mercredi 9 septembre 2020

BRYAN LEE "Sanctuary" (2018), by Bruno




     Peu connu en nos contrées, qu'il lui est pourtant arrivé de fouler, Bryan Lee était une figure quasi emblématique, voire une institution pour certains, de la riche et chaleureuse culture musicale de New Orleans.
 
1968
  

     Né à plusieurs centaines de kilomètres de New Orleans (1 700 kms et des poussières), à Two River, dans le Wisconsin, le 16 mars 1943, Bryan Leroy Kumbaley perd la vue à l'âge de huit ans (pratiquement un an après le divorce de ses parents). Cette plongée dans le noir l'amène à écouter assidûment la radio, ce qui lui permet de découvrir les premiers enregistrements de Rock'n'roll dont il devient friand. En explorant la bande, il découvre la vieille station Nashvillienne WLAC-AM sur laquelle il découvre tout un panel de musiciens de Blues. Sa mère lui offre sa première guitare pour ses onze ans ; une acoustique noire et rose.

     Autant amateur de Rock'n'roll que de Blues, encore adolescent il intègre un groupe en qualité de guitariste rythmique où il se forge sur des reprises de Chuck Berry et d'Elvis Presley, entre autres. Avec sa voix puissante et relativement rocailleuse, la troupe l'invite à chanter sur les chansons de Berry et de Little Richards. 

A la fin de sa scolarité, il prend la route. Progressivement, sa passion pour le Blues s’accroît et il lâche le Rock'n'roll - qui laisse tout de même une trace dans son jeu - pour se consacrer au Chicago-Blues. Il parvient à se produire sous son propre nom, décrochant parfois quelques prestigieuses premières parties, chauffant la salle pour quelques-uns de ses héros.
   Entre-temps, il se marie, a deux enfants et constatant que le Wisconsin, et encore plus Two Rivers, ne sont pas des lieux propices pour faire carrière dans le Blues, il part avec sa famille pour Spokane, dans l'état de Washington. Choix qu'il regrette amèrement, et d'autant plus étonnant que Chicago, ville résonnant encore aux sons du Blues, était bien plus proche. C'était son premier choix, mais probablement ne s'estimait-il pas assez bon pour côtoyer ses mentors et tous les grands noms du Chicago-blues qui s'y produisaient régulièrement.
   Il divorce et retourne dans le Wisconsin ; cette fois-ci à Milwaukee (un peu plus au Sud que son lieu de naissance).
   En 1979, il réalise son premier long-player, "Beauty Isn't Always Visual". 

L'année suivante, il fait la première partie d'une tournée de Muddy Waters, l'unes de ses idoles, qui lui prédit un avenir de succès s'il maintient le cap. 
1970

     Après un hiver particulièrement rigoureux dans le Wisconsin, il part s'installer à New Orleans, dans le quartier des esclaves, où il se constitue un public fidèle. Il devient un pilier d'un vieil établissement historique, le célèbre "Old Absinthe House" sur Bourbon Street, où, pendant quatorze ans, il se produit régulièrement, parfois jusqu'à cinq fois par semaine. 
Il aime cette ville où il se sent renaître, où la configuration de son quartier, lui permet d'être aussi autonome que possible. Pendant toute sa vie, il fera tout son possible pour être indépendant et le démontrer afin d'encourager d'autres personnes atteintes d'un handicap. Il se fond dans la population, ses traditions et ses mœurs. Il se délecte et s’imprègne de sa musique. Cependant, ce n'est que bien des années plus tard, au nouveau siècle, qu'elle va marquer profondément sa discographie. 
Il souhaite être intégré à la scène de NOLA, au même titre qu'Earl King, Irma Thomas et de Johnny Adams qu'il considère comme l'un des plus grands chanteurs.

     Finalement, ce n'est que bien tardivement, en 1991, à quarante-huit ans, que sa carrière parvient à prendre son essor. Cela grâce au label québécois, Justin' Time Records, qui lui propose un contrat d'enregistrement. Cette maison, normalement plus tournée vers le Jazz, lui donne les moyens d'enregistrer confortablement des disques qui tiennent la route, avec une production respectueuse du travail de l'artiste et une distribution assez sérieuse compte tenu qu'il s'agit d'une compagnie indépendante.
     Désormais, Bryan Lee a la possibilité de sortir un disque biennal, et de se produire en Europe (France y-compris) où il est bien accueilli. 
Mais en 1993, sa carrière faillit s'achever prématurément lorsqu'il passe par la fenêtre de son appartement, cognant deux fois le mur, avant de percuter le sol. Il reste un mois hospitalisé. Cependant, malgré des séquelles, trois mois après sa sortie de l’hôpital, plus impatient que jamais de jouer et d'enregistrer, il entre en studio. Ces séances sont le premier matériau qui va donner "Braille Blues Daddy", sorti en 1994 (avec le morceau-titre qui est presque un décalque du "Got My Mojo Workin'", harmonica compris) - et réédité en 1995 -.

     Kenny Wayne Shepherd n'a pas oublié le jour où, en voyage avec ses parents, il assiste à une prestation de Lee dans un club de New Orleans. Lee l'invite à le rejoindre et le public l'acclame, finissant la soirée... à près de 4 heures. Le jeune Shepherd, dont c'était la première prestation devant un public et qui n'avait que treize ans, eut dès lors l'ambition d'embrasser une carrière professionnelle dans la musique. Il n'oublie pas celui qu'il considère comme l'un de ses mentors et le retrouve régulièrement lorsqu'il est de passage en Louisiane. Ainsi, on le retrouve en invité sur les deux "Live at the Old Absinthe House Bar" (soit Friday Night et Saturday). 
   Plus tard, Shepherd, profitant de son succès, entame un voyage rendant hommage à divers bluesmen, qui fait l'objet d'un CD et d'un DVD, "10 Days Out : Blues from the Backroads", où il ne manque pas de mettre en lumière Bryan Lee, celui qui fut pour lui le déclic décisif.
 

    A l'aube du vingt-et-unième siècle, des problèmes de santé l'obligent à ralentir la cadence. Toutefois, sa production n'en est que meilleure. Elle perd en ingrédients Rock ce qu'elle gagne en profondeur et en éclectisme. Avec notamment quelques épices Jazzy endémiques à la Louisiane. C'est le savoureux et festif  "Crawfish Lady" qui inaugure de fort belle manière cette nouvelle décennie.

     Matériellement, il perd beaucoup lors du passage destructeur du tristement célèbre ouragan Katrina. Son propre studio est irrécupérable. Deux années après le désastre qui a profondément meurtri la Louisiane et particulièrement New Orleans et ses quartiers les plus populaires, comme pour un exorciser ce cauchemar, il écrit une chanson qu'il baptise "Katrina was her Name" (produit par Duke Robillard) et qui va donner son nom à l'album de 2007. Un disque pétillant, plébiscité par la presse et nominé aux Blues Music Awards.

     Shepherd - encore - le convie à l'accompagner pour une tournée embarquant d'autres vétérans bluesmen. Quelques dates servent à immortaliser l’événement sur le CD "Live ! In Chicago". Sa prestation lui vaut une nomination aux Grammy Awards.

     Il clôture sa longue collaboration avec Justin' Time avec l'excellent "My Lady Don't Love My Lady" (où l'on retrouve encore Shepherd, mais aussi Duke Robillard et Buddy Guy).
Bien que sa santé décline, il continue à monter sur scène, et même s'il doit dorénavant faire son set assis, sa voix garde son timbre rocailleux, un poil braillard, et sa guitare (il a une préférence pour tout sorte de modèle de Telecaster) est toujours aussi mordante, avec son sustain prononcé, limite agressif.
Comme d'autres habitants de New Orleans touchés par Katrina, il finit par quitter la Louisiane et part s'installer en Floride. D'autant que le Old Absinthe House va longtemps rester fermé.

     En 2018, cinq ans après "Play One for Me", il sort un dernier disque, "Sanctuary". Il s'agit d'un bel album de Blues imprégné de Gospel. Un disque qui lui aurait été inspiré par un rêve, lors d'une tournée en 2011, en Norvège, la veille d'une date qu'il devait effectuer dans une église. Un songe mystique qui lui insuffle les arrangements de "The Lord's Prayer" qu'il met en pratique le jour suivant, et qu'il s'empresse d'immortaliser dans un studio d'Oslo. Et pendant qu'il y est, profitant du studio, il enchaîne avec "Jesus is my Lord and Savior" qui, en dépit de son titre, est dans la tradition d'un Blues à la BB King, avec une once de Jazz et de Swing, pas mal de ferveur et des chorus ponctuant la chanson. On s'étonne même que la chanson soit signé Bryan Lee et non Riley B. King.
Mais ces chansons restent au placard pendant sept ans.
Ce n'est qu'en 2018, lorsqu'il réalise son souhait de faire un album mariant le Blues au Gospel qu'elles sont présentées, sans retouche, au public. 

     Forcément, avec la direction prise, il s'agit de son disque le plus feutré et le plus dévot. Cependant, Lee aborde et clame sa religion avec bien plus de joie et d'entrain que de solennité. Il y a encore une ferveur héritée des chaudes nuits de NOLA. Ce dont témoigne "Fight for the Light" qui débute l'album avec un groove funky qui invite à danser (chanson qui clôturait déjà l'album "Heat Seeking Missile" dans une version un brin plus rude). Outre évidemment la voix rocailleuse et la guitare cinglante de Lee, on remarque la basse de Jack Berry. Une quatre-cordes qui soutient solidement cet album, par sa sonorité velouté mais ferme, mais surtout par ses grooves funky et autres rythmes cools et fluides à peine teintés de jazz. Une basse mise à l'honneur puisque, fait rare, on lui octroie à trois reprises le champ libre pour un solo. Ceux de "U-Haul" et de "Mr Big" doivent être joués à la contre-basse.
A savoir que Lee, qui apprécie l'instrument, lui mitonne souvent une place confortable dans ses compositions. 
Sur "U-Haul" (de Cootie Stark), Lee chante comme un conteur, à la manière d'Albert Collins lorsqu'il racontait de cocasses histoires de vie conjugale.
   Blues toujours avec "The Gift" et son piano à la Dr John, et "Don't Take my Blindness for a Weakness" qui se prélasse dans un Chicago-blues moderne, hérité d'Albert King et modernisé par Larry McCray, Toronzo Cannon et Carl Weathersby. Cette dernière chanson met en avant ce qu'il éprouve depuis des années face aux comportements des gens vis-à-vis de sa cécité. Le lent "Mr Big" semble vouloir suivre le même chemin mais s'égare quelque peu dans une atmosphère jazzy de fin de soirée, grévée par la fatigue.
   Blues encore avec "I Ain't Gonna Stop" qui fait la jonction entre le Blues traînard de Jimmy Reed et celui enjoué de Fats Domino, avec un piano martelant des phrasés de boogie tempéré et classieux.
"Jesus Gave Me the Blues" est marqué par la Soul 70's, incisive, appuyée, revendicatrice, avec au passage un riff emprunté à Bad Company ("Livin' for the Music").

   En fait, seules les chansons "Sanctuary", "Only If You Praise the Lord" et "The Lord's Prayer" sont immergées dans le Gospel, portées par un orgue paroissial et des chœurs (de Deirdre Fellner aka "the Lee-ette's") à l'avenant. Seules ces dernières pourraient réellement être rattachées à de la musique sacrée. Du moins, telle que l'entendent les Nord-américains.

      Finalement, bien qu'absolument présent, musicalement le Gospel reste minoritaire, s'éclipsant face au Blues et aux rythmes funky de NOLA. 
Avec "Sanctuary", on redécouvre un artiste humble, modeste, savourant, malgré son handicap, ce que l'existence lui a offert. Sa famille, ses enfants, sa musique, son public. Dans une dévotion non feinte et déférente, sans pathos, il remercie à travers cet album, qui sera son dernier, Dieu et la vie.
S'il ne s'agit pas de son meilleur disque, certains vendraient leur âme - au coin d'un carrefour, à minuit - pour être assuré de finir une carrière discographique quasi irréprochable par un album de ce niveau.


     Bryan Lee succombe le 21 août 2020, à l'âge de soixante-dix-sept ans, à l'hospice de Sarasota (Floride) de divers problèmes pulmonaires (1), rénaux et cardiaques.


"La communauté Blues a perdu une légende, et j'ai perdu un ami et un mentor très chers. Regardez sa brève vidéo dans mon documentaire et entrez dans l'âme d'un homme né pour jouer le Blues. Repose en paix." Kenny Wayne Shepherd

"Un rêve qui devint réalité. Je me souviens que j'écoutais ses disques, et j'étais tellement excité et fasciné par ce son sudiste. Je rencontre le groupe sur scène et il n'y a pas de temps pour une répétition, c'est comme ça que ça fonctionne. Bryan n'utilise pas de set-list, il est aveugle et donc a tout en tête. Un bel esprit avec un feeling incroyable avec le public... Bryan pouvait voir avec son cœur. Il m'a dit qu'il pouvait percevoir l'aura des gens et me dit que la mienne était bleue et que c'était bien... Je dois beaucoup à l'homme. Mon engagement pour l'avenir est de jouer le Blues comme il me l'a appris" Henry Carpaneto (pianiste italien de Blues, considéré comme l'un des meilleurs en Europe)


(1) Ils avaient dû faire ses dernières représentations sous assistance respiratoire.


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