jeudi 15 février 2024

MAHLER - Symphonie N°3 (1896) - Jascha HORENSTEIN (1970) – par Claude Toon


- Ah ah, Claude, tu vises la fin des chroniques sur les neuf symphonies de Mahler plus la dixième achevée par Cooke et Cie. Mahler le prince du gigantisme, le dernier billet remonte à 2022 et c'était un article fleuve consacré à la très expansive 5ème symphonie…

- En effet Sonia, et je recule d'année en année pour présenter les deux plus monumentales, la 3ème en six mouvements et la 8ème dite "des mille" du fait de l'effectif requis…

- Mouais, là on s'embarque pendant 1H40, tu penses pousser l'analyse très loin ? Tu as choisi la version de Horenstein, ce n'est pas un chef très connu de nos jours… Quoique deux chroniques lui sont dédiées : la Faust symphonie de Liszt et la 5ème symphonie de Carl Nielsen, le danois…

- heu je vais essayer de synthétiser mais Mahler a vraiment mis les petits plats dans les grands Horenstein était un mahlérien de premier plan mais la plupart de ses gravures ont été captées par des labels qui ont disparu. Ce disque n'a quasiment pas été disponible depuis le début du numérique… Il est de retour !

Jascha Horenstein
 
 

😊 D'abord une pincée d'infos superfétatoires hormis dans le Guinness des records : la symphonie N°3 de Mahler de par sa durée de 1H40 environ obtient la médaille d'argent de l'étirement temporel*, juste derrière la symphonie N°1 ''Gothic'' (médaille d'or avec 1H52) de Havergal Brian (1876-1973), compositeur marginal de la perfide Albion (marginal fait moins vache qu'obscur). La ''Gothic'', un phénoménal pudding de 2 heures, mi-symphonique mi-oratorio ; ça s'écoute une fois pour ne pas mourir idiot comme on dit parfois (Clic). À noter que la symphonie purement instrumentale la plus expansive mais attachante reste celle de Rheinold Gliere, grande saga épique et ensorcelante dans les steppes russes et commentée en son temps dans le blog (Clic). (Médaille de Bronze, 1h25.)

(*) On rapproche souvent Einstein et Mahler, intellectuellement parlant, deux génies explorant l'immensité et l'éternité, l'espace et l'esprit, chacun à leur manière… Ils ont inspiré au moins deux compositeurs : Philip Glass dans son opéra Einstein on the Beach et l'avant-gardiste norvégien Rolf Wallin (1957) pour Le pont Einstein-Mahler pour orchestre (2016). Un titre sans doute inspiré du concept dit du pont de Einstein-Rosen mieux connu des termites et des cinéastes de S.F. par l'expression trou de ver

Il y a des années que le fichier Word de cette chronique restait en jachère, créé avec la jaquette du disque d'Horentsein. J'avais découvert cette symphonie en 1969 avec la 1ère gravure de Bernard Haitink à Amsterdam. Trois ans plus tard, l'interprétation d'Horentsein encensée par les critiques lors de sa publication, disons même… portée aux nues, arrivait sur ma platine. Waouh, le choc au point que j'entrais dans le fan club de défense de cette "référence" moderne, d'autant que le label Unicorn, après avoir réédité une partie de son catalogue analogique de 1968 à 1980, a cessé son activité CD en 1990. En 2017, des accords commerciaux que je ne détaille pas ont permis sous le nouveau nom Unicorn-Kanchana le retour de plusieurs gravures historiques dont celle que je propose ce jour. Il existe une possibilité de téléchargement en qualités MP3 (bof) ou audio 😊.


Mahler en 1896
 

Mais attention, plus de cinquante ans ont passé… il y a 131 versions référencées parues entre 1947 et 2023 !!! J'ai donc voulu jouer le jeu et proposer aux lecteurs de manière la plus objective possible une interprétation qui valoriserait au mieux la 3ème symphonie de Mahler et par ricochet ce papier.

Un peu d'organisation et nous voilà réunis à cinq dans l'auditorium "classique" du Deblocnot (celui du Rock est en réfection car fissuré depuis octobre 2022 quand Bruno a écouté un album de Motörhead) : le jury comprend : Nema, Sonia, et deux potes mélomanes de leurs connaissances. Règle : l'écoute en aveugle de sept enregistrements en se limitant au 3ème mouvement. Je ne commente rien et laisse ledit jury délibérer et échanger leurs impressions. Il y a à la fin, lors de la révélation des noms des maestros participants, des sacrées surprises, des chefs "historiques" qui déçoivent, je ne les cite pas.

Ouf ! je n'aurais pas à changer la jaquette de mon billet. Horenstein remporte la confrontation à l'unanimité, mais il y a un exæquo : Charles Adler. Nous estimons que la technique mono rugueuse de 1952 quoique miraculeuse pour l'époque ne sera pas idéale pour une éventuelle découverte. Pour deux des challengers rendez-vous dans la discographie alternative.

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L'œuvre de Mahler a donné lieu à la publication de 15 chroniques depuis 2011. Son catalogue comprend des lieder avec orchestre regroupés dans cinq cycles (2 chroniques), une cantate commentée en 2020 et, pour les dix symphonies (dont la 10ème dans la version complétée par Derick Cooke), neuf chroniques en comptant celle de ce jour. Un cursus qui semble modeste mais en regard de la durée et de la complexité de ces ouvrages, de sa suractivité en tant que chef d'orchestre, de sa mort prématurée à 51 ans en 1911, sa production en impose avec zéro déchet ! Après des décennies de mépris et d'ironie, on considère que Mahler reste le dernier symphoniste postromantique majeur et ouvre la voie de la musique orchestrale moderne à côté de Richard Strauss et de Schoenberg première manière. Côté symphonies, seul Dmitri Chostakovitch (1906-1975) pourra se prétendre un rival voire un disciple, il admirait d'ailleurs le compositeur viennois.

Je n'ai jamais écrit de biographie globale, préférant juste préciser les circonstances historiques, conjugales et artistiques entourant l'écriture de chaque œuvre. Pour un aperçu de la vie du maestro et compositeur, voir : la version courte (Larousse) ou la version plus détaillée (Musicologie.org).

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Haitink – Kubelik - Bernstein - Abravanel

Si la musique de Mahler fait les choux gras des salles de concerts de nos jours (avec une inflation depuis l'an 2000 synonyme parfois de cacophonie mal maîtrisée), il a fallu attendre les années soixante au disque et plus tard, surtout en France, pour entendre ces symphonies en salles.

En 1949, dans Histoire de la musique de Paule Druilhe destinée aux collégiens, on pouvait lire "Anton Bruckner et Gustav Mahler, s'inspirant des conceptions wagnériennes, mais sans avoir le génie de leur modèle, donnent libre court à leur goût du colossal". Point ! Et dire que ce bouquin est toujours en circulation ! Et Paule Druilhe termine son paragraphe consacré à Brahms par "La lourdeur des thèmes et de la polyphonie, la valeur inégale de sa trop abondante production, une certaine fadeur sentimentale, font que Brahms n'est guère apprécié hors de son pays, malgré sa maîtrise architecturale et son sens du rythme." Ces inepties sur le fond et la forme témoignent du rejet de la musique allemande à la sortie de deux conflits fratricides voire apocalyptiques. Mahler peinait à se faire une place en Allemagne de son vivant et après sa mort, et l'interdiction par les nazis de jouer sa musique "dégénérée" de juif retardera encore sa reconnaissance posthume.

C'est d'abord aux USA, grâce aux maestros juifs exilés qui ont connu Mahler, comme Bruno Walter ou Otto Klemperer que, l'on découvre petit à petit ses symphonies certes atteintes de gigantisme. De plus, il faut attendre l'invention du microsillon qui permet de limiter à 1 ou 2 LP la gravure de ces grandes œuvres à l'orchestration délirante pour que l'industrie du disque puisse en publier largement. Charles Adler était anglais, fut l'élève de Mahler, dirigea les 700 choristes lors de la création de la 8ème symphonie à Munich en 1910 dans un capharnaüm homérique (Clic). Il signera le premier enregistrement moderne évoqué plus haut de la 3ème symphonie en 1952.

En France, il faut attendre les années 70 pour que des chefs prestigieux comme Solti, Metha, OzawaAbbado  ou encore Boulez puissent remplir les salles en programmant les symphonies (1, 2, 6, 3, 9) et même Le chant de la terre au TCE avec la présence du président Giscard d'Estaing.

Parallèlement, des intégrales voient le jour : Bernard Haitink à Amsterdam, Rafael Kubelik à Munich, Leonard Bernstein à New-York et, moins connu, Maurice Abravanel, lui aussi juif exilé, ami de Furtwängler et de Kurt Weil, avec l'Orchestre de l'Utah, chez les mormons (Clic). (Labels : Philips, DG, CBS, Vanguard.) Fin des années 70, les concerts et la parution de ces intégrales et d'une multitude de captations isolées permettent à Mahler d'accéder enfin au grand répertoire classique.

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Le Cor enchanté de l'enfant

Les apprentis mélomanes qui découvrent Mahler et les fans de la première heure savent qu'il est d'usage de distinguer trois époques créatrices chez ce compositeur. La première commence en 1880 et se termine, disons, lors de la nomination de Gustav comme directeur de l'opéra de Vienne en 1897. Les quatre premières symphonies appartiennent à cette période où le compositeur se déplace beaucoup, occupant divers postes d'assistant : à Bad Hall (Autriche) Ljubljana, Olomouc, Cassel et à l'opéra allemand de Prague, Leipzig, Budapest et Hambourg avant de partir pour Vienne.

La seconde période, viennoise, jusqu'à son éviction de l'opéra liée à des embrouilles antisémites en 1907, verra la création des trois symphonies instrumentales (5 à 7) dont le style est novateur, d'une écriture parfois désespérée et grotesque, drolatique vs tragique. Elles ne seront guère populaires de par une complexité mettant le talent des chefs au pied du mur.

La dernière période de 3-4 ans nous montre un homme malade, s'épuisant à diriger entre l'Europe et New-York, composant la colossale et très chrétienne 8ème symphonie puis son testament avec les génialissimes 9ème symphonie et le Chant de la Terre sur des textes orientaux. Il commence la 10ème mais n'achèvera que l'adagio introductif.

Revenons à la première période. La 2ème symphonie est une exception mariant le plan usuel de la symphonie pour les trois premiers mouvements et l'oratorio pour le final, à la manière de la 9ème de Beethoven. Elle témoigne des interrogations spirituelles de Mahler concernant le catholicisme et le judaïsme, d'où le titre de l'ouvrage, "Résurrection", dogme absent de la doctrine hébraïque (très floue serait le mot juste). Son monumentalisme désarçonna certains compositeurs novateurs non germaniques comme Debussy qui sortit avant la fin 😊. N'en soyons pas surpris…

Au crépuscule du romantisme Mahler se tourne vers les traditions intellectuelles du XIXème siècle : une légende mortifère du moyen-Âge dans la cantate Das klagende Lied (le chant plaintif), des lieder inspirés de poèmes du recueil pour enfants Des Knaben Wunderhorn (Le Cor enchanté de l'enfant(Clic), un monde enchanteur  également source d'inspiration pour les symphonies N°3 et N°4, celle-ci étant plus courte (moins d'une heure) et surtout bénéficiant d'une orchestration allégée, poétique et charmeuse qui fait médire les tenants d'une instrumentation surchargée dans l'œuvre de Mahler. L'homme semble avoir hérité du génie de Berlioz dans ce domaine, notre Hector national qu'il dirigeait fréquemment…

Lire le programme de la méga-symphonie suggère l'expression "fourre-tout" ! six mouvements, de 4 à 35 minutes, un lieder pour alto sur un texte de Nietzche, un autre chanté par des gamins et un chœur féminin extrait de Des Knaben Wunderhorn, des marches plus ou moins militaires en tout genre et une immense prière pour finir… Examinons ça…

Je ne présente pas le maestro Jascha Horenstein (1898-1973), sa biographie est détaillée dans la chronique de 2021 consacrée à la Faust symphonie de Liszt, 3ème chapitre (Clic). Les lieder dans les mouvements 4 & 5 sont chantés par la contralto anglaise Norma Procter (1928-2017)


La symphonie en Concert à Strasbourg
Cliquer sur l'image pour l'agrandir 
 
 

Mahler  dirige intensément et ne peut donc composer la 3ème symphonie que pendant les périodes estivales de 1895 et de 1896Elle sera créée d'abord sous forme d'extraits, puis dans son intégralité en 1902 à Cologne par le compositeur lui-même. Entre le délai important pour éditer la partition du chef et celles des musiciens, six ans ne paraissent pas excessifs. L'accord d'un directeur de grande salle de concert n'a pas dû être facile à obtenir pour une œuvre aussi ambitieuse. Orchestration :

4 flûtes + 4 piccolos, 4 hautbois + cor anglais, 3 clarinettes en si ♭ et en la, clarinette basse, 4 bassons + contrebasson, 8 cors en fa, 4 trompettes en fa et si ♭, 4 bassons, dont un jouant aussi du contrebasson, 4 trombones + 1 tuba ou plus, 8 timbales (2 timbaliers), grosse caisse + 1 baguette, caisse claire, triangle, cymbales, tam-tam, tambourin, 2 glockenspiels, 2 carillons tubulaires (Hors scène : cor de postillon et plusieurs caisses claires à la manière d'une fanfare), les cordes. Une chanteuse alto, un chœur de femmes, chœur d'enfants (garçons).

Ça jette. Je l'ai entendue en mars 2014 interprétée par Michael Tilson Thomas et son orchestre de San Francisco. Il n'y avait pas de place pour la maîtrise de garçons … Beau souvenir malgré un final au tempo appuyé… Il lutte actuellement à 79 ans contre un cancer de l'encéphale, courage MTT, déjà que je viens d'écrire un RIP pour Ozawa !

(Partition de 224 pages) ou l'interprétation de très bon aloi de Michael Gielen (1987) avec défilement de la partition. (YouTube).

Conscient que la forme en six mouvements et qu'une durée globale de 1H40 soient inaccoutumées voire rédhibitoires pour fasciner le public, Mahler scinde arbitrairement sa symphonie en deux parties dont la première n'est autre que le premier mouvement, il y a parfois un entre-acte en concert. Les indications de tempo sont un mélange d'italien classique et de précision en allemand sur le climat souhaité.


La marche initiale illustrée par Ken Russel (YouTube)
 

1 – Kräftig - Entschieden (Avec force. Décidé) : Dans ses écrits Mahler nous guide grâce à plusieurs citations usuelles dans une musique à programme. Exemple : "L'éveil de Pan" (introduction). "L'été fait son entrée" ou encore "ce que me disent les rochers de la montagne". Dans la seconde partie, il sera question de fleurs, d'oiseaux, d'animaux mais aussi d'interrogation sur le destin de l'homme par la mise en musique d'un poème de Nietzche et même de conversation avec les anges… Avis personnel j'y vois presque une fresque créationniste, de la lumière jaillissante et de l'apparition des roches jusqu'à l'émergence de toutes les formes de vie jusqu'à la révélation du divin chez l'humain… Je dois être influencé par la thématique de la symphonie "Résurrection" qui précède la 3ème.

Est-on face à une forme sonate traditionnelle avec ses thèmes A et B, les reprises, le développement ? Sur une telle durée, le risque de la redite est grand. Certes Bruckner dans ses symphonies, notamment 3, 5 et 8, contourne le problème grâce à une complexité inouïe du contrepoint appliqué à des thèmes fragmentés en motifs, ce qui rompt l'éventuelle monotonie. Mahler nous passionne autrement. Deux expositions, un développement, une réexposition et une coda se succèdent. Chacune de ces sections enchaîne une marche "funèbre" suivie d'une marche "militaire" cadencée et cocasse. L'extrême fantaisie d'un mouvement aussi long que la symphonie Jupiter de Mozart naîtra d'une jonglerie ingénieuse dans le choix de leitmotiv contrastés, de ruptures de tonalité, d'humour et d'une orchestration fastueuse. 


~~~~~~~~~~~~~ PARTIE I ~~~~~~~~~~~~~


Roches de l'Utah
 

A – Un appel hardi des huit cors en tutti proclame le réveil de la nature, le lever de soleil, la Création, aux choix… Mahler s'inspire-t-il du thème d'un chant de villageois ? Certainement d'après le musicologue Benjamin Lassauzet. Une marotte chez Mahler que ces emprunts à la culture musicale populaire ; rappelons-nous la comptine enfantine Frère Jacques attribuée à J.P. Rameau et adaptée par Mahler pour cadencer le 3ème mouvement de la 1ère symphonie "Titan" (Clic) ! Les cors, cymbales et fracas de timbales prolongent cette fanfare jusqu'à [0:28]. Survient un court motif de quatre accords ténébreux, aux trombones et au tuba, que Mahler associera au début du poème de Nietzche chanté par l'alto, à venir dans le 4ème mouvement "O Mensch" ! (Ô homme ! prend garde) ; un avertissement pour tempérer l'impétuosité des cors lors de l'introduction. [0:36] Nouveau thème à la tonalité incertaine, oscillante, mystérieuse. Au lointain se fait entendre par trois fois le tam-tam. [1:04] Ayant atteint un silence sépulcrale, l'introduction s'achève sur des groupes de frappes saccadées et obsédantes sur la grosse caisse bien seule. Elles nous préparent à… la première marche funèbre. Autre bizarrerie, les cordes n'interviennent pas hormis dans les deux premières mesures. Les timbres privilégient l'acidité des cuivres, le clinquant des percussions et la noirceur des bassons et du contrebasson. Peut-on le ressentir comme une métaphore lyrique d'une Genèse surgissant du chaos primitif ? Mahler accentue la férocité du discours en occultant la sonorité soyeuse des cordes par nature plus mélodieuse.

Vous m'imaginez poursuivre et détailler un commentaire à ce rythme ? Non ! En une grande minute Mahler dresse avec rigueur le cadre solfégique et émotionnel de tout le gigantesque premier mouvement pour ne pas dire de toute la symphonie. Je m'adresse là, à ceux qui dans les années cinquante et même plus tardivement, professaient la rhétorique : confuse, ampoulée, incompréhensible, etc. Non, chaque note a un rôle précis, on le vérifie sur la partition saturée d'indications précisant ce que Mahler exigeait de l'interprète pour assurer l'intelligibilité de sa composition… et par les quelques lignes ci-dessus.

[1:16] La marche funèbre proprement dite prend la forme d'une reptation, d'un défilé (sans superposition) de petits motifs très identifiables, déclamés de manière gémissante ou, à l'opposé, édifiant pierre par pierre une muraille sonore cyclopéenne, les pierres d'un monde chaotique qui tente de s'organiser. Exemples : des tuttis rugissants de groupements comme [1:16] les accords tuba-trombones-timbales-grosse caisse repris cinq fois – toutes les deux mesures. Ils marquent la cadence syncopée de cette marche obsédante : [1:21] basson et contrebasson, [1:27] hautbois-clarinettes-cors, [1:29] trompettes tonitruante ff, [1:50] des arpèges fff des cordes graves ou des vibrants trémolos, etc. À partir de ces éléments, Mahler tisse une marche en variant l'orchestration. Issue des sombres accords initiaux, la marche funèbre se scinde en deux fanfares aux cors, encadrant une autre fanfare aux trompettes. Plus altières que mortifères, elles nous conduisent de l'obscurité originelle [Gn 1:02] à l'émergence de la vie [Gn 1:11] 😊. 

- Ah ah, Claude, tu nous ressorts ta rédaction style témoins de Jehova… hihi

- Un clin d'œil Sonia… Aller, on attaque la marche militaire, bien peu guerrière… 

Rochers et forêt (école Barbizon)

Toutes les marches de l'histoire de la musique semblent chambristes en comparaison… Le cinéaste Ken Russel dans son film Mahler illustre cette musique en laissant une svelte danseuse se hisser hors d'un cocon puis ramper lascivement jusqu'à un rocher au visage du compositeur. Un des rares plans-séquence réussis à mon goût … (Photo et vidéo)

B – [5:02] quelques furtives notes aux timbales ramènent le calme. La marche militaire surprend : plutôt une sarabande champêtre enchaînant une mélodie sautillante des violons égayée par un solo de hautbois puis un solo de violon et enfin quelques accords plus rugueux des cuivres appuyés par les timbales. Mahler ose tout ! cette courte marche de soldats de plomb matérialisée par un motif puissant à la clarinette se termine par un ludique charivari de percussions… (Triangle, cymbales, tambour, timbale, grosse caisse…)

 

C – [6:35] La reprise de la marche funèbre exploite la thématique de la marche A. Moins heurté, plus bref, ce passage est dominé par un lugubre solo de trombone (Denis Wick).

D - [8:53] Plus avant, le dramatisme du début du mouvement laisse place à une ineffable gaité. Les cordes marquent le rythme, bien entendu, mais divers solos de bois, de cors et des coquetteries du triangle laissent place à une bacchanale cocasse, presque primesautière. Bacchanale est le mot, puisque Mahler faisait lui-même des références dans ce passage à l'épicurisme du dieu Bacchus … Les trilles aux cuivres ont dû terrifier par leur difficulté technique les instrumentistes lors des premières… Cette douce folie se conclut par un rappel vigoureux du thème introductif aux huit cors fff, thème du réveil du Dieu Pan, ici avec beaucoup moins de sensualité que chez Debussy. La marche se clôt de manière cataclysmique pour…


Soldat miniature (Caricature Berliner Zinnfiguren)
 

E - [14:12] …Réexposer fff, encore et encore, la marche funèbre… Les trémolos des violons soutiennent une résurgence sinistre des motifs dédiés à ces marches et clamés aux cors. La reptation est de retour, volontairement désordonnée, comme celle d'une armée en déroute.

F - [16:04] La troisième marche dite "militaire" récapitule les épisodes précédents d'une manière énergique non dénuée d'humour. On y entend des oiseaux [18:15] gazouiller et augurant leur palabre dans le scherzando, puis une jolie danse villageoise, car l'humain doit bien entendu assumer son rôle, soit dans une ambiance festive soit en rangs serrés, en partant au combat [20:23]. Mahler recourt à ses dadas : le burlesque et le cynisme. Horenstein conduit sa bataille en maintenant un flot instrumental transparent, une gageure dans ce passage à la fois clownesque et tonitruant. Rapprochons par taquinerie cette musique géniale, emprunte de loufoquerie, de la chanson Hécatombe "le marché de Brive la Gaillarde" de Brassens Mahler met fin à ce tumulte orchestral orgiaque par des roulements de caisses claires decrescendo pppp  !!

- Dis Claude, excuses ma trivialité, mais il complètement barré ce passage…

- Oui Sonia, tu raccourcis un chouia, mais… qui ose dire que Mahler ennuie ?  


G - [24:15] La réexposition rejoue in extenso l'ouverture de la marche A : l'appel des huit cors (le réveil), les divers accords funestes aux percussions, le leitmotiv aux cuivres graves "O Mensch", etc. [24:41] … Le carnaval orchestral infernal qui précède, son extrême sophistication structurelle, nous a peut-être fait oublier que Mahler ne désavouera jamais complètement la forme sonate… D'où cette reprise da capo surprenante. En sera-t-il de même pour les marches à venir ? pas tout à fait…

[24:15] La marche funèbre reprend le récit, sauf qu'un second solo de trombone assure la narration qui s'achève cette fois-ci plus sereinement sur une tendre mélodie chantée par les violoncelles [28:02].

H – [28:35] Bien scandée, la marche prétendument "militaire" conclusive (par souci de symétrie) ne l'est pas vraiment, militaire. Ou alors elle confirme une victoire des combats pour la vie des premières sections par sa joyeuseté, le choix de tonalités majoritairement majeures, les facéties d'un tambourin ou de la caisse claire…

[32:51] la coda prend la forme d'un climax apocalyptique avec un rôle important donné au… tambourin 😊.


~~~~~~~~~~~~~ PARTIE II ~~~~~~~~~~~~~


Le champ de fleurs (Klimt 1907)

2 - Tempo di Minuetto. Sehr mäßig (Tempo de menuet. Très modéré) : (Playlist 2) Après le granitique premier mouvement et ses alternances de marches funèbres ou militaires, tragiques ou carnavalesques, voici un retour vers la féérie, le rêve, la sérénité quoique un vent de nostalgie soufflera discrètement… Ce menuet à trois temps s'appuie sur les règles de construction classique avec ses cinq sections agencées en une pseudo symétrie : ABA'B'A" (noté ABCDE dans le texte). Cette structure à deux trios se rencontrait déjà en 1841 dans la 1ère symphonie "le printemps" de Schumann, pour son menuet étiqueté scherzo, une nouveauté apparue pendant le romantisme et propre à cette œuvre. Schumann nous offrait ainsi une plus grande variété thématique mais sans échapper aux principes des répétitions de motifs. Chez Mahler, l'affaire est toute autre…

Après maintes tergiversations du compositeur pour définir les sous-titres fixant un programme, le menuet s'intitule : "Ce que les fleurs de la prairie me disent". Gustav Klimt devait entendre un sacré chahut en peignant ce tableau 😊.

A – le chant pastoral du hautbois s'élève soutenu par des pizzicati ténus des altos puis des cordes graves… Quel contraste avec l'ouragan concluant le mouvement initial. Mahler précise que "le hautbois peut être remplacé par le cor anglais si l'instrumentiste ne parvient pas à faire sonner suffisamment doucement ledit hautbois dans le registre"… Quand je parlais de partition hyper-détaillée 😊. Cor, clarinette et flûte se joignent au hautbois pour développer cette mélodie en conservant son doux climat onirique et finement articulé. Entreront enfin le basson et les cordes puis la harpe… La sonorité mystérieuse s'explique par l'usage enivrant d'un chromatisme wagnérien sans limite.

B - [1:50] Avec vivacité, le discours enchaîne trois sections dans ce que l'on peut supposer tenir lieu de premier trio. Débute une gigue aux flutes, trémolos des clarinettes, un trait de trompette, une orchestration trop pétillante pour être explicitée… [2:07] Suit une farandole plus rythmée dominée par l'impétuosité des flûtes et celle de tous les pupitres de cordes, chacun scindé en deux groupes. [2:19] Continuation du batifolage dans les prés par les bois en goguette, jeu bucolique qui se termine tranquillement pour préparer le retour du second minuetto.

Vous voyez le principe d'alternance, donc :

C et E : [2:44] & [6:22] méditation du promeneur qui se ressource en osmose avec la nature, les parfums des essences florales, baigné par une musique faisant écho à la poésie de A. Pas de solo de hautbois en reprise ; Mahler s'autorise toutes les fantaisies d'orchestration et de rupture de tonalité. Seule la construction en cinq sections évoquant celle d'un menuet établit un lien stylistique avec cette forme ancienne de l'âge classique

Fin E : une délicieuse coda réunissant un violon solo, la harpe et le glockenspiel nous montre les pétales des fleurs se renfermant dans la lumière du couchant.

D : [4:52] Second trio, très en verve… mais les basculements fugaces vers des modes mineurs apportent un soupçon d'inquiétude. Tout déprimé, et Mahler l'est, connait ces brefs instants où une idée sombre traverse le cours des pensées si heureuses soient-elles lors d'une promenade, les tourments d'une psyché angoissée. Les sons bizarres audibles au départ sont dus à la frappe des archets des violon II directement sur le bois de leurs caisses de résonnance. Ah tiens, le tambourin…


Paradis terrestre ((Roelandt Savery vers 1650))

3 - Comodo. Scherzando. Ohne Hast (Comodo. Scherzando. Sans hâte) Un scherzo en guise de troisième mouvement, a priori rien de surprenant dans une symphonie post romantique. Mahler prend tellement de liberté avec la forme ABA ou ABABA tout comme dans le minuetto, que je m'interroge si le respect des règles (souvent contournées pendant le XIXème siècle) n'a pas pour but d'éviter de brusquer les mélomanes en fin d'une première heure trop novatrice car intégrant de nouvelles structures au récit musical ?

Au début du romantisme, le scherzo  a pour fonction d'assurer une pause divertissante entre le mouvement lent et le final, soit les deux parties principales de l'œuvre. Beethoven bouscule les habitudes avec le frénétique et élaboré scherzo d'une douzaine de minutes de la 9ème symphonie. Dans ses grands scherzos, Bruckner privilégie la symétrie rigoureusement conforme mais rompt l'éventuelle monotonie par une richesse mélodique passionnée s'éloignant de toute fonction divertissante (8ème et 9ème symphonie). Quant à Mahler : le burlesque, le tragique et le sarcasme apparaissent dès les symphonies précédentes pour s'exacerber dans la 9ème symphonie sous le titre "Rondo – Burleske. Allegro assai" avec les trompettes jouant la sonnerie aux morts d'une dégingandée danse macabre…


Cor de postillon

[Playlist 3] Après les fleurs, allons à la rencontre de la faune, en particulier des volatiles, le scherzo ayant pour sous-titre "Ce que me disent les animaux de la forêt". Pas tous les animaux mais le coucou, car Mahler parodie (recycle) un lieder avec piano composé vers 1880, Ablösung im Sommer (Relève en été - le voici chanté par Thomas Hampson Clic) mettant en scène un rossignol et un coucou, ce dernier meurt… La vie cocasse et la tragédie apparaissent ainsi dès les premières mesures. La partition précise "avec humour", en effet en été le coucou ne chante plus, doit-on confondre silence et mort ? Le scherzo sera bizarre : un dialogue de nos piafs, guilleret, au bois plus quelques notes de triangle, quelques cordes. Ce conciliabule entre passereaux précède une marche funèbre altière et enrichie de cuivres. Elle se nourrie des motifs liés aux gazouillis des oiseaux qui feront leur retour [14:28], mais leur chant gagnera en sévérité, un solo de violon soulignant leur tristesse.  

[5:53] Mahler ne s'en tient pas à l'écriture d'un poème symphonique illustrant des mésaventures ornithologiques. Un cor de postillon (un bugle par défaut) fait son entrée en coulisse ! Chant sinistre inspiré par un poème de Lenau mettant en scène un cocher se recueillant devant un cimetière où un confrère virtuose de cet instrument est inhumé… l'obsession du temps qui passe et du trépas qui s'accentuera dans les œuvres à venir…

Mon dieu, cet article s'étire… Simplifions ! [10:55] Second scherzo A' aux accents dionysiaques introduit par la flûte et la trompette… [14:03] puis le ténébreux cor de postillon reviendra, en duo avec le violon, précédant une bacchanale conclusive au climat mêlant déchirement et furie [17:23] (cymbales, grosse caisse, percussions à volonté et… tambourin). Le musicologue Jean Matter parle de trivialité chez Mahler, bel exemple ici de confusion des genres, pot-pourri des contes de grand-mères : des oiseaux dont un porté disparu, à tort, un cocher et le cor de son ami en repos éternel, un discours musical débridé ou mélancolique et pour le moins descriptif… Facétieux mélange !


Friedrich Nietzsche

4 - Sehr langsam. Misterioso. Durchaus ppp (Très lent. Mystérieux. Tempo toujours pianissimo)

Dans sa deuxième symphonie, Mahler insérait un lied entre le scherzo et le monumental final en forme d'oratorio, Urlicht (lumière originelle), un texte emprunté au Des Knaben Wunderhorn, chanté là aussi par une voix de contralto, un poème d'une spiritualité enfantine. "L’Homme gît dans la misère ! / L’Homme gît dans la douleur ! […] Je viens de Dieu et veux retourner à Dieu ! / Le Dieu bien-aimé me donnera une petite lumière".

Mahler reprend ce concept dans la 3ème symphonie mais en utilisant un poème de Nietzsche extrait de l'un de ses ouvrages phares, Ainsi parlait Zarathoustra. Rien de surprenant, les deux textes procèdent de la même antilogie, opposer douleur et espoir au sens allégresse. On retrouve à l'évidence le Mahler adepte de l'auto-psychothérapie, lui, le juif introverti et angoissé par l'absurdité du trépas, se convertissant au catholicisme dans l'espoir d'une vie éternelle bienheureuse. Après la Création, la roche, les plantes et les animaux, place à l'homme et à ses tourments vs ses espoirs en une vie éternelle. 

La référence à Schopenhauer est patente depuis le scherzo. Pour ce philosophe du romantisme, hommes et bêtes tentent d'échapper par instinct et défi à la souffrance. Plaisir, amour et espoir spirituel (réservé à l'humain) ne peuvent apaiser la douleur que passagèrement, le destin est de fait rythmé par cette itération de réconforts subjectifs apaisant luttes et tracas objectifs (ok, c'est succinct mais c'est l'idée 😆). D'où le sous-titre implicite "Ce que me dit l'Homme" et le choix de ce poème de Nietzsche faisant écho à la pensée de Schopenhauer. Mahler friand de philosophie a inspiré, à travers le discours loufoque et énigmatique rencontré dans sa 3ème symphonie, les philosophes modernes et les psychanalystes : voir l'ouvrage de Frédéric Bisson, "Comment bâtir un monde. Le Gai Savoir de Gustav Mahler". (Clic)

Ô homme prends garde !

Que dit minuit profond ?

« J'ai dormi, j'ai dormi —,

d'un rêve profond je me suis éveillé : —

Le monde est profond,

et plus profond que ne

pensait le jour.

Profonde est sa douleur —,

la joie — plus profonde que l'affliction.

La douleur dit : Passe et finis !

Mais toute joie veut l'éternité —,

veut la profonde éternité ! »

Mahler compose ici l'un de ses lieder préférés en guise de transition dans la symphonie entre l'expression de son amour de la nature et la constance de ses réflexions théologique conflictuelles. Limitons les commentaires solfégiques superflus. Apprécions une dizaine de minutes d'un thrène onirique à la mélodie quasi extatique… Sommairement :

[Playlist 4] Dans un tempo retenu, violoncelles et contrebasses jouent ppp la carte de l'incertitude qui parcourra le lied et plus largement toute la symphonie, ce doute poignant entre bonheur simple et angoisse existentielle. Une harpe ponctue cette introduction. [0:32] L'alto fait son entrée en répétant deux fois l'exhortation "Ô homme [...prends garde]". Pas d'allure martiale dans la complainte, mais néanmoins un rythme processionnaire d'esprit élégiaque dans la première partie, avec en contrechant le ululement du hautbois symbolisant un oiseau nocturne tel une chouette, le volatile se substituant au coucou et au rossignol, oiseaux diurnes, du scherzo. [04:38] Sereines dans la seconde partie, quelques ombres nocturnes seront délicatement éclairées  par le violon solo…  chut ! Écoutons…

Nota : Dans le film Mort à Venise de Visconti, ce lied est également entendu, mais l'adagietto de la 5ème symphonie, leitmotiv obsédant, a nettement plus marqué la mémoire des cinéphiles…. Cette B.O. de 1971 a été bénéfique à la découverte du compositeur. 


Chœur des anges (Klimt)
 

Fichtre : un florilège de marches funèbres ou militaires, un menuet suivi d'un scherzo aux airs de poèmes symphoniques, un lied… On songe, sans raillerie, à un pot-pourri de genres qui doivent cohabiter dans une symphonie qui cherche avec hésitation son formalisme… Et en regard de la durée de l'œuvre, constater que nous devons encore écouter un chœur avec soliste et pour finir un adagio instrumental démesuré, admettons que l'affaire se corse (n'est-ce pas Bruno). Y a-t-il un pilote pendant la composition ? Mahler empile-t-il des mouvements disparates pour glorifier par hédonisme son art de l'orchestration sophistiquée ? Je m'inscris en faux et m'appuie sur deux arguments.

Le compositeur construit chaque partie avec rigueur autour de la thématique de dualité souffrance – réconfort voire rédemption. Il y a une progression quasi biblique (Genèse) dans les sujets évoqués : la terre et les roches, les arbres et les fleurs, les bestioles qui y logent et enfin l'homme qui tente de chasser toute souffrance par la joie et même l'éternité bienheureuse !

Ensuite, comme tout novateur, Mahler ne veut certes pas heurter le public en suivant les règles de construction bien cadrée qu'utilisa Bruckner jusqu'aux extrêmes limites de la forme sonate et du contrepoint savants et en usage depuis Bach, mais il veut exploser ce qu'il considère comme un carcan, et dans cette symphonie il s'aventure dans un plan très élargi qui déconcertera beaucoup, et c'est encore le cas parfois… J'ose une métaphore "la symphonie géante paraît indigeste à certains sans doute parce que le menu est trop riche". Après cette expérience, il reviendra à la forme en quatre ou cinq parties dans ses symphonies 4, 5, 6, 7, 9 et 10.

Mahler a répondu lui-même à ces critiques : "Ma symphonie sera quelque chose que le monde n'a jamais entendu ! La nature toute entière a une voix en elle et raconte des histoires si profondément secrètes qu’on pourrait peut-être la soupçonner dans un rêve ! Je vous le dis, certaines parties me font parfois peur, et j'ai l'impression de ne pas l'avoir fait du tout".

5 - Lustig im Tempo und keck im Ausdruck (Drôle dans le rythme et hardi dans l'expression) : Mais que viennent faire ces cinq petites minutes de lied choral avant le final et après les affres spirituelles de Nietzsche ? J'ai utilisé plus haut le mot rédemption et le philosophe concluait son poème par "Mais toute joie veut l'éternité, veut la profonde éternité !". Le sous-titre est "Ce que me disent les anges".

La continuité spirituelle est assurée. Le chœur féminin (sopranos, mezzos, altos), la maîtrise de gamins et l'alto solo justifient dans le récit musical l'inclusion du lied de Nietzsche dans le misterioso et réciproquement ; d'autant que la transition se fait sans pause. Une fois de plus, Mahler emprunte à son cher Wundehorn : "le chant de mendiant des pauvres enfants" :

Sacré-Cœur crucifié
(Maurice Denis - 1894 -
Clic)

 

Bimm, bamm, bimm, bamm...

 

1 - (Garçons et sopranos)

Il y avait trois anges qui chantaient une chanson douce,

qui sonnait joyeusement dans le ciel.

Ils se réjouissaient gaiement ensemble

(Garçons, mezzos et altos)

que Pierre soit délivré des péchés.

(Sopranos)

Et quand le Seigneur Jésus étant à table pour prendre

le repas du soir avec ses douze disciples,

le Seigneur Jésus dit :

(Sopranos, mezzos et altos)

« Pourquoi te tiens-tu ici ?

Quand je te regarde, tu te mets à pleurer pour moi !

 

2 (Contralto solo)

[Tu ne dois pas pleurer comme cela.] »

 

(Contralto solo, mezzos et altos)

 « Et je ne devrais pas pleurer, toi, Dieu si bon ?

J'ai violé les dix commandements !

Je m'en vais et je pleure amèrement !

Oh, viens et aie pitié de moi ! »

 

3 (Garçons et chœur féminin ensembles)

« Si tu as violé les dix commandements,

agenouille-toi et prie Dieu !

Aime Dieu seulement en toute occasion,

ainsi tu recevras la joie céleste ! »

La joie céleste, la cité bénie,

la joie céleste, qui n'a plus de fin !

La joie céleste a été donnée à Pierre,

par Jésus et la béatitude à tous.

[Playlist 5 - 1] Mahler n'avait pas la réputation d'un chef cool lâchant la bride aux interprètes. Il prévoit tout sur tout 😊. Sans doute pour éviter un effet "pour qui sonne le glas", il divise la célèbre maitrise Wandsworth School Boys Choir londonienne (Clic) en deux groupes et indique dans la marge "Le ton doit être copié à partir du son d'une cloche, la voix est frappée brièvement et le ton est équilibré en fredonnant les consonnes M.". De plus, la moitié des gosses chante bimmm bammm sur une seule mesure (2 blanches, une par mot), l'autre moitié alterne bimmm ou bammm, chaque onomatopée dure alors une mesure complète (alternance de rondes). On obtient un effet de carillon amusant, un cantique enfantin qui ne serait pas festif sans les facéties de la flute, des clarinettes et du basson…

Il faut tenir le rythme pile poil. Le glockenspiel fait fonction de métronome. Flûtes, clarinettes et bassons énoncent le thème suivis par les sopranos qui entonnent gaiement la première strophe… Un paradis de poche où les anges poussent la chansonnette.

[2 - 1:20] Les voix du chœur féminin s'entrecroisent par moment en duo avec celle de la contralto. Hommage à la polyphonie des siècles passés. Le passage évoque le reniement de Pierre, son chagrin, son désir de s'amender… Le climat se tend pendant cet échange dramatique qui s'achève par une péroraison des cuivres appuyée par l'obsédant bimmm bammm. Des coups du tamtam exacerbent la détresse du climax lors de la confession et des lamentations de Pierre. Les violons n'interviennent pas dans ce mouvement assombrissant encore musicalement la désespérance de Pierre dans ce passage….

[3 - 3:06] Le chœur féminin et la maîtrise des anges chantent ensemble le pardon de Pierre, les recommandation pour accéder à la vie céleste, lui et toute l'humanité… Ce mouvement évoque une petite cantate de la Renaissance, nonobstant son lyrisme et son orchestration moderne. Elle anticipe le final de la 4ème symphonie, les textes étant des mêmes sources du Wundehorn, mais la partie vocale se limitant à l'intervention d'une soprano. Une description pittoresque de la vie festive et les anges faisant bombance au Paradis 😊.


Enluminure du XIIIème siècle

6 - Langsam. Ruhevoll. Empfunden (Lent. Paisible. Recueilli) D'aucun trouveront l'ensemble des cinq mouvements précédents disons… disparates. Sur la forme, difficile de leur donner tort, mais sur le fond j'espère avoir établi le souci de la cohésion apportée par Mahler dans sa construction, dans ce voyage nous guidant à travers la nature primitive et minérale, visitant le végétal, l'animal et découvrant enfin l'homme et ses tourments existentiels… Après tant de thèmes descriptifs, seule l'abstraction peut prétendre conclure logiquement l'œuvre. Mahler dans ses deux premières symphonies avait montré son intérêt pour le monumental. Ici il change de cap pour nous offrir un long adagio aux élans spirituels et le nomme "Ce que me dit l'amour". Cette longue réflexion préfigure les adagios si émouvants de la 6ème symphonie et surtout les deux qui commencent et achèvent la 9ème. Voici un prototype avec ses vingt-cinq minutes d'un crescendo plutôt méditatif se terminant, on pourrait dire hélas, par une péroraison braillarde similaire à celles des deux symphonies antérieures. Il ne fera pas l'erreur dans la 4ème symphonie.

[Playlist 6] Violons et violoncelles exposent un choral d'une grande spiritualité, les autres cordes se font plus discrètes. Au jeu des influences on s'apercevra que le premier motif ressemble quasi in extenso au bouleversant adagio du 15ème quatuor de Beethoven (Clic) [18:25], son chef-d'œuvre du genre. Benjamin Lassauzet y entend aussi à juste titre les mesures 3 & 4 du lento du 16ème quatuor du même Beethoven et la réminiscence d'un leitmotiv du Parsifal de Wagner (Clic – Ouverture [18:25]). Dans ses hommages à ses prédécesseurs, Mahler tape fort… Nous écoutons une ligne mélodique évoluant du grave vers l'aigu, de la douleur vers la lumière… soit un prolongement purement instrumental du ton de certains vers entendus dans les parties lyriques : Nietzsche, "La douleur dit : Passe et finis ! Mais toute joie veut l'éternité —, veut la profonde éternité !" et dans le Wundehorn : "Aime Dieu seulement en toute occasion, ainsi tu recevras la joie céleste !". Avouons que comme manque de cohésion nous avons vu pire…

[3:44] Au chant extatique débutant l'adagio Mahler oppose un passage plus sinistre dans l'aigu des violons qui permet au cor de faire son entrée, le premier instrument à vent à intervenir [4:45]. Le discours gagne en affliction, en nervosité…

[6:25] Le choral revient pour chasser cette angoisse. Cela dit l'incertitude dans l'émotion qu'apporte un chromatisme affirmé laisse planer cette éternelle dualité souffrance-rédemption qui s'impose dans la 2ème partie de la symphonie.

[7:56] La mélancolie du chant d'un hautbois nous replonge dans l'incertitude. Orchestralement, les cordes cèdent largement la place à un dialogue des bois. Les motifs se confondent jusqu'à à une supplication éperdue des cors et des percussions, grosse caisse et cymbales ff. [14:55] Inlassablement le motif dramatique des cors du mouvement se fait entendre de nouveau.

[15:40] Encore frêles, la flûte picolo puis les trompettes initient avec sensibilité un ultime jeu de chorals tendrement recueilli, chorals qui se développent vers la coda. Tendrement puis avec enthousiasme, enfin.

[24:35] Nous savions avec Schubert que conclure une symphonie est fort difficile. Ici Mahler ne semble pas prêt à achever dans l'éther astral sa partition, comme il le fera dans sa 9ème symphonie ou Le chant de la Terre… Comme dans la 2ème "Résurrection", il choisit le grandiose mais, et on le lui reproche encore, n'obtient que du pompeux assourdissant : un matraquage aux timbales (deux timbaliers) et un tutti impersonnel de tout l'orchestre. Logique sans doute mais ce final ne me fait pas frissonner ; je pense au gars poilu qui bat la cadence  à coup de mailloches sur le tambour de la galère (cadence de combat, d'éperonnage, etc.) dans le Ben-Hur de William Willer… La symétrie avec les forces extraordinaires des marches militaires du mouvement 1 est certes évidente. 


Écoute au casque ou avec des enceintes additionnelles plus que conseillée.

Le son des PC, sauf exception, est vraiment une injure à la musique…


INFO : Pour les vidéos ci-dessous, sous réserve d'une écoute directement sur la page web de la chronique… la lecture a lieu en continu sans publicité 😃 Cool. 




Charles Adler

 

[00:00] I. Kräftig. Entschieden

[37:04] II. Tempo di Menuetto. Sehr mässig Ja nicht eilen !

[46:17] III. Comodo. Scherzando. Ohne Hast.

[1:04:20] IV. Sehr langsam. Misterioso. Durchaus ppp.

[1:13:13] V. Lustig im Tempo und keck im Ausdruck.

[1:18:02] VI. Langsam. Ruhevoll. Empfunden.

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La discographie est abondante depuis la première gravure sur 78 tours de Sir Adrian Boult en 1947. La publication devait comporter une bonne quinzaine de disques 😊.

L'invention du microsillon vers 1950 a révolutionné la discographie pour les œuvres de longue durée et par leur qualité sonore. Curieusement, la première captation sur deux LP est restée mythique. Le chef anglais Frederick Charles Adler (1889-1959) avait suivi les cours de Mahler qui lui confia la préparation homérique de l'ensemble choral (700 chanteurs : 2 chœurs mixtes d'adultes, maîtrise d'enfants) lors de la création de la 8ème symphonie à Munich (voir le récit humoristique des répétitions dans l'article N°1000). Hélas en août 1914, le déclenchement de la Grande Guerre le conduit à un grand camp d'internement pour les civils britishs ; ce n'est pas l'enfer mais quand même, dormir à 200 par écurie… Il y aura un orchestre dans ce camp insolite, une bibliothèque, des écoles… Charles Adler peu rancunier restera travailler en Allemagne de 1920 à 1933, date à laquelle il fuit le nazisme aux USA (car là c'est grave). 

Précurseur il enregistre avec un brio et un engagement flamboyants la 3ème symphonie le 27 avril 1952 avec la contralto Hilde Rössel-Majdan de l'opéra de Vienne. Il dirige l'Orchestre symphonique de Vienne. Bien entendu, le son est assez acide et l'effet de compactage de la monophonie un peu gênant. L'interprétation est passionnante et malgré un orchestre mal spatialisé, on découvre des détails inaudibles dans les versions plus modernes (Quel beau Tamtam en introduction avec toutes ses harmoniques). Captivant ! On préférera cependant une belle stéréophonie pour débuter. (Nombreuses rééditions en LP et CD – 6+/6). En 1953 le chef récidivera avec la très difficile 6ème dont ce sera la première parution au disque, toutes techniques confondues.

Je propose les vidéos pour les versions de Bernard Haitink à BerlinClaudio Abbado en 1982 également avec le Berliner (Playlist de 6 et 24 vidéos) et de Charles Adler en continu (minutage des mouvements sous la vidéo).

 

Les belles versions stéréo analogiques ou numériques sont légion de nos jours. Les tribunes de critiques et autres tests comparatifs ne donnent jamais le même classement, on s'en doute. Néanmoins deux gravures se distinguent souvent à côté de Adler et Horenstein :

Claudio Abbado signa sa première gravure en 1982 à Berlin en dirigeant la philharmonie en tant que successeur de Herbert von Karajan. Le choix d'une soprano peut surprendre mais Jessie Norman est divine… Le discours assez léger profite à l'humour omniprésent dans l'œuvre. (DG – 6/6) (Deezer) Côté prise de son, on appréciera les sublimes couleurs des instruments, mais la dynamique un peu faible masque certains détails, principalement au niveau des percussions. 

Encore avec la Philharmonie de Berlin, dans les années 1990, Bernard Haitink réalise sa seconde intégrale restée inachevée, Philips ayant plié bagage ! Lecture au scalpel permettant une découverte approfondie de la partition, la contralto Jard van Nes, un orchestre au firmament, une réussite totale… Il y en a surement d'autres que je ne connais pas ou mal (Michael Gielen, Bernstein II, etc.) (Phillips – 6/6)



Sources :

  1. Jean Matter : premier livre copieux et sérieux en français en 1974.
  2. Benjamin Lassauzet : Conférence animée et accessible, très exhaustive en 7 vidéos YouTube (partage) pour approfondir.
  3. Le livret de la production vinyle originale du double LP de Horenstein ; en anglais avec de nombreux exemples extraits de la partition et une traduction du texte généreuse en français. Une somme comme on n'en fait plus de nos jours, hélas
  4. Et une liste à la Prévert de sites comme Wikipédia ou autres…



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