vendredi 7 octobre 2022

SANS FILTRE de Ruben Östlund (2022) par Luc B.

 

Deuxième Palme d’Or consécutive pour Ruben Östlund après THE SQUARE de 2017, ça pique un peu les yeux. SNOW THERAPY en 2014 avait déjà reçu le Prix du Jury. Le cinéaste suédois entre dans le club très fermé des doubles primés, à l’égal d’un Coppola, ça repique les yeux. Non pas que son film soit mauvais, mais tout de même, une Palme d’Or…

SANS FILTRE* est charpenté en trois parties. D’abord un casting de mannequins masculins, où le beau Carl défile devant un jury blasé. Satire des milieux de la mode surfaits et cyniques « pour H&M tu souris, pour Balenciaga tu fais la gueule ». La pique est gentillette mais déjà vue (PRET-A-PORTE, Robert Altman). La suite est plus intéressante quand on retrouve Carl au restaurant avec sa copine mannequin, Yaya. Qui doit payer l’addition ?  

La séquence est très longue, c’est la marque de fabrique de Ruben Östlund, qui étire les scènes jusqu’au malaise, joue des silences entre deux répliques. Carl soupçonne Yaya** de ne pas vouloir payer alors qu’elle l’avait promis la veille. Elle gagne plus que lui. On chipote sur des détails « je n’ai pas vu la note sur la table », « comment as-tu fait pour ne pas voir le serveur l’apporter ? ». Quand on pense en avoir fini, ça continue, comme ces pyramides de Lego, dont chaque pièce posée peut faire effondrer l’édifice. Et quand la CB de Yaya est refusée... 

Deuxième partie, sans transition. On retrouve Carl et Yaya sur un yacht de luxe, une croisière pour ultra-riches. Les petites mains étrangères s’affairent à lustrer les planchers, un hélicoptère survole le bateau, lâche une valise jaune, flottante, que viennent récupérer des membres d’équipage en zodiac. La voix-off nous explique que pour une telle croisière, le chef cuisinier a besoin d’un élément essentiel. On pense à la truffe, au caviar… c’est trois pots de Nutella que le cuistot récupère dans la valise !  

Ruben Östlund filme trois strates sociales. Planqués dans la cale, anonymes, les employés techniques, philippins, puis les employés de service, jeunes femmes fringuées à quatre épingles, mini-jupe, aux ordres de la classe supérieure : les clients. Carl et Yaya ne font pas partie de ce monde. Ils sont invités, Yaya est influenceuse, Carl la mitraille en photo. Quand il surprend Yaya saluer et sourire à un ouvrier de bord, qui a l’outrecuidance de cloper, c'est par jalousie, mesquinerie, qu'il le dénonce. Le gars sera viré : Carl découvre le pouvoir des riches.

C’est le thème du film. Le pouvoir d’un groupe d’individus sur un autre, au seul motif qu’ils sont riches. Une scène fabuleuse illustre ça. L’épouse d’un oligarque russe, Vera, plaide pour l’égalité entre les êtres humains. Selon elle, l’employée qui lui sert son champagne devrait avoir le droit de se baigner. Là encore Östlund étire le dialogue. Que faire ? Obéir à sa hiérarchie, ne pas sortir du cadre de ses fonctions, ou céder au caprice d’une cliente ? Finalement, c’est tout l’équipage qui est invité à se baigner : scène surréaliste des machinos à qui on ordonne d’enfiler leurs maillots pour plonger à la baille.

Sous couvert d’égalité, Vera reste dans sa position supérieure, elle exige, on se plie à ses désirs. Comme cette client qui se plaint que les voiles du bateau sont sales, alors que c'est un yacht à moteurs... Le mari de Vera s’appelle Dimitry, il se plaît à répéter « je vends de la merde » : des engrais chimiques. Scène hilarante où, soul comme un cochon, il fait un concours de citations marxistes avec le commandant. Il y a ce petit chauve, venu sans compagnie prêt à payer une Rolex contre un selfie, ou ce couple de retraités anglais qui a fait fortune dans les armes, grenades et des mines anti-personnel. Et qui mourront par où ils sont péchés !

Arrive le dîner du commandant (épatant Woody Harrelson) qui jusque-là cuvait dans sa cabine. Une tempête se lève. Östlund décadre son image, le plancher penche mais l’équipage se tient droit, donc oblique ! Un effet visuel tout simple qui ridiculise en peu plus ce beau monde. La caméra tangue, la nausée monte, les entrailles se vident. Vous connaissez le sketch des Monty Python dans LE SENS DE LA VIE ?

C’est une horreur, ça vomit de partout. Vera se rince le gosier au champagne, on la retrouvera à quatre pattes tentant d’agripper la cuvette des chiottes que le tangage maintient à distance, on se vautre dans le dégueulis, les sanitaires débordent de merde, une patinoire de chiasse. Jouissif ! Dimitry, après trois bouteilles de Cognac s’empare du micro : « le bateau va couler, tout le monde évacue ». Panique à bord.  

Puis ce plan du bateau, de loin, dans la tourmente, et une embarcation de pirates qui approche...

La troisième partie se passe sur une île où une poignée de rescapés tentent d’organiser leur survie. Carl, Yaya, Dimitry, le chauve, et Thérèse, une allemande victime d'un AVC qui ne s’exprime que par ces mots « in den wolken » (= dans les nuages). Elle seule va découvrir exactement où les réfugiés ont atterri, mais ne pourra l’exprimer ! On se bat pour une boite de bretzels, on est effrayé par un hurlement nocturne (le meurtre de l’âne !). Et puis il y a Abigail, la dame-pipi du yacht, la seule à savoir pêcher, faire du feu. Le pouvoir s’inverse. La revanche des sans-dents. On n’en dira pas plus, mais l’épilogue est génial.

Le film est long, mais jamais ennuyeux. Même si la séquence mannequins donne l’impression d’un prologue inutile, un film avant le film. La mise en scène est sophistiquée sans être clinquante. Le réalisateur prend son temps, étire les moments de gêne (voir la scène de THE SQUARE avec l’exhibition de l’homme-gorille) jusqu’au malaise. Les plans sont longs, les cadres sont larges, le format scope bien utilisé.

SANS FILTRE est une Palme d’Or grand public, c’est une comédie, un film agréable. On n’est pas si loin du PARASITE (2019) de Bong Joon-ho dans le thème, la revanche des basses classes sociales. Sauf que la mise en scène de PARASITE était génialement démoniaque. Si Ruben Östlund moque gentiment la caste supérieure, il la renvoie dos à dos avec les pauvres larbins.

La fable incisive n’est pas si caustique que cela. On rit devant ce spectacle de bouffons, on y prend du plaisir, c’est joliment emballé, techniquement irréprochable, tant mieux, cela peut plaire au plus grand monde. Mais on est loin du brûlot provocateur annoncé, Marco Ferreri ou Luis Buñuel peuvent dormir en paix.

*le titre original, Triangle of Sadness (le triangle de la tristesse) fait référence à la partie de peau située entre les deux sourcils et le haut du nez, où on injecte du botox pour feutrer les rides, comme on le suggère au pourtant jeune Carl lors de son casting. L’étrange traduction Sans filtre semble faire référence aux filtres des applications Instagram utilisées par les influenceurs.

**La jolie et talentueuse actrice Charlbi Dean (Yaya) est tristement décédée cet été à 32 ans, des suites d’une infection pulmonaire.

couleur  -  2h30  -  scope 1:2.39 

   

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