vendredi 20 septembre 2019

PHILIP ROTH "La Tache" (2000) par Luc B.


Décédé l’année dernière, Philip Roth est considéré comme un des deux ou trois plus grands romanciers américains contemporains, croulant sous les distinctions, honneurs et hommages, genre publié de son vivant dans la Pléiade. Il devient célèbre en publiant PORTNOY ET SON COMPLEXE en 1969, monologue comique d’un avocat juif traumatisé par sa mère. Parmi ses romans, certains se distinguent en reprenant le même narrateur, son double de fiction : Nathan Zuckerman. Qui apparait dans neuf livres, dont les trois qui forment la Trilogie Américaine : PASTORALE AMÉRICAINE, J’AI ÉPOUSÉ UN COMMUNISTE, LA TACHE. Natif de Newark, dans le New Jersey, tous ses romans s'y déroulent. 

Résumer un livre de Philip Roth n’est pas aisé. A partir d’une petite intrigue, l’auteur va dérouler la bobine des souvenirs, développer ses histoires et personnages, comme des cercles concentriques qui s’étendent à la surface de l'eau. La construction du bouquin en fait toute la saveur et le mystère. C’est redoutable d’intelligence, flash-back, flash-forward, mises en abime de situations, narrateurs pluriels. 

C’est ce qui m’avait un peu agacé dans PASTORALE AMÉRICAINE, où dix fois un fait était décrypté selon les points de vue. Le procédé en devenait redondant, ennuyeux. Ce n’est pas le cas - ou presque - de LA TACHE. Le principe de départ est le même. L’écrivain Nathan Zukerman est chargé d’écrire l’histoire d’un autre. A savoir Coleman Silk, célèbre professeur et doyen de l’université d’Athena qui a démissionné après avoir été accusé de racisme envers deux étudiants. Ils ne venaient jamais en cours, et en faisant l’appel, Silk demande à la classe : « Existent-ils vraiment ces deux-là, ou est-ce des zombies ? ». Le terme zombie signifiant fantôme, spectre, mais pouvait en argot être interprété par bougnoule. Or, les deux étudiants étaient Noirs. Ce que Coleman Silk ignorait, puisqu’il ne les avait jamais vus en cours.

Les rumeurs, le procès, le stress ont eu raison de sa femme, qui est décédée. Silk enrage, veut que justice lui soit rendue. D'autant qu'une lettre anonyme dénonce les relations sexuelles qu'il entretient avec Faunia, une jeune femme de ménage analphabète.

Newark, NJ.
C’est à partir de ce noyau que Philip Roth va développer ses intrigues, passant d’un narrateur à un autre, d’une époque à une autre, avec une fluidité dans la narration qui laisse pantois. Chez Roth, pas d'insertion du type "4 ans plus tard" ou "1962, New York"... c'est par les situations que l'on comprend où on en est. Outre la jeunesse de Coleman Silk et sa famille, on y croise ses enfants, l’histoire de Faunia, celle de son mari Lester Farley, vétéran du Vietnam, traumatisé à vie, violent, d’autant que ses deux enfants sont morts dans l’incendie de leur maison, pendant que leur mère s’envoyait en l’air dans une camionnette. Il y a des pages éblouissantes sur le Vietnam, le retour au pays, la violence de l’accueil faite aux vétérans, la réinsertion. On pourra tiquer sur le portrait de Delphine Roux, caricature d’intellectuelle universitaire française, très Rive-gauche, embauchée à Athena par Silk.

Mais là où Philip Roth nous souffle, c’est à l’entame de la seconde partie. On aurait raté un truc ? (je ne vais pas vous dire quoi…). Je pense que tous ceux qui ont lu ce livre sont revenus vingt pages en arrière. Hein, y’s passe quoi ? Coleman Silk a engagé Nathan Zukerman pour écrire son histoire, et son secret. Et quel secret ! Tout est remis en cause, le personnage de Silk se complexifie davantage. Il va falloir repartir dans le passé, creuser encore, des pages formidables sur l’après-guerre, l’école de boxe, les rencontres amoureuses.

On a parlé de l’auteur Jim Harrison et son phrasé sec [lien vers Péchés Capitaux]. Tout l’inverse chez Roth, dont les phrases, magnifiquement composées, construites, sinueuses, peuvent pendre une page entière. Pas de chapitre, mais cinq parties. Le style est assez éblouissant, l’auteur parvient à dresser le portrait d’une Amérique corsetée dans son puritanisme - des pages drolissimes sur Clinton, Monica Lewinski et son cigare - y’a beaucoup de scènes de sexe dans le bouquin, une radiographie de l'Amérique post-Vietnam, et le portrait de la psyché masculine (son grand dada) dans ce qu’elle a de plus intime, poétique, et libidineuse.


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En marge du livre, il s’est passé un truc incroyable. Philip Roth est tombé sur la page Wikipédia consacrée à son livre LA TACHE. L’auteur de l’article y affirmait que Coleman Silk était inspiré d’un personnage réel (là encore, je ne vous dis pas…). Philip Roth modifie donc sa propre page Wiki, en rétablissant la vérité : Coleman Silk est inspiré par un de ses amis à qui il est arrivé la même mésaventure. Ses corrections ne sont pas acceptées au motif qu’elles ne sont pas étayées, que Roth ne dispose pas de sources crédibles. Sauf que c’est lui, la source, c’est lui l’auteur du roman !  Il fera paraitre une lettre ouverte vitriolée anti-Wikipédia dans les journaux, en 2012, titrée « Je suis Philip Roth » ! Et c'est donc cette lettre ouverte, pouvant désormais être citée comme source, qui a permis à Philip Roth de modifier sa page Wiki ! 

Édition Poche, Folio, 479 pages
   

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