Nous sommes dans les années 40, dans une église perdue d’Alabama. Pour comprendre l’importance de ce genre de lieu, il faut se représenter ces grands espaces déserts, ces petits villages perdus dont les messes constituent la seule distraction. Les églises furent aussi de véritables conservatoires, des lieux où naquirent de nombreuses vocations. Dans le genre de lieux sacrés fréquentés par Willie Mae, les fidèles n’étaient pas des bigots austères prostrés devant la messe. Dans nombres d’églises de l’Amérique profonde, le swing fut une expression de la grâce divine. Avant de nourrir les refrains de la country, du rock et du blues, les chorales gospels furent de grandes transes collectives entretenues par des milliers de fidèles. La musique n’est d’ailleurs réellement grande que lorsqu’elle conserve cette ferveur mystique. La mystique d’un musicien, c’est la somme des influences et des standards auxquels il a dédié sa vie.
Fille d’un pasteur et d’une chanteuse, Willie Mae dédia naturellement sa vie à cette preuve du génie humain qu’est la grande musique. Elle commença par chanter dans des revues musicales, fut un peu comédienne dans des petits spectacles. En 1948, celle qui n’est pas encore surnommée Big Mama prit un peu de repos à Houston. Comme toute l’Amérique noire, plusieurs quartiers de la ville vécurent au rythme du blues. Fascinée par les tubes des pionniers du genre, Willie Mae apprit l’harmonica et s’imprégna des rythmes lascifs de son modèle Bessie Smith. Bessie et Willie Mae eurent en commun un tempérament bien trempé, qui les poussait à jurer comme des matelots dans tous les bars où elles passèrent. Willie Mae était toutefois plus amatrice de bonne chair que dévoreuse d’hommes. L’ogresse mangeait avec une voracité effrayante, sa silhouette ressemblant de plus en plus à ces statues primitives représentants une femme aux formes plus qu’imposantes.
Après avoir chanté pour diverses formations obscures, l’imposante chanteuse fut choisie par Johnny Otis pour interpréter le titre qu’il venait d’écrire. Les producteurs furent alors éblouis par la puissance de cette voix, torrent déchaîné semblant exprimer la ferveur mystique et les révoltes de tout un peuple. Cleptomane génial, le grand Elvis Presley reprit le titre pour en faire le trait d’union entre une musique blanche au sommet de sa popularité et la force sacrée mais méprisée du swing blues. Willie Mae est ainsi devenue Big Mama Thornton, la légendaire première interprète de « Houng dog ».
Les années 50 la verront ensuite enchaîner les tubes et tournées en compagnie de ses fils spirituels du rock’n’roll naissant. La notoriété de Big Mama fut dès les premiers instants liés aux premières heures du rock’n’roll, ce qui la condamnait à subir le même déclin que le King.
[avec Buddy Guy à la guitare, arrière plan] Les années 60 voulurent faire du rock’n’roll une musique plus aventureuse et ambitieuse. En faisant d’Elvis un symbole du passé, les contemporains des Beatles imposèrent également à ses pères bluesmen une longue période de déclin commercial. Tentant de réparer cette cruelle injustice, plusieurs événements offrirent leurs scènes aux défenseurs du mojo originel. C’est d’ailleurs l’American folk and blues festival qui permit à Big Mama Thornton de vivre son dernier âge d’or. Boostée par le succès de cette performance, elle devint très demandée en Europe où elle enregistra le live bien nommé « In Europe ». N’ayant pas changé depuis l’American folk and blues festival, son groupe comprenait notamment le jeune Buddy Guy à la guitare. Celui qui devint ensuite une légende du Chicago blues est un pur produit de ce mojo qui annonça l’arrivée du rock’n’roll. Repéré par Muddy Waters, Buddy Guy croisa le fer avec les plus grands lors d’une légendaire « battle of the blues ».
Malgré les nombreux enregistrements qu’il fit par la suite, le label Chess hésita à promouvoir ce fils spirituel de BB King et John Lee Hooker. La maison de disque préféra en faire un mercenaire appliqué, auquel elle conseilla d’aseptiser son jeu pour accompagner au mieux ses artistes. Sur « In Europe », le jeune Buddy développe un feeling tranchant et rugueux faisant penser au mojo dépouillé de Son House.
« In Europe » voit Big Mama Thornton et ses musiciens revenir aux racines d’un blues déformé après avoir accouché du rock’n’roll. Les solos nonchalants de Buddy laissent les notes résonner comme les lamentations d’une civilisation perdue, Big Mama chante avec une force que même une chanteuse comme Janis Joplin ne pourra jamais égaler. Les rockers sont trop énervés pour atteindre de tels sommets sensuels, leur frénésie est un véritable poison pour un feeling aussi profond.
Contrairement au brûlot d’Elvis, la version de « Houng Dog » présente ici ne voit pas le chant tenter de surpasser la violence d’un riff agressif. Chant et guitare s’enlacent au contraire sur un rythme langoureux, la sensualité des prostituées de Chicago se mêle au charisme mystique des chorales gospels. Des titres comme « Red rooster » ou « Our love is where it ought to be » rappellent la formule sacrée qui permit ensuite au heavy blues de produire ses plus beaux missiles. Il y a aussi cette immortelle rythmique ferroviaire, véhicule grandiose dont les rockers ne firent qu’accélérer le rythme. Big Mama chante avec une ferveur qui n’existe plus, s’égosille comme la dernière représentante d’une race de chanteuse disparue. Après cet ultime coup d’éclat, Big Mama fut progressivement rongée par son alcoolisme. Elle décéda d’une crise cardiaque en 1984, alors qu’elle n’était plus qu’une inconnue. « In Europe » est l’apothéose d’une femme qui fut pourtant bien plus que la première interprète d’un tube d’Elvis Presley.
Deux extraits audios du disque « In Europe » et sans doute une de ses dernières apparition en scène, très amaigrie, mais le feu sacré couve encore...
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