Le Deblocnot': Maurice DENIS – Peintre (1870-1943) – Amour – C. LEPDOR & I. CAHN (2021)

- Bigre Claude, quand ce m'sieur Denis fait son autoportrait, il se regarde droit dans les yeux et nous avec. Un genre qu'il affectionnait semble-t-il… Il est bien sapé dis donc, il a eu du succès ?

- Oui Sonia, un drôle de bonhomme, un ami de Paul Sérusier cofondateur du mouvement Nabi, chronique du 21 novembre 2022, mais moins farfelu, catho, plutôt à droite un peu extrême mais pas plus, anti pétainiste convaincu, donc, comme on dit : un original…

- Mais, dans le livre, les dates en page de garde sont 1870-1914 ! Tu indiques 1943… Une erreur ? Maurice Denis est mort au début de la Grande Guerre ?

- Ce livre sous-titré Amour est le catalogue d'une exposition à Lausanne en 2021 qui s'était limitée à la période la plus féconde du peintre… Un index conclusif montre Maurice Denis qui se consacre après 1918 à un art plus liturgique, de belle facture, mais moins innovant. Il est même devenu académicien…

- Ah, je vois… Et tu as donc fait pareil…

- Non, comme toujours ce bel ouvrage d'initiation me sert de support, mais je me dois de parcourir une vie et une création dans sa globalité…

2 Maurice Denis, autoportrait (1889)

3 Maurice Denis, autoportrait (1919)

Le regard du peintre Maurice Denis dans ses deux autoportraits vous statufie ? Bigre, on sent l'homme et l'artiste qui, toute sa vie, ne s'en laissera pas compter, quitte à ne pas être à une, voire plusieurs contradictions près, tant dans ses dilemmes artistiques qu'intellectuels et même politiques ; ces traits de la personnalité restent secondaires quand dans le blog on "cause" culture en général et peinture ou musique en particulier, quoique, en cas d'excès…

Maurice Denis est né en 1870, unique enfant d'un couple modeste de Granville, qui ne voudra pas d'autre enfant à une époque où les familles nombreuses sont fréquentes… Son papa est employé gare Saint-Lazare et maman modiste (dommage que ce beau métier de créatrice de chapeaux ait quasiment disparu et le mot avec). Oui, un seul enfant pour que le gamin bénéficie de la meilleure éducation possible. Un choix qui le conduira au lycée Condorcet.

Maurice brillant élève avec sa maîtrise des lettres et son talent artistique, les deux réels, ne laisse pas présager chez l'adolescent un virage vers une carrière de peintre, au grand désappointement de ses parents ! Il consigne son aspiration dans son journal commencé dès l'âge de treize ans et refermé à l'article de la mort en 1943…

Pour les Denis qui ont des vues ambitieuses et très précises sur l'avenir de leur progéniture (je n'adhère pas à ce concept éducatif), les voisins érudits, les tontons originaux, les grands-mères extravagantes, que sais-je… sont des calamités qui contrarient les plans parentaux… Entre en scène un voisin, Auguste Portelette qui dévoie le jeune homme d'une carrière "honorable", non pas par des visites chez "Mme Hortense et ses collaboratrices", mais au Louvres où les yeux de Maurice contemplent avec stupéfaction Le couronnement de la vierge de Fra Angelico. Deux raisons à son admiration : le génie pictural de l'œuvre vieille de quatre siècles et le sujet religieux, car détail important, Maurice est, et restera un croyant sincère et fidèle à l'Église.

Fra Angelico : Le Couronnement

de la Vierge (1425-1450)

1888 : Tout en préparant son Bac, Maurice s'inscrit à l'Académie Julian de Paris, un passage aux beaux-arts l'ayant déçu par son académisme… Revenons quelques semaines en arrière, un paragraphe était dédié à l'Académie Julian dans le billet consacré à un autre peintre figuratif de la génération de Maurice Denis, Paul Sérusier. (Clic) Sérusier avait fréquenté cet atelier créé en 1866 avant d'aller s'imprégner de techniques nouvelles à Pont Aven dans un groupe novateur dominé par l'excentrique et génial Paul Gauguin. Je me permets un copier/coller :

Paul Sérusier, d'une nature affable, se lie facilement d'amitié avec les élèves dynamiques dont Maurice Denis (1870-1943) qui sera un de ses complices lors de l'ouverture du groupe des Nabis. (Nabi de l'hébreu נביאים ou de l'arabe nevi'im, soit : prophétique, illuminé). Illuminé, le mot convient bien à ce groupe qui fonctionne en mini secte loufoque, donne des surnoms pour chaque membre. (Pour Paul Sérusier : "nabi boutou coat" soit "le nabi aux sabots de bois" en breton 😊.)

Dans la fantasque cohorte, tous ne peuvent guère se revendiquer du sérieux de Maurice Denis qui se verra attribuer le titre "le nabi aux belles icônes", surnom brocardant sa foi chrétienne affirmée. Il ne participera pas aux séances de spiritismes et autres activités occultes farfelues dont raffolent ses jeunes condisciples.

Contrairement à bien des peintres modernistes "maudits", crevant de faim, incompris, aux œuvres refusées par les organisateurs de salons, suicidaires, etc. de van Gogh à Modigliani, Maurice connaîtra un début de carrière et une reconnaissance précoce. Je vois deux atouts favorables à cette réussite : une gestion très professionnelle pour établir son réseau de connaissances influentes, sans renier son goût pour un art qui tourne le dos au passé et une production habile qui s'oriente sur des axes divers, plutôt que de se limiter avec acharnement, comme nombre de postimpressionistes, à peindre exclusivement en extérieur.

Maurice Denis en 1899

Maurice Denis et Paul Sérusier resteront amis et adopteront en début de carrière un art présentant de nombreuses similitudes techniques. Ainsi, comparons "Paysage avec les arbres verts" (3 ci-dessous) du premier, et "L'Incantation ou Le Bois sacré" du second (illustration n°9 dans la chronique précédente - Afficher). Les points communs sont légion : les femmes portant des offrandes ou les silhouettes encapuchonnées se déplacent en procession, les arbres présentent un graphisme quasi rudimentaire, des troncs aux écorces lisses évoquant le dessin de colonnes antiques, l'économie du nombre de couleurs employées et appliquées en à plat, les plages monochromes s'organisant à la façon d'une mosaïque et par cloisonnement chromatique (prefauvisme ?). En dehors de la technique pure, soulignons l'essence d'une inspiration partagée par les Nabis : mythologique et spirituelle, ésotérique et sacrée. Les diverses philosophies et théologies occidentales ou orientales fascinaient les Nabis. Bref, ils modelaient le creuset d'où jaillira l'art moderne.

Je parlais de deux axes de travail à propos de Maurice Denis. Le très bon livre sujet de ce papier est le catalogue d'une exposition qui s'est tenue à Lausanne. Pas un dépliant touristique, mais un livre d'art comme je les aime, taille moyenne, richement illustré, écrit avec sobriété et d'un prix tout à fait acceptable (30 €). Certes il circonscrit son sujet à l'œuvre sur toile jusqu'en 1914, disons le premier axe, celui qui prédomine dans ce livre après une biographie concise.

Après cette date, et même un peu avant, Maurice Denis se passionne comme ses camarades Nabis pour le renouveau des arts décoratifs : graphismes, illustrations de livres, fresques murales, papiers peints, paravents, décors de théâtre, mobiliers, objets du quotidien, affiches publicitaires, etc. ; et la nature même du style cloisonné Nabi, avec la démarcation nette des formes peintes, le conduit à imaginer des projets de vitraux ; un second axe créatif pour le moins diversifié qu'il me semble important d'évoquer en complément.

Henry Lerolle par Auguste Renoir

Lancer sa carrière pour un peintre, surtout adversaire de l'académisme, commence par nouer des relations avec des personnalités acquises à la cause du progrès et exploiter un coup de chance. Une bonne hygiène de vie physique et mentale, (la courtoisie) sont des atouts précieux pour pénétrer le monde impitoyable des galeries et expositions…

Il participe dès 1891 au Salon des indépendants créé en 1884 par Seurat entre autres et qui avait pris en partie la relève du musée des refusés. Henry Lerolle (1848-1929), collectionneur perspicace (il possèdera des toiles de Degas, Monet, Renoir), peintre et musicien, achète plusieurs toiles de Maurice Denis et lui commande des décors pour son appartement parisiens.

La belle-sœur de Henry Lerolle n'est autre que Mme Albert Roussel, compositeur d'importance (Clic). Le musicien et l'artiste ont le même âge. Roussel a quitté la marine pour se consacrer exclusivement à la composition. Il faut savoir qu'au début du XXème la notoriété et le modernisme de Roussel seront supérieurs à ceux de son contemporain Maurice Ravel ! De nos jours la situation s'est exagérément inversée, mais cela est une autre histoire… Le cercle des amis s'élargit ainsi dans le très haut de gamme : André Gide, Claude Debussy, Paul Claudel, d'autres grands noms…

Conséquence heureuse, Maurice Denis doit répondre à de nombreuses commandes dans le domaine des arts décoratifs et en tant qu'illustrateur. Le décor d'un buffet ayant appartenu à Ernest Chausson, autre compositeur de renom, montre l'étendu des techniques qu'abordera Denis. Cette faïence de 48 carreaux représente "un paysage d’automne où de jeunes femmes cueillent raisins et pommes." Était-ce aussi une influence de Roussel, qui trois ans plus tard composera sa 1^ère symphonie, une suite de poèmes symphoniques bucoliques titrée Le poème de la forêt ?

Buffet d'Ernest Chausson

Le menuet de la Princesse Maleine
ou Marthe au piano

En 1893, Maurice Denis épouse Marthe Meurier âgée de 23 ans. Destin douloureux, Marthe décèdera à seulement 47 ans en 1919. Bien plus qu'une épouse, Marthe sera son modèle pour de nombreux portraits et en observant le grand tableau (1m x 1,5m, taille exceptionnelle, chez ce peintre), "Les muses" de 1893, il faut savoir que chacune de ces neuf dames ne sont autres que Marthe reproduite neuf fois dans des attitudes différentes.

Dans ce tableau mythique, on retrouve la forêt vue comme des colonnades, le sol n'est pas feuillu mais évoque un tapis ornementé de feuillages réguliers, la réalité rejoignant le symbolisme. Le bas de la canopée, rarement visible chez Denis, se révèle en écho visuel à ces motifs. La technique Nabi pour ce décor aux contours très nets et laissant très présentes les muses anticipe l'abstraction… Parmi les portraits de Marthe, celui de 1891, peint par le jeune artiste de 21 ans témoigne déjà des options novatrices de Maurice pour la période à venir…

Dès la fin du siècle, les activités multiples prendront un tournant. Maurice Denis voyagera en Italie de nombreuses fois, notamment pour contempler les fresques de Raphaël ou le plafond de la Chapelle sixtine de Michel-Ange. Ce chef-d'œuvre intemporel le conduira dans les années 20-30 à décorer des voutes et murs de lieux de culte : la chapelle du prieuré de l’ancien hôpital (construit par la marquise de Montespan puis désaffecté à la Révolution) pour laquelle, tel son illustre ancêtre, il peint le plafond et un chemin de croix. Il vivra ses trente dernières années dans cet hôpital transformé en demeure par l'architecte Auguste Perret, puis en musée après la mort en 1943 du peintre.

Maurice Denis épousera en secondes noces Elisabeth Graterolle en 1922, côtoiera un temps l'Action Française (?), bizarre après l'expérience Nabi. Il recevra une épée d'académicien en 1932. Il honnira le Maréchal Pétain qui pourtant voulait le nommer "président du Comité d'organisation professionnelle des Arts graphiques et plastiques" (la vache, ça jette !). Il refusera ce poste, préférant, dixit : "le régime des libertés" et "la liberté des organisations artistiques". Etc.

Oh, dernier détail, Maurice Denis acheta en 1898 la villa Silencio à Perros-Guirec (veinard). De ses pinceaux surgiront de nombreuses scènes de plage animées de baigneurs et/ou baigneuses nu(e)s… (10) (heu, à l'époque… le naturisme n'est-il pas contraire aux bonnes mœurs…) et, plus étonnant, ces vues du balcon de Silencio où le Christ vient prendre l'apéro avec Marthe, Marie et des bambins face à la Manche aux étranges couleurs mordorées (9)… Maurice Denis, un drôle de bonhomme 😊.

Index	*Nom du tableau*	Date	xxx
1.	Légende de Chevalerie (Couverture - extrait)	1893
2.	Autoportrait 1	1889
3.	Autoportrait 2	1919
4.	Le menuet de la Princesse Maleine ou Marthe au piano	1891
5.	Paysage avec les arbres verts	1893
6.	Les muses	1893
7.	La légende de saint-Hubert (1/7)	1897
8.	Un paysage de printemps	1891
9.	Jésus chez Marthe et Marie	1927
10.	Les rochers noirs	1912
11.	Le goûter sous les châtaigniers	1914
12.	Faïence sur le buffet d'Ernest Chausson	1898
13.	Paravent aux colombes	1896
14.	Vitrail "Le chemin de la vie"	1895
15.	Projet d'affiche Byrrh 😋	1900

1 - écouter si on le souhaite le mouvement n°3 "Soir d'été" de la 1^ère symphonie d'Albert Roussel titré Le Poème de la forêt, le compositeur avant-gardiste ami pour la vie du peintre. Charles Dutoit dirige l'Orchestre National de France.

2 – dans le tableau des peintures affichées dans la petite expo ci-dessous ou dans la page web, la petite loupe indique les œuvres qui peuvent être vues agrandies par un simple Clic SUR l'image ! utiliser X pour revenir dans la chronique et non la flèche du navigateur. (Je me suis fait avoir, donc… 😉)