jeudi 29 février 2024

BEETHOVEN – Quatuor N° 16 opus 135 (1826) – Quatuor HAGEN (2013) – par Claude Toon


Sonia se croit le 1er mars comme la moitié de nos compatriotes. J'avoue que les années bissextiles, je me fais souvent avoir… Du coup, y aura-t-il un article de plus cette année ? À vérifier… avec les RIP nous avons une bien triste variable d'ajustement pour le nombre de chroniques publiées ! (Pas de très bon goût cette remarque). Tout ça pour dire qu'en 1826, Beethoven n'a plus que quelques mois à vivre… mais ne le sait pas… Tiens, Mlle Sonia fait son entrée…

- 16ème et dernier quatuor de Beethoven, Claude… Bizarre, il est en quatre mouvements et assez bref alors que les derniers quatuors sont longs et de forme peu académique.

- En effet Sonia, quatre mouvements, un retour vers le style de sa jeunesse, à comparer aux œuvres similaires de Mozart et de Haydn.

- Alors, alors, voyons voir… tu as déjà chroniqué les N°8, 10, 14 et 15. Une raison précise pour ce choix ?

- Oui et non, j'aime bien les quatuors de la dernière période, des symphonies pour quatre instrumentistes, et puis comme tu le dis il est court… Le billet sur la 3ème symphonie de Mahler m'a laissé sur les rotules, je fais une petite pause…

- Heu, si ma mémoire est bonne, tu parles de ce quatuor dans le billet de 8 000 mots sur Mahler…

- Exact, une citation du mouvement lent, un rapprochement possible… Sonia la nouvelle experte !!


Beethoven - Caricature de 1826
 

1826 : depuis une dizaine d'années, Beethoven est devenu l'un des dieux musicaux vivants à Vienne. Sa santé n'est guère florissante, loin de là. De nos jours, des examens légistes lui attribuent un nombre de pathologies qui expliquent tout et rien, de la surdité qu'il endure depuis près de trente ans à son irritabilité émaillée de périodes dépressives. Bref, le génie était un poivrot pratiquant, mais ça ce n'est pas un scoop scientifique. À 56 ans, un bel âge pour l'époque, Ludwig van a largement dépassé les durées des trop courtes vies de Mozart, Schubert, Mendelssohn et Burgmüller dont nous avons parlé il y a peu, ce dernier étant emporté à 26 ans, lui aussi un alcoolique invétéré (Clic). Rien ne laisse présager que c'est une pneumonie contractée en décembre 1826 qui précipitera la fin de l'auteur de l'Ode à la joie en mars 1827. Ok, la cirrhose ne fait pas des centenaires, mais d'autres compositeurs portés sur le flacon atteindront un âge canonique 😊 (Je cite Haendel74 ans, Liszt75 ans malgré une bouteille de cognac par jour, et les records : Stravinsky89 ans bien qu'un rude concurrent de Bogart côté Whisky, Sibelius - 92 ans !).

- Ehhhhhhhhhhh Paaaaaaaaat, tu viens… Je fais m'en j'ter un coup derrière la chravate avec mon pote Brahms gui en dient déchà une ponne…

- Oh là là les mecs, c'est Sonia ! Ce n'est pas utile que les lecteurs sachent qu'on picole au Deblocnot, même après le départ de Philou…


Plusieurs milliers de viennois
assistent aux obsèques de Beethoven en 1827

Sonia s'étonne à juste titre que le 16ème quatuor, dernière partition du genre, apparaisse comme un retour en arrière sur le plan formel par rapport à la production pour le moins innovante qui caractérise le travail de composition de Beethoven depuis 1817.

En 1812, les fondations solides et définitives du romantisme sont acquises comme doctrine officielle pour l'art musical. Les musiciens étaient, pour la plupart d'entre eux auteurs de divertissements. Ils deviennent désormais porteurs de messages, qu'ils soient introspectifs et même sensuels, voire révolutionnaires et militants. Lors de la période Sturm und Drang, Haydn et Mozart avaient posé la première pierre de cette révolution. Chopin, Liszt, Schumann, Mendelssohn commencent à marcher et à gazouiller, ils assureront la succession de cette culture initiée par les philosophes allemands du XVIIIème siècle.

Les cinq années suivantes, malgré la création triomphale de la 7ème symphonie - on bisse son célèbre allegretto – le public viennois raffole encore du classicisme de la période Mozart. Ô, les divertimentos plutôt que les abstraits concertos pour pianos ou, les opéras-bouffe de compositeurs doués pour divertir comme Rossini. Le moral de Beethoven reste en berne, sa mauvaise santé n'arrange rien. Les compositions majeures sont rares. Quant au public, il voit dans la courte et virevoltante 8ème symphonie comme un retour au classicisme élégant mais frivole d'un Haydn… Le compositeur a des relations glaciales avec le très conservateur monarchiste Metternich qui hait le démocrate Ludwig van, son humanisme et sa nostalgie de la Révolution française. Il le fait surveiller par la police. Personne ne le soutient… Côté cœur, c'est aussi la galère…

Beethoven est-il fini ? Non ! En 1817, il se sent plus gaillard. Il réagit et sa musique se radicalise.


Nannette Streicher (1769-1833)
 
 

Le public viennois boude Beethoven. Il préfère les bonnes vieilles recettes de composition classique, celles     d'avant le choc de la symphonie "héroïque" en 1805. Le prince Metternich traditionaliste et ses courtisans ne veulent pas se compromettre avec le "gauchiste" opiniâtre. Même vieillissant, le compositeur n'en a cure. Son train de vie s'en ressent… peu importe. Il préfèrera franchir une nouvelle étape vers la modernité, torpiller les règles de l'académisme encore de mise. S'amender ? surement pas ! Sa production nous apportera ses plus grands chefs-d'œuvre.

Captif de sa surdité, il se devait d'abandonner le piano qu'il n'entend plus que grâce à une baguette placée entre ses dents et l'instrument, de même qu'il noircit des cahiers de conversation pour communiquer. Son esprit compense son ouïe déficiente et, en complicité avec la pianiste et factrice de piano-forte Nannette Streicher, il compose en 1818 la monumentale sonate N°18 "HammerKlavier" d'une difficulté technique et expressive inouïe, même de nos jours (Clic). Beethoven sera traité en substance de "fou gâteux" et rétorquera "Voilà une sonate qui donnera du fil à retordre aux pianistes, quand on la jouera… dans cinquante ans !". Il n'a pas tort, car hormis Liszt qui relèvera le défi en 1837… Quant aux ultimes partitions du genre, les N°30 à N°32 de 1820-1822, plus courtes et a priori moins virtuoses, techniquement parlant, elles se caractérisent par un souffle psychologique complexe, oscillant entre passion et angoisse. La forme échappe également à tout académisme, 2 ou 3 mouvements et recours assidu à la fugue et aux variations, bref, que de l'innovation. Ecoutez la bouleversante Sonate N°31 sous les doigts de la jeune Kate Liu (Clic).

Beethoven avait la foi, celle du christianisme mais, comme moults érudits de son époque, son catholicisme était fort tiède. Cela peut expliquer la liberté prise avec l'orthodoxie liturgique et donc la spiritualité flamboyante de la Missa Solemnis composée sur une période longue entre 1818-1823. Créée en 1827 l'œuvre sera la favorite de Beethoven ! (Clic) Peu motivé par la musique religieuse, Beethoven offrait l'une des rares œuvres religieuses du répertoire d'une hauteur de vue surhumaine … Sa messe en Ut de 1807 demeure anecdotique. Quant aux symphonies, un style qu'il semblait avoir délaissé depuis 1813, il composera en 1824 la 9ème symphonie "Ode à la joie", ouvrage novateur, aussi génial qu'universel ; je ne m'étends pas (Clic). Sonates, messe, symphonie, Beethoven réformera radicalement encore un autre genre : le quatuor à cordes.

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Hinterbrühl Josef Brunner (1826-1893)

Les rapports de Beethoven avec les quatuors sont pittoresques dans le sens où, globalement, ils sont composés par groupes : les 6 de l'opus 8 en 1799, les 3 dits "Razoumovski" opus 59 de 1806, les deux en 1810 sous-titrés "Les harpes" opus 74 et "Serioso" opus 95 et enfin, à partir de 1824, l'ensemble des six derniers quatuors au formalisme atypique, c'est peu de le dire. Les dates de création ne sont pas toujours contemporaines de celles de la période restreinte de composition pour un groupe donné. L'opus 95 ne sera créé qu'n 1814

Ont été chroniqués : l'opus 59 N°2¸ l'opus 74 et deux des plus riches et célèbres : les N°14 opus 131 et N°15 opus 132 (Index) Les points communs de ces partitions sont nombreux. Sur la forme, l'opus 131 comporte 7 mouvements 😳. Quant à l'opus 132 en 5 mouvements, son adagio s'étire sur un grand quart d'heure, une élégiaque mélopée qui n'est pas sans rappeler l'atmosphère pathétique de la marche funèbre de la symphonie "héroïque". Sur le fond, on comprend que si les neufs premiers quatuors sont les enfants de Mozart et de Haydn, courts, clairs, souvent optimistes, Beethoven plonge ici dans l'introspection, le récit d'une vie de combats et de tourments par portées interposées.

Avec ses quatre mouvements traditionnels, sa durée réduite à 25 minutes, l'ultime quatuor N°16 est-il une régression vers l'ancien temps classique, une partition répondant dans l'urgence à une commande ? Rien n'est moins sûr !

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Quatuor Hagen

L'index fait foi, la discographie des quatuors de Beethoven est infinie… J'aime changer d'interprète à chaque chronique pour faire découvrir, chers lecteurs, les ensembles qui se sont distingués dans le genre. Jusqu'à présent : Quatuor de Cleveland, Quatuor Takács, Quartetto Italiano et Quatuor Pražák, sans compter leurs brillants confrères cités dans les discographies alternatives… Que du beau monde dirait Sonia 😊 … Et n'oublions pas les autres quatuors en vedette dans d'autres billets dédiés à divers compositeurs de musique de chambre, une dizaine…

Aujourd'hui, entrée dans le blog du Quatuor Hagen fondé en 1981 par quatre frères et sœurs de la famille Hagen ! La violoniste Angelika Hagen ne restera qu'un an pour se tourner vers une carrière d'ethnologue. Quarante plus tard et seulement deux changements pour le violon II, l'ensemble se compose de Lukas Hagen (violon I), Rainer Schmidt (violon II) depuis 1987, Veronika Hagen (alto), Clemens Hagen (violoncelle). Leur répertoire est plutôt classique mais avec des incursions vers l'époque moderne : Chostakovitch, Lutosławski, Ligeti, Schnittke

J'avais découvert ce quatuor en 1993 lors de l'obtention d'un diapason d'or pour une vibrante interprétation du quintette avec piano de Brahms (Paul Gulda au piano – le fils du légendaire classico-jazzman Friedrich Gulda) avec, en complément, la trop rarement gravée transcription pour quintette de la Symphonie de chambre opus 9 de Schoenberg par Anton Webern. (DG)

On doit au Quatuor Hagen de beaux disques : une intégrale de référence des quatuors de Mozart (DG 7CDs), une autre des quatuors de Bartók, et plusieurs albums isolés dédiés à Beethoven

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Schwarzspannierstrasse - dernière demeure de Beethoven

Pour rédiger le guide d'écoute destiné à aider les novices attirés par la musique classique, la méthode est immuable : écouter plusieurs fois le disque choisi et quelques autres parutions. L'une des écoutes a lieu en suivant la partition quand elle est disponible sur le site IMSLP et qu'elle ne présente pas des difficultés de solfège migraineuses… Je ne suis pas un pro  ! Et voilà comment j'affirme que le 16ème quatuor de Beethoven sous un air de retour aux grandes heures du classicisme ne l'est pas du tout. Si sa structure en quatre mouvements et sa durée de 25 minutes le laissent croire, sur le plan de l'écriture c'est tout le contraire. Après son travail sur des grandes œuvres au ton métaphysique, Beethoven invente encore et encore, certains commentateurs prétendent avec raison que cette musique anticipe Bartók et Stravinski.

La dernière année de vie de Beethoven vire au cauchemar, pas au niveau de sa santé qui est stable mais dans le domaine affectif et du fait d'embrouilles avec son entourage ; je ne détaille pas. Il attaque résolument en juin l'écriture de l'œuvre, trois mouvements (1, 4, et 3). Le délirant pseudo scherzo (2) sera ajouté plus tard, en décembre 1826.

Ce quatuor est la dernière œuvre complète composée par Beethoven. Il ne sera créé qu'en 1828. Avant de rendre l'âme Beethoven ébauchera la 10ème symphonie et un quintette

Partition


Le promeneur par Josef Brunner (1826-1893)
 

1 - Allegretto [fa majeur] : Le mot sonate et son double sens : d'une part, un morceau en trois ou quatre mouvements pour un soliste instrumental (piano, violon, violoncelle, clarinette…) parfois en complicité avec un piano ; et d'autre part, une forme structurant un mouvement de ladite sonate ou par extension d'une symphonie à partir de thèmes, architecture plus ou moins rigoureuse, organisation facilitant l'écoute par des reprises, des développements et des variations dérivés des thèmes. On écrit parfois cette succession : ABA'B'CA"B", ou toute autre séquence plus simple ou plus complexe…

À partir de ces définitions académiques, il est logique que l'on puisse penser que le 16ème quatuor fête le retour tardif des perles du genres composées à l'époque classique par Mozart ou Haydn, les deux hommes ayant perfectionné le style quatuor en grande complicité. Certes Beethoven semble respecter ce programme imposé, mais le traitement de l'orchestration se révèle d'une stupéfiante inventivité. Pour rompre un flot musical trop scolaire, Beethoven s'amuse à distribuer de pupitre en pupitre les motifs thématiques attribués a priori à l'un des quatre protagonistes. Voilà pourquoi, une analyse trop détaillée ne peut être que fastidieuse.

Les quatre premières mesures confirment à elles seules le principe. L'alto énonce un motif alerte auquel répond le violon I, relance de l'alto et seconde réponse mais accentuée sf avec renforcement de l'effet par l'entrée du violon II. Le maître signe à nouveau sa fascination d'un début qui prend l'auditeur à bras le corps, qui le frappe d'emblée commentait-il à propos du motif "du destin" de la 5ème symphonie. Difficile d'identifier un ou deux thèmes "officiels" dans la succession de cinq motifs : celui interrogatif introductif cité avant, [0:10] le second motif à l'air pastoral, [0:25] le troisième joué p avec une gravité un rien affectée, [0:36] le quatrième élégiaque chanté par le violon I en crescendo et enfin [0:46] un cinquième au ton martial… [1:01] Et là, on peut s'aventurer à considérer que le quatuor commence enfin en développant une longue phrase allègre dérivée… du premier motif qui acquiert ainsi le statut de Leitmotiv…

Beethoven maladif ? certainement ! En manque de génie ? Avec six idées musicales aussi diversifiées dans la première minute, on en doute. Beethoven réduit les dimensions de son mouvement pour densifier l'écriture d'une façon inconnue jusqu'alors… Je n'ajoute rien, le mouvement durant [7:31]. Après une série de quatuors imposants au ton austère, Beethoven souhaitait-il nous distraire ?


Stravinski : extrait cor anglais en polyrythmie
 

2 - Vivace [fa majeur] : Beethoven ayant écrit trois mouvements en majeur dans ce quatuor d'ambiance optimiste, il croit devoir insérer un passage en mode mineur, tonalité a priori plus nostalgique. Encore une tradition non écrite, souvent le mouvement lent recourt à une telle tonalité. Le maître poursuit ces initiatives en composant un court "scherzo" en fa mineur. Mais pas question de noircir le climat… Il nous entraîne dans une folle cavalcade en utilisant une polyrythmie "maison".

(Paragraphe technique facultatif) Les puristes taxeront d'abus sémantique l'usage du mot polyrythmie. Parcourir la partition du final (le sacrifice) du Sacre du printemps montre la technique "officielle" employée par Stravinski pour obtenir l'hystérie démoniaque de son orchestre, chaos musical barbare entraînant la démantibulation des corps dans la chorégraphie de Vaslav Nijinski. Stravinski impose les cassures de rythme via le solfège un peu dingue. Il attribue à chaque mesure un rythme différent, une itération des séquences de rythmes veille à stabiliser une régularité : 3/16 – 5/16 - 2/8 (exemple ci-contre pour le cor anglais I dans "Danse sacrale") … Hormis dans certaines polyphonies du Moyen-Âge et certaines musiques orientales, ce procédé n'est pas à la mode au XIXème siècle.

Beethoven : Début du Vivace du quatuor N°16

Beethoven fait toujours preuve d'imagination. Il joue sur la durée des notes pour obtenir cet effet de dislocation. En suivant l'exemple, se superposent : Violon I : noire + blanche + legato ; violon II : l'inverse, soit blanche + noire et legato ; alto : blanche pointée + staccato ; violoncelle : noire + soupir + noire ! Aucun tutti possible…

 

[Playlist 2] Les instrumentistes ne lui disent pas merci 😊 ! Le non-respect rigoureux du métronome donnerait l'impression d'artistes en train de s'accorder, un brumeux brouhaha. Avec un quatuor expérimenté, voilà une savoureuse cavalcade de cordes qui se chamaillent gaiement, un pépiement de gallinacées… ou tout autre métaphore à votre goût. 

Le morceau est bref, trois bonnes minutes… Facétieuse, l'introduction adopte ce style au climat polyrythmique, mais dès l'énoncé d'une seconde idée, Beethoven oppose inversement au quatuor une cadence énergiquement rythmée, que des noires ! L'effet obtenu suggère le staccato d'un seul instrument aux timbres riches et à la tessiture étendue, une force symphonique. Et puis nous aurons le jeu sur double cordes, des crescendos decrescendos inattendus… Beethoven humoristique… 


Forêt viennoise (Waldmüller)
 
 

3 - Lento assai, cantante e tranquillo [ré bémol majeur] : Il est licite d'attendre, après cet audacieux et ludique galop, un grand adagio métaphysique comparable à ceux des opus 127 (N°12), 131 (N°14) 132 (N°15), des litanies empreintes de douleur, de peurs, de spiritualité, des prières et des chants de reconnaissance mêlés. Chacun étant une œuvre dans l'œuvre d'une durée dépassant la quinzaine de minutes. L'opus 133 (N°13) est une imposante fugue isolée d'un quart d'heure pouvant achever l'interprétation de l'opus 130 (N°12). Beethoven prévoit-il un tel adagio aux accents mélancoliques pour l'opus 135 ? Il n'en sera rien.

[Playlist 3] Pour ce dernier quatuor, ultime création, Beethoven écrit le lento en dernier et, le retour à un mode majeur l'atteste, Beethoven ne souhaite plus, à l'évidence, partager ses angoisses mais s'apaiser et nous avec… Il sous-titrera ces simples sept minutes "Süsser Ruhegesang, Friedensgesang", soit "Doux chant de repos ou chant de paix". On ne peut être plus clair et l'écoute inscrit ce mouvement parmi les mélodies où le tempétueux compositeur semble touché par la grâce. Une introduction suivie de trois variations composent le mouvement. Des variations ? assurément, mais pour ses dernières pages, l'habilité du maître assure une continuité stylistique hallucinante.

Dès les deux premières mesures à 6/8 s'invitent un à un : l'alto, le violon I, le violon II et en dernier le violoncelle. Un motif en forme d'élévation mystique. Le violon I entonne par deux fois dans son registre grave un thème montant descendant. Gravité ou secret intime ? La sémantique atteint ses limites pour commenter une telle musique, un voyage astral, poésie infinie tout simplement.

[02:32] La variation I se joue plus lentement, en douceur. La tonalité bascule en ut # mineur et la nuance en pp. L'écriture syncopée est la clé de cette cantilène haletante élégiaque.

[04:17] La variation II périphrase le thème introductif et retrouve la tonalité sereine de si bémol majeur ainsi que son tempo.

[05:29] La variation III notée simplice prolonge le récit subtilement processionnaire. On retrouve le style syncopé de la variation II. Le violon I déroule une mélodie articulée, oscillante et charmeuse tandis que le violon II reprend à l'infini des arpèges montants que seul un chromatisme raffiné diversifie.


4 - "Der schwer gefaßte Entschluß" : Grave, Allegro, Grave ma non troppo tratto [fa mineur] – Allegro fa majeur : Décidément pour son adieu au monde et, le subodore-t-il, à la vie, Beethoven dit aussi adieu à tout l'académisme qui l'a précédé. D'ailleurs il laissera nombre de ses successeurs dans l'embarras, chacun craignant de n'être jamais à la hauteur du grand Ludwig ; ainsi Brahms attendra la maturité pour tenter d'écrire une première symphonie digne de concurrencer celles de son mentor posthume. Schumann s'érigera en défenseur assidu de sa musique, à mon sens ses quatre symphonies sont les rares à atteindre une qualité que l'on peut qualifier de beethovénienne… 

L'humour pictural de Waldmüller
aurait-il plu à Beethoven ?

[Playlist 4] : Le compositeur attribue un pseudo sous-titre à son final "La décision difficile" !? On s'interroge encore sur le pourquoi du comment de l'expression. Passons, je n'ai aucune théorie nouvelle à proposer. Sur la partition, une portée unique que se partagent le violoncelle pour un motif "grave" puis le violon I en mode "allegro". Une mesure pour l'un soulignée du commentaire "Muss es sein", deux mesures pour le second avec deux fois le commentaire "Es muss sein !". Soit : "Le faut-il ?" & "Il le faut !" x 2. Beethoven plonge-t-il dans l'ésotérisme et la devinette ? Déjà que débuter un final avec disons… un "oxymore" musical n'est pas courant mais de plus, ajouter des énigmes… et bien vous savez quoi, je vous laisse à vos conjectures sur le message caché… Sur le web, elles fleurissent 😊.

Cet "oxymore" se poursuit de manière presque terrifiante par deux motifs aux styles opposés : une sombre mélodie puis des traits syncopés et vindicatifs de trois notes (ils me font penser une fois de plus au thème du destin de la 5ème) … Phrases ésotériques "Grave ma non troppo tratto" qui nous entraînent vers un pétulant "allegro". La forme se libère de toute entrave. Beethoven a-t-il atteint la sérénité qu'il l'a abandonnée depuis des décennies ? [04:35] Attention, que signifie ce soudain emportement, un ultime accès de rage ou un retour de la vitalité qu'il espère encore ? [06:57] La réponse vient-elle de la facétieuse et brève coda commencée en pizzicati et achevée staccato ?

Un final extravagant et hors du commun qui nous renvoie au même commentaire de Beethoven concernant la sonate "Hammerklavier", "J'écris pour dans cinquante ans"…

- Dis donc Claude… t'appelles ça une pause, une brève, un pt'i billet ? tu te payes ma tête ! Je ne serai jamais prête pour jeudi…

- En effet Sonia, je me suis fait avoir. Je n'avais pas écouté cette œuvre depuis des lustres. L'idée m'est venue pendant la rédaction du Mahler… Je me suis focalisé sur 25 minutes… Il y a plus de fantaisie et de génie dans cette partition que dans bien des opéras de trois heures, je ne cafte pas… Désolé, mais on sera prêts… T'inquiètes !

 

Et pour finir, dans les années 70, Leonard Bernstein et les si réputées cordes de la Philharmonie de Vienne ont enregistré une transcription pour orchestre du quatuor… On aime ou pas, il y a comme un air d'hédonisme qui ne surprendra personne… Je préfère l'original et sa concision étonnante ! Je vous propose cette version en complément. J'avais déjà mentionné cet album dans les vidéos supplémentaires de la chronique du 14ème quatuor avec les mêmes réserves. 


Écoute au casque ou avec des enceintes additionnelles plus que conseillée.

Le son des PC, sauf exception, est vraiment une injure à la musique…


INFO : Pour les vidéos ci-dessous, sous réserve d'une écoute directement sur la page web de la chronique… la lecture a lieu en continu sans publicité 😃 Cool. 

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La discographie alternative d'un cinquième billet consacré à l'univers du quatuor de Beethoven risque forcément d'être répétitive. Le nombre d'intégrales ou d'albums isolés est tel depuis l'invention du microsillon que le goût des mélomanes se charge de réguler qualitativement le catalogue disponible.

J'aime beaucoup le ton léger du quatuor Hagen souvent bien placé dans les confrontations. Il aborde le Beethoven devenu poète et moderniste avec des timbres subtils. Cela dit, une prise de son un poil plus dynamique et une spatialisation plus aérée des quatre pupitres auraient été les bienvenues (Myrios - 2013).

Le Quatuor Pražák fut mon choix pour chroniquer le Quatuor N° 8 ("Rasumovsky" opus 59 N°2). J'avoue que l'association des quatuors N° 15 & 16 en un album simple est une aubaine, d'où cette banalité "s'il ne fallait en avoir qu'un". Sens du délié, d'une articulation vivante… la perfection y compris pour la prise de son… (Praga1999 – 6+/6)

Autre interprétation pleine de vie et d'émotion, celle du Quatuor Mosaïques extraite d'un coffret consacré aux quatuors dernière manière (N°12 à 16). Un quatuor mixte avec parité 😊 (Christophe Coin au violoncelle) qui joue sur des instruments d'époque, la sonorité un peu râpeuse convient bien à l'ami Beethoven au tempérament ombrageux (Naïve2014 - 6/6).

Côté intégrale mentionnée dans les articles antérieurs, citons le Quatuor Talich, celle en mono du Quator Végh, etc. 




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