musiciens et des groupes de grand talent. Et si chez eux, ils peuvent être légitimement érigés au statut de (rock-) star, leur retentissement peut être étonnamment faible au-delà des frontières. Sass Jordan est de ceux là.


     Sarah "Sass" Jordan, joli brin de femme née en Angleterre, à Birmingham, par une froide journée de janvier 1962, d'un père français, professeur de littérature, et d'une mère ballerine. Elle émigre un temps en France (chez Papounet) avant de s'envoler 
à l'âge de trois ans pour le Québec, à Montréal. C'est là qu'elle découvre une nouvelle musique à la radio. Précisément, la première fois en 1969, avec une chanson de The Band (alors qu'elle tripotait la radio avec son frère, afin de voir si l'on y passait autre que le classique que les parents écoutaient). A compter de ce jour, comme une révélation, une soif intarissable de musique l'a saisie jusqu'au besoin de chanter et d'apprendre la guitare. Elle ne lâche pas le morceau et, encore adolescente, poussée par la séparation de ses parents, elle saute le pas et tente la difficile - mais pleine de promesses - aventure musicale. Elle se produit dans les clubs de Montréal avec divers groupes, avant de se fixer avec The PinUps en devenant la chanteuse-bassiste du groupe et de chercher d'autres terres où se produire, de l'Ontario jusqu'aux côtes de l'océan Atlantique. Nécessité faisant loi, elle arrondit les fins de mois en travaillant pour les studios québécois. Ce qui lui permet de faire sa première télévision en 1987 via un clip du groupe The Box - groupe New-wave/Pop Québécois, officiant de 1981 à 1992, réformé depuis vingt ans. Entre son minois avantageux, une notoriété acquise au sein des studios, et surtout, surtout, un brin de voix chaleureux qui transpire le rock (rauque) par tous les pores, elle a l'opportunité d'enregistrer un album pour Atlantic Records. L'avantage d'un physique agréable et avenant a dû peser dans la balance. Cependant, jamais elle n'en jouera, proscrivant lourd maquillage et tenues affriolantes. D'un naturel sympathique (du moins en apparence), elle ne tombe pas dans le jeu de l'aguicheuse effrontée. Juste ses grands yeux et son large sourire communicatif. Mais lorsqu'on est pourvu d'un réel talent de chanteuse - sans devoir passer par la magie salvatrice des studios -, nul besoin d'en faire des caisses. 

      Si son premier album, "Tell Somebody", remporte d'entrée un petit succès au Canada, notamment grâce à cinq singles qui pénètrent les charts (sans faire de miracles non plus, seuls les deux premiers manquent de peu de s'infiltrer dans le top 10), toutefois il s'avère trop lisse pour flatter le timbre enfumé de Sass. Elle semble  enfermée dans un carcan de sons par trop synthétiques et froids. Dommage, car la base est tout de même de bonne facture, bien que consensuelle. Quelques années plus tard, avec son deuxième essai, "Racine", Sass Jordan - qui est venue s'installer à Los Angeles - effectue une première et nécessaire mue. Ou plutôt, conformément au titre même de l'album (qui est aussi le nom du village où elle a vécu enfant), renoue avec sa réelle fibre musicale. Soit le Heavy-rock des 70's et la Soul.  L'orchestration a pris du poil aux pattes avec une approche plus percutante et relativement rugueuse. Les USA y sont sensibles et accueillent favorablement l'album - le Billboard US la place d'ailleurs au rang de meilleure artiste rock féminine de l'année. Et Kevin Cotsner, qui l'entend à la radio, la propose pour la B.O. de Bodyguard, où elle fera un duo avec Joe Cocker. Les séances d'enregistrement permettent une rencontre décisive en la personne de Stevie Salas. Véritable phénomène amérindien de la six-cordes, qui s'est déjà établi une réputation enviable comme musicien de studio et d'accompagnant (notamment avec Rod Stewart). Deux ans auparavant, il sort son premier album, "Stevie Salas Colorcode", qui présente une énergique fusion de funk et de heavy-rock qui ravit les amateurs de groove et de bonnes guitares.


   L'année suivante, Sass et Steve compose ensemble une tripotée de chansons drues, corsées, teigneuses, "prêt-de-l 'os". Des morceaux de Heavy-soul-rock tels qu'on n'espérait plus en trouver. "Racine" est un bien bon album, mais semble encore freiné dans son élan par des diktats (il reste néanmoins son plus grand succès américain), " Rats " est une claque salvatrice, une bombe à fragmentation de heavy-funk-rock épicé d'une subtile sauce faite de saveurs au goût d'Aerosmith, de Robin Trower, de Cheap Trick et de Faces. Il est évident qu'il s'agit plus d'un album de Jordan et Salas qu'à proprement parler un de Sass Jordan. Evidemment, l'Apache a dû composer avec les attentes et les penchants de Sass, toutefois sa patte, sa tonalité, sont immédiatement reconnaissables. Ce son de Fender les potards à donf, poussant son ampli dans ses retranchements, En fait, Salas joue alors principalement sur des guitares 
HSS (un humbucker en position chevalet et deux simples) équipées de Floyd-rose et aux courbes de type Stratocaster. (si, lors des années 80, il était plus conventionnel en variant entre Stratocaster et Les Paul, la première moitié des années 90, son matos est essentiellement constitué de Yamaha Pacifica et diverses Kramer et Washburn - avant de se prendre d'affection pour des Ovations). 

     Si Salas paraît un peu plus concis et modéré que sur ses disque solo, Jordan par contre, probablement émulée par le jeu explosif de son acolyte part dans une autre dimension. Désormais, c'est une panthère, une Mishbizhiw (1) feulant, rugissant autant qu'elle chante. C'est que la dame s'est principalement fait la voix sur les Paul Rodgers, Rod Stewart et Steven Tyler. Parallèlement, elle aurait aussi aimé se construire à l'écoute de chanteurs tels que Curtis Mayfield et Isaac Hayes, et même Chakan Khan, mais son timbre ne s'y prête pas. Et effectivement, son timbre, relativement viril, évoque bien plus les trois premiers nommés ci-dessus.

     Douze titres, c'est pas mal, beaucoup même pour un seul disque. Pourtant, pas de déchets ici, que du bon, de l'impérissable. Et ça démarre fort, avec un "Damaged", heavy-blues-rock épicé de sonorité et de licks à la Robin Trower - et d'ailleurs, Sass pourrait être aussi le pendant féminin de James Dewar (l'excellent bassiste-chanteur de l'âge d'or de Trower), si ce n'est qu'elle se montre plus mordante et débordante d'énergie. Ce n'est pas un hasard si cette formation reprendra en concert le fameux "Too Rolling Stoned" de Robin Trower ; une pièce qui s'inscrit parfaitement dans son répertoire d'alors. Les morceaux de cette trempe sont ici majoritaire. Le single "High Road Easy", catharsis libérant une colère sombre ; "Head" qui semble traîner une petite empreinte Grunge à la Pearl Jam ; "Ugly" qui démarre comme un vieux Country-blues poussiéreux débusqué sur un 78 tours du grenier, avant d'ouvrir les vannes finissant par un (trop bref) flot de hard-blues  ; le rageur "Honey", qui emprunte sans vergogne, et avec maestria, le chemin tracé par Aerosmith ; le vitalisant "Wish", sorte de Rock à la John Mellecamp 80's, boosté par une fièvre festive de heavy-blues Texan - avec en renfort la slide de Ian Moore ; "Pissin' Down", qui alterne entre ballade bluesy et explosion de frustration "Je rampais sur le chemin du retour. J'étais abattue et fatiguée, et tu étais sérieusement défoncé, juste au moment où je pensais que c'était fini "; Généralement bien énergique, seul "Slave" se traîne un peu, embourbé dans un certain classicisme.


 Deci-delà, à la manière d'un Cheap Trick, des tonalités Pop - souvent alors teintées d'une once de doux psychédélisme - peuvent surgir. Le morceau qui en est le plus imprégné, 
"I'm Not", est une pièce bipolaire, passant d'un spleen moite et une espérance ensoleillée, pleine de promesses. "Je ne me sens pas déprimé, le monde entier est à l'envers... Avalez vos couteaux, Infectez la vie avec ces mensonges que vous cachez". Dans le bref solo, flûté et chantant, et le coda, on retrouve le phrasé récurent de Stevie Salas, qui va surnager dans nombre de ses ballades qui émaillent ses albums solo.

   Le chapitre "Rats" est conclu par deux titres nettement plus modérés. Le joli et sobre " Breakin' ", aux arrangements de cordes et de mellotron d'inspiration Beatles, avec pour fil conducteur une seule guitare - une électro-acoustique s'habillant sporadiquement d'une sorte de chorus épais et fébrile - à moins qu'il ne s'agit un effet Leslie chevrotant. Une délicate et plaisante ballade à l'image de jeune fille rêveuse, songeant à chevaucher les nuages. Cependant, les paroles sont toutes autres "... J'ai entendu dire que tu avais été retrouvé à moitié mort sur un terrain impitoyable. Et maintenant il n'y a rien que je puisse faire... j'aurais tellement aimé pouvoir te sauver. Que tout cet amour puisse en quelque sorte te changer. Alors comment puis-je te laisser partir ? Comme si j'étais fort, comme si je savais. Et que suis-je censé faire ? Comme si tu t'en souciais, comme si tu savais.".  "Give" reste sur cette ligne acoustique, en y ajoutant au fond, la lamentation d'une guitare électrique et un petit avec Richie Kotzen au chant. Auparavant, la ballade "Sun's Gonna Rise" joue à mêler essence heavy-blues (l'apport de Sass) à du heavy-psyché-funk teinté de touches hendrixiennes (la contribution de Stevie) et des arrangements de type Beatles.

     La réédition du label Bad Reputation offre cinq bonus. Une pièce d'entêtant Hard-rock, plutôt carré en comparaison de l'album, avec "Big Blue Plantation" (récupéré de la face d'un single), et la reprise "Rescue Me", qui rappelle l'attachement de Sass à la Soul. Plus trois pièces live (dont un bon "Funk 49"), qui démontrent que Sass avait alors à ses côtés une sacré équipe, prête à prendre d'assaut les scènes du monde et à conquérir les publics les plus exigeants. 

     Parmi les invités, on retrouve Richie Kotzen (aux chœurs), Tom Petersson, le Texan Ian Moore, George Clinton. A la batterie, c'est un certain Brian Tichy qui officie. Le même Brian Tichy qui en 2015, satisfait un besoin pressant de lâcher temporairement ses fûts, pour empoigner temporairement une guitare et interpréter lui-même, sur scène, une grosse louche de solides pièces Heavy-rock de sa composition. Pour cela, il monte un groupe, un quatuor du nom de S.U.N. Pour assurer le chant, il pense à Sass Jordan, qui le rejoint pour un super disque de hard-rock bien mordant.


   Si l'album n'a pas aussi bien marché qu'il aurait dû, il marque néanmoins le passage à l'échelon supérieur en terme de concerts. Sass et sa troupe peuvent désormais se produire devant un public bien plus nombreux, et deviennent une valeur certaine pour les festivaliers. Hélas, plutôt que de battre le fer pendant qu'il est chaud, Sass n'est plus assez présente sur scène et ne sort plus de disques pendant trois ans et demi. MCA n'a pas renouvelé son contrat (loin d'être des tendres avec "leurs" artistes, ils ne sont pas à une connerie près, ceux-là) et elle commence à se faire doucement oublier (elle doit aussi un temps s'arrêter, ayant sa première fille en novembre 1997). Elle rentre au pays et signe avec un label du cru : Aquarius Records. Contre toute attente de la part d'un label indépendant, on lui demande de tempérer ses (h)ardeurs. Histoire d'élargir son public. S'ensuivent deux (bons) albums où le rock n'est plus qu'un ingrédient maîtrisé et pesé. Mauvais calcul, car non seulement la critique n'adhère pas, mais surtout elle perd une partie de son public, qui finit par se désintéresser d'elle. Pourtant, même s'il n'a pas la saveur corsée de "Rats", même si Sass paraît muselée, 
"Presentest néanmoins (miraculeusement ?) un bon et agréable disque. Plus tard, elle avouera que ces deux là, sont ceux qu'elle aime le moins. Il faut attendre l'excellent projet mené par Brian Tichy sous l'appellation de S.U.N. pour retrouver une Sass Jordan vindicative, déchaînée et fiévreuse, prête à mordre.

     Pour assurer des concerts foncièrement rock, un poil heavy, lors de cette période embrassant les albums "Racine" et "Rats", outre Stevie Salas, Sass prend sous son aile un jeune blondinet à la batterie : Taylor Hawkins.


(1) Panthère (Grand Lynx) du bestiaire mythologique de tribus des Grands Lacs.  

P.S. : La photo de groupe présente de gauche à droite : Sass Jordan, Taylor Hawkins, Nick Lashley, Tony Reyes et Stevie Salas



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👉 Stevie Salas : "Back From the Living" (1994)  👉 "Be What It Is" (2009)


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