- Tiens M'sieur Claude… Ça
fait un bail que vous ne nous avez pas parlé d'une sonate de Beethoven pour
piano ! Quatre d'un coup par Kempff en 2014, et là une seule…
- Oui, un album de quatre
sonates bien connues car portant des sous-titres comme "Au clair de
Lune". Des œuvres concises… Là, un Himalaya pianistique de 45 minutes !!
- Waouh, en effet… opus
106, une œuvre tardive a priori. Heu Beethoven entendait-il encore sa musique ?
- Mon dieu non !
1817-1819, Ludwig n'entend quasiment plus rien… Et pourtant le voilà dans une œuvre
d'une ambition folle, techniquement très difficile et magnifique…
- Premier papier consacré
au pianiste Richard Goode. Pas très connu, enfin de moi…
- En effet, ce pianiste
américain, l'un des plus grands interprètes de Beethoven vivants, est discret
mais apprécié des mélomanes. Une vraie chance d'avoir cette vidéo…
Beethoven vers 1820 |
Cet
article a été créé dans le blog il y a une éternité ! Comme la chronique sur Tristan et
Isolde de Wagner,
il a été déprogrammé de semaine en semaine, ne possédant qu'un titre, deux
illustrations et… rien ! Parler de certains monuments musicaux décontenance. Pourquoi
? Mystère ! On les aime, on les connaît assez bien, mais… est-ce la peur de trahir
le génie artistique par la banalité verbale qui effraie ? Un vrai sujet de
Bac cette interrogation. Arrive bien à propos à mon secours Beethoven lui-même qui pressentait en
travaillant deux ans avec difficulté sur sa partition que sa sonate poserait
problème, tant pour son interprétation que pour sa réception par les mélomanes.
Citons-le :
- "…La sonate a été
écrite dans des circonstances pressantes et il est dur d'écrire pour gagner son
pain, voilà où j'en suis."
-
"Voilà
une sonate qui donnera de la besogne aux pianistes, lorsque l'on la jouera
dans cinquante ans."
Aux
pianistes, on pourra ajouter et aux musicologues, surtout amateurs tel votre déblocnoteur.
Quant
aux virtuoses, à chacun sa petite citation montrant l'appréhension à se confronter
à une partition si imposante sans avoir la certitude de maîtriser l'endurance
et l'extrême virtuosité exigées. J'aime bien celle du nonagénaire Paul Badura-Skoda, spécialiste du jeu sur
piano forte et de l'esprit interprétatif authentique de l'époque classique et
du début de romantisme, technique et expressivité telles qu'elles étaient requises
avant l'apparition des pianos modernes "avec levier de répétition" inventés
par Pleyel en 1821 :
-
"La
Hammerklavier est pour nous pianistes, ce que la neuvième symphonie est pour le
chef d'orchestre : l'œuvre monumentale, l'œuvre culminante, ou, mieux encore,
l'œuvre qui parcourt tout autant les profondeurs que les sommets. Aussi ne l'approchons-nous
qu'avec respect."
Beethoven
sortira-t-il des années noires de 1813
à 1816 durant lesquelles il compose
peu : comme Mozart en son temps (voir la
semaine passée à propos d'une symphonie de "Prague",)
Vienne s'est lassée de Beethoven
dont le style se radicalise. La surdité est devenue totale, la santé chaotique et
les rentrées financières hasardeuses… Une période sans doute émaillée d'idées suicidaires.
1817, Beethoven
veut réagir, la foi revient, plus ardente chez cet agnostique et dont le désir
de composer pour l'éternité prend forme… Trois chefs d'œuvre jailliront de sa
plume en deux ans : La sonate écoutée ce jour, la Missa Solemnis,
et la 9ème
Symphonie. On peut ajouter le groupe des trois dernières sonates
de 1820-1822, plus courtes, mais tournant
définitivement dos au classicisme et ne comportant que deux ou trois
mouvements. La semaine passée je posais la question de la pertinence de l'écriture obligée du
menuet ou du scherzo pour satisfaire une règle formelle, Beethoven
y répondra radicalement dans ses trois derniers opus !
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On
peut traduire avec facétie "Hammerklavier" par "piano-a-marteaux".
Avec son mécanisme encore rudimentaire, le piano-forte semble sonner de manière
percussive. Et Beethoven va mettre en avant
cette particularité en usant de vaillance dans l'écriture de sa sonate dès
l'allegro initial. La composition s'étire de 1817 à 1819. En général,
les sonates du maître s'exécutent entre 20 et 25 minutes voire moins. Beethoven développe son propos sur trois
quart d'heure. Le mouvement lent et ses vingt minutes prend une telle
importance que le scherzo ne dure que 3 minutes et se trouve placé après
l'allegro introductif, comme dans la 9ème
symphonie en préparation.
Beethoven recourt à tous les modes de tonalités
et de contrepoints imaginables. Un monstre testamentaire ? Justement non ! Une
œuvre majestueuse et intime sans que l'une de ses 1200 mesures soit inutile…
Dans
une Vienne qui goûte toujours une musique facile de Mozart première manière et
méprise Schubert, le travail qui gagne en modernité de Beethoven
déconcerte. Le public renâcle face à la nouveauté et pose le postulat que la
surdité du compositeur explique ce style anticonformiste qui le déroute.
Pourquoi pas gâteux non plus ?! Beethoven
ne se fait aucune illusion quant au succès immédiat de sa sonate. (Voir sa
remarque ci-dessus à ce sujet).
La
discographie des 32 sonates de Beethoven
est très riche, on s'en doute ; une bonne vingtaine pour être précis, sans
compter les albums isolés.
Peu
connu en France, quoique… le pianiste américain Richard
Goode natif de New-York, âgé de 76 ans, voyage peu en Europe, se
consacrant à son art et à la pédagogie. Un virtuose formé à la rude école du
Curtis Institute de Philadelphie (professeurs : Rudolf
Serkin et Mieczyslaw
Horszowski). Goode
et Beethoven ne font qu'un ! À l'écoute de
sa frappe, un éditorialiste notait lors d'une confrontation des plusieurs
gravures que la subtilité de son jeu et l'expressivité rappelaient une osmose
entre deux autres grands interprètes de Ludwig van : Wilhelm
Kempff et Alfred Brendel.
Bigre, je vous gâte… Mûri comme un grand cru, le coffret d'où est issu cet
enregistrement a vu le jour entre 1983 et 1993, onze années. On évoque parfois
la subtilité du jeu de Clara Haskil,
rien de surprenant pour ce pianiste qui remporta en 1973 le prix portant le nom
de l'illustre pianiste roumaine.
Richard Goode a également enregistré de remarquables interprétations
des concertos de Beethoven et de Mozart, ces derniers avec le lumineux Orpheus Chamber Orchestra
dont je parle si souvent. Petite note personnelle : Richard Goode m'a enfin fait aimer les
trois dernières sonates qui m'avaient toujours parues ésotériques…
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La
sonate fut éditée et imprimée dans la foulée de sa rédaction. Par contre, on ne
note aucune date pour une création officielle en concert de la sonate. Elle
sera jouée lors des soirées entre amis ; notamment chez son ami Nikolaus Zmeskall qui, souffrant, se la
faisait interpréter en boucle… Elle est dédicacée comme le dernier trio à l'archiduc Rodolphe.
L'analyse
(je préfèrerais le mot guide) hebdomadaire se heurte ici à un mur, celui d'une
partition démoniaque. Même l'ultime sonate de Schubert
d'une durée équivalente et de 1828 me paraît moins ardue à commenter. Donc
quelques réactions à chaud en se laissant porter par la fantasmagorie de
l'allegro et le vent quasi mystique de l'adagio.
- Vous vous économisez
M'sieur Claude ?
- Heu, disons que
j'épargne mes lecteurs parmi les plus assidus et courageux…
1 – Allegro (si bémol
majeur) : Beethoven
aime frapper d'entrée. On pense ici au début de la 5ème symphonie et
son motif légendaire : deux groupes de six accords de 7 notes ff en arpèges montant-descendant répété
avec fougue deux fois. L'effet est rude voire primitif. Simple techniquement ?
Aie ! Le staccato énergique et raffiné (aucunement incompatible) de Richard Goode sur ces cinq mesures nous
apprend que nous partons pour un grand voyage. Aucun pathos. Si le compositeur
voulait faite honneur aux marteaux vindicatifs de son instrument, c'est réussi.
Le second groupe thématique qui suit est une jolie phrase articulée et
contrastée, expression des émois de Beethoven.
Les mots-clés pour suggérer les sentiments induits par cet allegro capricieux :
lyrisme épique, affrontements périlleux entre main gauche et droite, un legato
quasi inexistant dans un flot martelé. La forme sonate est totalement bousculée
par des transitions qui donnent presque l'impression de passer du coq à l'âne. [5:18]
Le développement s'élance dans une course diabolique et cocasse. Franchement je
me demande comment on peut jouer ça sur un piano-forte ?
Nikolaus Zmeskall |
3 - Adagio sostenuto.
Appassionato e con molto sentimento (fa dièse mineur) : [14:00]
"Passionné
et avec beaucoup de sentiment" indique Beethoven
sur sa partition. Tout est dit ainsi sur la vingtaine de minutes qui va suivre.
Une œuvre dans l'œuvre comme j'écris parfois, une ballade sans issue déterminée
où se succèdent tous les sentiments, de la résignation à la méditation.
Impossible de détailler et sans aucun intérêt dans ce billet de mise en bouche.
Beethoven se dépasse comme jamais au point
qu'il proposa même à l'époque la possibilité de ne pas jouer cet adagio mais
d'enchaîner directement le final. Richard Goode
adopte un jeu d'une grande sérénité, sans tristesse ni lourdeur parfois
inhérente au style germanique. La prise de son d'une exceptionnelle
transparence libère les mélodies énoncées par chaque main. Deux mélodies et
deux mains qui tantôt s'affrontent, tantôt monologuent pour reprendre un mot de Kempff. Cosmique…
4 – Largo – Allegro
risoluto (si bémol majeur) : [31:11] Beethoven
craignait que le final n'alourdisse sa sonate alors que 25 minutes d'une
musique dense et passionnée le précédaient. N'étant pas à une idée géniale
près, il architecture ce morceau d'une durée équivalente à l'allegro initial en
trois parties : un largo qui permet de prolonger le climat recueilli de
l'adagio, un premier allegro guilleret et enfin un second noté risoluto et
doublement fugué. De la béatitude à la chevauchée héroïque… Un largo assez bref et
énigmatique qui s'enchaîne par un habile entrecroisement de motif lent et de
trilles vers un premier allegro primesautier [31:55]. Ce mode de composition où
les thèmes se mêlent et les tempos fluctuent de manière ludique est sans
précédent. Pas étonnant qu'à la lecture de la partition, amis et musiciens se
soient interrogés sur la santé mentale de leur maître. Cela dit le résultat
annonce le piano véloce, égaillé de chausse-trappes pianistiques de Chopin ou de Liszt.
[33:24] Après maintes fantaisies, la ou plutôt les deux fugues s'élancent hardiment, s’enlacent, enchaînant avec
fougue les notes tenues (un staccato diabolique). Tout cela me fait penser à la
verve d'un Scarlatti.
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Cette
interprétation contrastée et poétique, vivifiante, me laisse à penser que cette
(Partition) échappe à
la tradition allemande du legato romantique qui nous enchante dans Schubert par
exemple. Plusieurs interprétations méritent une "nomination" et ne
peuvent décevoir.
Richard Goode, comme tous les pianistes américains adopte
un jeu franc, sec mais aucunement désincarné, certains penseront à Glenn Gould
mais avec un sens du phrasé qui ne lasse jamais. Même la double fugue ne s'enlise pas dans un style mécanique.
Cette
sonate réussit souvent aux pianistes non germaniques. Si Friedrich
Gulda est né en Autriche, sa double casquette d'interprète classique
et de jazzman est un atout pour sa gravure des 1973 disponible dans une intégrale de haute volée. Le pianiste
iconoclaste adopte des tempos un peu fous, la sonate est enlevée en 37 minutes
dont un scherzo de 2 minutes et un adagio de 14 (un peu vif à mon humble avis)
! Le virtuose transmet à merveille la volonté de "rebondir" d'un Beethoven sortant d'une période sombre.
Une course après la vie, écrire, toujours écrire… (Brillant – 6/6)
Adeptes
d'un piano clair malgré les exigences les plus corsées de la virtuosité, les
artistes russes sont à leur place. En live et en 1975, Sviatoslav
Richter se place souvent en tête des écoutes comparatives
(exercice qui à mon sens a ses limites). Son piano devient un organisme vivant,
exprimant nostalgie, ironie, épicurisme. Un monument du disque (Praga – 6+/6).
Autre
russe n'aimant pas les chichis, Emil Gilels
nous offre en 1983 une interprétation qui occupe tout l'espace, de l'intime à la rage. Vertigineux.
Son un peu maigre (DG – 6/6).
Ces
deux interprétations russes sont couplées sur (Deezer) pour les comparer ; heu, nota :
Emil Gilels joue en premier, Richter en second (il aurait été bon de le
préciser sur le site, il faut vraiment que je fasse tout 😂).
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