Ils ont propagé leur mojo comme un breuvage sacré, ont fait de leurs quelques accords le dogme d’une religion libératrice. L’homme découvrit le blues comme d’autres se convertirent au christianisme, avec cette spontanéité qui ne s’explique pas. Le blues est une musique saluant les morts et réveillant les vivants assommés par un destin cruel, c’est une fête et un mouroir, une énergie porteuse de sentiments contradictoires. Pour le musicien qui la joue, cette musique est une maîtresse exigeante qui ne récompense pas toujours ses soupirants. Les patrons de label la voient plutôt comme une façon de vider les poches du prolétariat noir, le business n’a jamais eu d’âme et de culture. Toujours est-il que les labels se multiplièrent, de Chess à Alligator en passant par Stax, le business de la négritude était alors florissant.
[Avec Wiilie Dixon et Muddy Waters] Le bop avait initié le mouvement, « Strange fruit » de Billie Holliday et « Black brown and beige » de Duke Ellington montrant un jazz qui annonçait le mouvement des droits civiques. Le bop incitait pour la première fois les musiciens noirs à promouvoir leur héritage culturel, ouvrant ainsi la voie à un business qui brisa vite les barrières de la ségrégation raciale. Buddy Guy grandit entre deux époques, celle du delta blues et des débuts du rock’n’roll.
Forcé de prendre un petit travail de concierge après le décès de sa mère, il commença à travailler son jeu en imitant le feeling de BB King et autres John Lee Hooker. Tels ses ancêtres exorcisant leurs peines après une dure journée de labeur, Buddy se mit vite à jouer dans les clubs de Louisiane. C’est là que Muddy Waters le repéra et l’aida à signer un contrat avec le label Chess. Dire que la maison de disque n’était pas très motivée à promouvoir ce qu’il produisait est un doux euphémisme.
Le label trouvait le jeu de Buddy
trop violent et agressif, il voyait cette vélocité comme une insulte faite à
ses maîtres. On demanda donc au jeune virtuose de faire ses classes au service
du gratin du blues du delta, à commencer par son parrain Muddy Waters puis Otis
Rush. Lors de ses sessions, les consignes qui lui furent données étaient
toujours d’arrondir son son et de calmer sa fougue rythmique. Le vent commença
à tourner lorsqu’il accompagna Big Mama Thornton sur le fameux « Live in
Europe » [ clic vers l'article ].
Enregistré en 1966, ce classique voit Buddy et la grande Mama donner une leçon à tous ces blancs qui tentèrent de se réapproprier le blues. Le duo redonna à « Hound dog » toute sa puissance lascive, libéra « Little red rooster » de la frénésie stonienne. Derrière cette ogresse magnifique, les accords de Buddy résonnaient comme des incantations menaçantes, comme une force voodoo se diffusant dans de longs silences telle une somptueuse tache d’encre.
Cette tâche d’encre a d’ailleurs envahi le bassin du rock sans que personne ne se doute de sa provenance. Il fallut la bénédiction d’un nouveau dieu pour que Buddy soit aussi vénéré que les premiers apôtres du Delta. « Buddy Guy est sans doute le meilleur guitariste du monde » dit un Eric Clapton en pleine gloire post-Bluesbreakers… Et le génie de Buddy fut. Boosté par la promotion d’un nouveau label ayant compris son importance culturelle, Buddy Guy sortit alors quelques bombes rappelant aux rockers d’où ils venaient. Il y eut d’abord « A man and the blues », le premier album enregistré pour le label Vanguard, avant la production du monument « This is Buddy Guy ! ».
Nous étions alors en 1968, Steppenwolf et autres Yardbirds poussèrent le blues dans les limbes du heavy rock, laissant les anciens comme Buddy rappeler ce qu’est vraiment cet "enfant du blues" nommé "rock’n’roll".Disciple de BB King, le guitariste s’offrit les services d’une section de cuivres donnant à son blues l’élégance étincelante des grands jazzmen. Dans le New Orleans House de Berkeley où ce « This is Buddy Guy ! » fut enregistré, le bluesmen maudit réclame enfin son dû. Son jeu véloce mais modéré montre les origines du feeling Claptonien, ses chorus renouent avec cette force explosive qui annonçait les premières éruptions Hendrixiennes, les riffs remettent les Stones à leur place d’héritiers du boogie blues. Buddy Guy joue comme un homme que l’on a trop longtemps maintenu en cage, tente de rattraper en quelques minutes les années que ses managers lui ont fait perdre. Il peut enfin jouer le blues, son blues, musique d’un homme qui a tout annoncé et transcende désormais toutes ses prédications.
« I got my eyes on you »
montre à quel point Chess eut tort de jeter aux orties les quelques perles que
Buddy lui offrait, alors que les reprises de « Knock on wood » et « The
thing I used to do » montrent que les anglais n’ont pas le monopole de
l’éclectisme. Puissance nostalgique drapée dans la chaleur des cuivres, groove
irrésistible venu des lupanars de Chicago, violence rageuse flirtant avec le
rock le plus cru, « This is Buddy Guy ! » contient toute la splendeur
de ce que les journalistes nommèrent le blues rock.
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