Souvenirs...
...après une première partie totalement oubliable - y en avait-il une ? -, un vieil ami, Yann, et moi-même passons dans la salle limitrophe. Celle où il est possible de se rincer le gosier. Nous jouons des épaules, agrippons le comptoir et nous faisons subrepticement de la place. Timides, nous n'aimons pas trop que des inconnus se joignent à la conversation - en plus, on n'apprécie guère la promiscuité (pas évident pour les concerts 😂). Et puis, on ne sait jamais. Y'a des cuistres qui pourraient postillonner dans nos bières en parlant de futilités. Mais... quelle outrecuidance ! Voilà t'y pas qu'un rustre se colle à moi 😲 En fait, il tente de se faufiler à travers la petite foule bruyante. En se retournant, un peu brusquement, on tombe pratiquement nez-à-nez avec le gars, un peu penaud, qui se confond en excuses avec un accent Texan à couper au couteau. Un échalas tout de noir vêtu, abordant un large Stetson de la même couleur et des fringues de cow-boy, santiags incluses. Avec un large sourire et un regard dépourvu de malice, reflétant la sincérité et la bonhomie, il baragouine quelques mots pour justifier son empressement. En effet, il a un besoin urgent de s'hydrater, avec, si possible, un p'tit casse-dalle. C'est qu'il est un peu à la bourre. Il ne lui reste plus beaucoup de temps avant le début du concert. Il a un besoin impératif de calories pour assurer un set non-stop d'environ une heure trois-quarts. Oui, parce que le gars en question, c'est la vedette de la soirée : Clarence "Gatemouth" Brown. Mon pote et moi nous écartons pour lui laisser un bout de comptoir - comme la mer Rouge devant Moïse. Calmement, simplement, Mr Brown remercie plutôt deux fois qu'une, et s'éclipse promptement avec ses sobres victuailles.
On en a vu qui ne se sentaient plus pisser parce qu'ils chantaient ou jouaient dans un groupe. Des gars qui ne pouvaient même pas s'enorgueillir d'un 45 tours, mais pour lesquels faire à l'occasion des concerts devant un public conciliant avait suffit à les transformer en vaniteux personnages, limite hautains. Et là, un gars qui a commencé à monter sur les planches à les années 40, à enregistrer dès la décennie suivante (précisément premier enregistrement en 1949, avec "Mary is Fine" et "My Time is Expansive", et premier succès pour la nouveau maison de disque spécialement fondée par un propriétaire de club pour éditer la musique de Clarence Brown), a remporté un Grammy et un WC Handy Awards, a été vétéran de la seconde guerre mondiale, plus tard shérif (quelque part dans le Colorado), cumulant plus d'une quinzaine de disques (et pas d'la bouse), et il se pointe là, au milieu d'une petite foule, simplement, humblement, pour demander si on pouvait lui filer un sandwich et une bière. Rien de plus. Quand je me remémore les exigences extravagantes de certains "artistes" français, parce qu'ils ont sorti un disque ou deux qui se vendent (assez) bien - dans l'hexagone...
Le concert ? Une sacré surprise ! Une leçon ! Non seulement Clarence avait une classe innée, mais c'était aussi un excellent musicien. Et le bougre jouait avec nonchalance, comme si tout ce qu'il jouait était aisé. On a pu le voir profiter d'instrumentaux pour bourrer sa pipe, l'allumer, et la fumer pépère. En plusieurs étapes, forcément, mais sans perdre une note ! Sur sa Gibson Firebird personnalisée (1), les notes étaient nettes et précises, se durcissant quelque peu progressivement, jusqu'à finir par chatouiller carrément le southern-rock. Parfaitement ! L'orchestre, peut-être parce qu'il était pour l'occasion dépourvu de section de cuivres (bien présente sur une majorité de ses disques), avait probablement favorisé cette chaude vague. Pourtant, Clarence jouait sans aucune saturation, et sans absolument aucun effet. Et s'il utilisait la reverb de son ampli Fender, c'était bien discrètement. Entre-temps, Clarence passe de la guitare au violon, à l'harmonica et... à la batterie (2). Tranquillou, à l'aise, Blaise. Jouant même un moment seul, pendant que le groupe faisait une petite pause. Et tout ça, juste avec un gros combo Fender et ses mimines. Clarence intégralement aux doigts, pinçant, crochetant ou frappant les cordes.
Gatemouth se soucie peu des formats ou des structures habituels, encore plus des modes. Si son style a logiquement évolué depuis les années 50 - un développement plutôt dû à une maîtrise accrue -, il reste fidèle à sa musique. Ses enregistrement "Peacock Records" (3) des années 50 témoignent déjà de son style particulier, alors assez proche de T-Bone Walker. Entre Blues texan et big band (swing et jazz). Entre T-Bone Walker et Louis Jordan, ses deux grandes influences avec Count Basie. Cependant, Clarence est alors plus rugueux. Une tendance peut-être renforcée dès lors qu'il délaisse sa Gibson L5 pour une Fender Esquire - avant de rapidement passer à la Telecaster, dès qu'elle fut disponible.
Si le jeu de Gatemouth, relativement atypique dans le domaine du Blues, en y intégrant indifféremment Jazz, western swing, Jump-blues et country, semble se fixer - discographiquement - aux débuts des années 70, avec son premier vrai album, "The Blues Ain't Nothing" (3), son succès de 1954, l'instrumental "Okie Dokie Stomp" - assez novateur -, révèle que sa maîtrise et sa personnalité musicale sont bien antérieures. Du reste, alors qu'il n'avait pu enregistrer qu'une suite de 45 tours (comme beaucoup de bluesmen dans les années 50), il n'influença pas moins de nombreux pairs musiciens. Dont, pour les plus connus, Johnny "Guitar" Watson, Guitar Slim, Anson Funderburgh, Johnny Winter, et Albert Collins. Ce dernier lui doit d'ailleurs l'usage intensif du capodastre et le choix de la Telecaster.
La prestation susnommée doit dater de l'époque de son intégration à l'écurie "Alligator" de Bruce Iglauer - suivant l'excellent période Rounder Records des années 80 qui a permis de relancer sa carrière - et de l'album "Standing My Ground". Probablement l'un de ses meilleurs disques, même s'il est difficile de faire un choix définitif, et même si sa variété pourrait troubler.
Un album qui débute fort, avec une version personnelle - en staccato - du fameux "Got My Mojo Working", rendu célèbre par Muddy Waters (4). Mais alors que ce premier morceau donne à croire qu'il s'agit d'un album énergique, percutant et bondissant, Gatemouth laisse libre cours à ses inspirations, ouvrant la porte à pratiquement tous les genres qu'il a abordés. Mais toujours avec sa patte. Il rend même hommage à la Louisiane, état où il vit le jour un 18 avril 1924, à Vinton - avant que sa famille ne déménage au Texas, dans le comté d'Orange, où il grandit. D'abord un explicite "Born in Louisiana", se traînant un peu, comme écrasé par un soleil de plomb, puis avec un "Louisana Zydeco", avec accordéon de rigueur, joué par le louisianais Terrance Simien. Il avait fini pas s'installer en Louisiane, état où il se produisait régulièrement depuis ses premiers succès, et il est bien probable que l'ambiance musicale, en particulier celle de New Orleans, l'ait marqué. Cependant, Clarence lui-même attribuait plus cette inclinaison à l'influence de son père auprès duquel il apprit les premiers rudiments de la musique. En effet, son père était également musicien et chanteur (multi-instrumentiste : accordéon, banjo, mandoline, violon et guitare) ; il jouait de la Country, du Bluegrass et de la musique cajun - en chantant en cajun -.
- Particulièrement touché par l'ouragan Katrina, il y perdit sa demeure avec tous ses biens, dont ses récompenses, ses souvenirs de carrière, ses instruments. Il était retourné au Texas, à Orange, profiter de l'hospitalité de son frère (bien avant l'arrivée de la funeste tempête). Bien que déjà diagnostiqué malade (cancer du poumon), son proche entourage estimait que la perte de sa maison, de ses biens, la catastrophe elle-même, lui ont porté un coup décisif. Il décède une dizaine de jours après la catastrophe du 29 août 2005. En 2004, il se produisait encore de par le monde (festival de Montreux) et enregistrait toujours, sortant un dernier album, "Timeless".
Particulièrement doué pour les instrumentaux, Gatemouth en compose et en interprète deux de très bonne facture, tous deux copieusement arrosés de Jazz. Un "Cool Jazz" qui porte bien son nom, même si le tempo est plutôt allegro, et en final, un "Never Unpack Your Suitcase" gorgé de swing, où il se pose aussi au piano. Dans le swing et le jazz, mais avec des paroles, "She Walks Right In" prouve que l'œuvre de Louis Jordan peut encore peser sur Gatemouth. Une pièce relevée, possédant tous les ingrédients chers et nécessaires à Brian Setzer pour son Orchestra.
Gatemouth avait un rapport particulier avec le Blues, refusant lui-même l'étiquette de musicien de Blues - du moins à part entière -, notamment parce qu'il regrettait que beaucoup de chansons de l'idiome véhiculent selon lui négativité et mauvais penchants, quand ce n'était pas certains musiciens (pas tous 😁) qui se comportaient comme des voyous. Probablement la raison d'un "I Hate These Doggone Blues" assez parodique, un slow-blues où Gatemouth reproduit une petite prise de bec au téléphone entre une mégère et un pauvre bougre. Un morceau qui pourrait se présenter comme une gentille petite provocation pour le premier album sur un label emblématique, représentatif du renouveau du Blues. Ce qui ne l'empêche pas de composer un "Leftover Blues" assez conventionnel.
Par contre, si la reprise qui ouvre l'album peut faire office de pièce maîtresse, c'est carrément l'inverse avec la seconde. La voix grave - qui lui aurait valu son surnom - ne convient guère à "What Am I Living For". Surtout en comparaison avec celle de Percy Sledge, ou même des Animals. Là, on s'approche plus de celle de Ray Charles, avec justement un peu de lap-steel.
"Standing My Ground" a été nominé - dans la catégorie "Blues traditionnel" - pour un nouvel Grammy Awards.
Après un deuxième album pour Alligator, Clarence est récupéré par le label Verve (Verve / Gitanes, puis Verve / Blue Thumb) où il va laisser libre cours à son appétit pour les big bands. Une période controversée, mais qui rencontra un certain succès. En 1999, il est intronisé au Blues Hall of Fame.
(1) Après une première Gibson acoustique sur laquelle un micro a été rajouté un micro (le tout offert par Don Robey), après les imposantes Gibson L5, puis les Fender Esquire et Telecaster - il aurait même essayé les premières Stratocaster -, il passe à la Rickenbaker (apparemment une 325 avec trois micros Toaster). C'est après qu'il se soit fait dérober tout son matériel, qu'il essaye et adopte la Gibson Firebird.
(2) Poste qu'il a initialement occupé dans des groupes de Swing, avant de se produire à la guitare. Pour la première fois pour un remplacement inopiné de T-Bone Walker qui avait dû quitter la scène, parce qu'il était malade. Furieux - et probablement jaloux face à la réaction du public -, Walker surgit et lui arrache sa guitare des mains. Le patron du club, Don Robey, qui a vu le potentiel de Clarence et la réaction du public, ne tarde pas à lui acheter une guitare et un costume. Par ailleurs, il avance que c'est grâce à la batterie qu'il a acquis un sens du tempo ; ce qui lui permet d'être toujours dans le rythme, même lors de ses soli au violon ou à la guitare.
(2) Label texan créé en 1949 par le manager de Clarence Brown, Don Robey, - du nom de son propre club d'Houston (où se produisait régulièrement T-Bone Walker) -, spécialement pour promouvoir son poulain, sur lequel il fondait de grands espoirs. Rapidement, d'autres musiciens de Blues et de Jazz furent incorporés au label.
(3) Il est surprenant qu'un musicien de ce gabarit, novateur de surcroit, n'ait pu réaliser un album avant 1972. Possible que sans les passionnés du label français "Black & Blues", Clarence aurait continué à jouer tranquillement à l'occasion dans les clubs texans et tennesséens, tout en continuant sa carrière de shérif ou d'autres métiers.
(4) L'original date de 1956, chanté pour la première fois par la chanteuse de Rhythm'n'blues, Ann Cole.
🎵
Un pote est justement passé me voir la semaine dernière avec un sac de vinyls de cette époque là. On a occupé l'après midi en écoutant des disques du revival Blues des années 80/90. J'y ai retrouvé ce que j'avais aimé à l'époque et aussi ce qui fait que je ne les écoute quasiment jamais à l'exception d'un Fabulous Thunderbirds ou Johnny Winter les jours où ça me pique. N'empêche que les concerts étaient autrement plus marquants et rien que pour ça, c'était cool à vivre.
RépondreSupprimerUn peu la même expérience avec Phillip Walker, vu lors d'un concert dans un bled de Chalosse de 200 habitants, à la salle des fêtes qui sert habituellement pour des lotos avec accueil par le maire en personne serrant la louche à tous les musiciens, placement des (rares) spectateurs par les jeunes du club de basket (places numérotées!), scène consistant en une estrade en bois. Les mecs, très pro, habitués à tout, n'ont pas moufté et on fait leur set sans manifester la moindre surprise. Je me suis toujours demandé comment ils avaient atterri là.
RépondreSupprimerJ'ai plusieurs Clarence Gatemouth Brown, dont celui-là. Ça va être l'occasion de leur faire prendre l'air....
Dans mon cas, la salle était non seulement pleine, mais aussi particulièrement confortable. Avec moquette et "fauteuils de cinéma" espacés 😲
SupprimerEn y entrant la première fois, pour une excellent prestation de Buddy Guy - hélas, grevé par un Junior Wells pété et ennuyant -, j'ai cru que je m'étais trompé de salle 😂. C'était une salle communale à Nice, Cimiez. Elle n'existe probablement plus
Le Chicago Blues Revue a posé ses valises plusieurs années de suite dans une salle de Bagneux, municipalité communiste du 92 (heureux gens) au dessus du marché, endroit improbable au milieu d'une résidence hlm décrépite. Tous les ans des bluesmen / women y faisaient leur show bien rodé, une heure chacun, puis groupé, puis tous ensemble pour le boeuf final. Le spectacle était aussi hors de la salle, avec les stands, les fanas, la pompe à bière. Ca s'est arrêté au début des années 2000, raison inconnu, puisque la salle de 3 ou 400 personnes était pleine chaque année, l'ambiance était bonne, nous étions entre gens de goût, j'y ai vu passé pas mal de vieilles gloires du blues.
RépondreSupprimer"nous étions entre gens de goût"
SupprimerCa va, les chevilles ? :-)
Second degré, point de condescendance... Pour se retrouver dans cet endroit si improbable, il ne fallait pas tomber dessus par hasard, mais parce que tous attirés par quelques seconds couteaux un peu déplumés qui chantaient le blues, donc entre gens de (même) goût ! Maintenant, tous les goûts étant dans la nature, pourquoi pas celui-ci plus qu'un autre ?
SupprimerT'inquiète Luc 😂 Pas besoin d'explication, sauf si on a un gros melon 😉😄 Etonnant de devoir tout justifier 😉 Et d'autant plus difficile en essayant de rester concis.
Supprimer"Visiblement", le monde se pare de personnes parfaites s'érigeant au statut de censeur. 😉
- Okay, okay, c'est probablement écrit (dit") sur le ton de la plaisanterie - y'a le p'tit " :-) " 😉👍🏼 la "macagna"
Bon, et puis on a pas encore de remarque sur l'absence d'écriture inclusive 😄
a prestu