mercredi 1 novembre 2023

ALICE COOPER " Billion Dollar Babies " (1973), by Bruno



-   Aïe ! C'est le 1er novembre. Le point d'orgue des fêtes de Samhain (Samain ou Samhuinn). Période où les frontières avec l'au-delà, l'autre-monde, ne sont plus. Période où les défunts pouvaient rendre visite à leurs proches. (Aujourd'hui, c'est nous qui nous déplaçons pour rendre hommage à nos morts). Tradition religieuse antique dorénavant connue sous l'appellation d'Halloween, aujourd'hui détournée en affaire commerciale. C'est donc l'occasion de rendre hommage à l'un de ses fervents défenseurs : Mr Vincent Damon Furnier, plus connu sous le nom de scène d'Alice Cooper.

     1973. En deux ans, le Alice Cooper Band vient de réaliser trois disques d'affilée définissant à eux seuls un nouveau genre : le Shock-rock. Genre plus définissable par la théâtralisation grandguignolesque scénique que la musique. Ces trois albums, "Love it to Death", "Killers" et "School's Out" sont depuis des lustres considérés, à raison, comme des grands classiques incontournables. Des albums carrément sujets de dévotion pure, chacun défendant bec et ongles son préféré.  


   A partir de ce moment-là, la troupe était attendue au tournant. Pourrait-elle faire aussi bien avec le prochain disque ? Oui, et peut-être même mieux. Ainsi, en février 1973,  soit moins d'un an après "School's Out", Alice Cooper - le groupe - réalise un nouveau chef-d'œuvre. Et de taille. Il représente l'apogée du groupe avec notamment une première place dans les charts américains où il reste pendant pratiquement une année. Première place aussi au Royaume-Uni. En bonus, quatre singles qui font tous une honorable percée dans les charts américains et européens.

     Déjà bien imbibés, les musiciens et leur sixième membre, le talentueux et imaginatif Bob Ezrin, parviennent néanmoins à garder les idées suffisamment claires pour composer et enregistrer dix chansons inoxydables, abattant toutes les frontières. Dix pièces où la folie côtoie le génie musical. Un exploit créatif que le groupe - et par la suite Vincent Furnier avec d'autres comparses -, aura bien du mal à retrouver. Cependant, tout n'est pas rose au sein de la troupe. Glen Buxton est sérieusement tombé dans la boisson, au point où à 26 ans, il doit être en urgence hospitalisé pour sauver un pancréas en bien mauvais état. Buxton affaibli et totalement à l'ouest, la troupe n'a pas d'autre choix que de le remplacer - le temps qu'il se rétablisse. A la solde de l'ingénieux gourou Bob Ezrin, il y a le duo de mercenaires (à leurs heures perdues) Steve Hunter et Dick Wagner. Le groupe, lui, fait appel à une connaissance, Mick Mashbir - avec qui Michael Bruce a joué - qui va assurer bon nombre de séances studio, et enchaîner avec la tournée.

     Une fois n'est pas coutume, mais le groupe entame l'album par une reprise. "Hello Hurray", dans une version aux airs de présentation triomphale. Cependant, déjà, quelque chose de tordu ronge l'édifice. En dépit d'un coda en aube réconfortante, et du Coop' qui clame qu'il se sent si fort, cette chanson fait quelque peu "traîne-savate", paresseuse. Impression cassée immédiatement par le vif et franchement Rock, "Raped and Freezin' ". Presque euphorique, ça déborde d'allégresse. Sentiment amplifié par le dernier mouvement plongeant dans une chaude ambiance festive latino du plus bel effet. Avec un Coop' plus frappa-dingue que jamais, faisant passer David Lee Roth pour un timoré. Le sujet n'est pourtant guère joyeux, contant les malheurs d'un auto-stoppeur fuyant nu dans le désert - jusqu'au Mexique - pour échapper à son insatiable agresseuse. Alice Cooper inverse les rôles pour dénoncer les crimes dont sont victimes les jeunes innocentes ou fugueuses esseulées, prises en stop par de gros pervers.

     Véritable boulet rouge lancé à la face du monde politique, "Elected" dénonce le cynisme et l'hypocrisie, la farce que représentent pour le groupe les élections. C'est une reprise remaniée du maladroit - assez inspiré par les Who - "Reflected" de l'album "Pretties for You" (de 1969). Elle sort en 45 tours en septembre 1972, en pleine campagne présidentielle américaine. Un chouia provocatrice, elle fait (déjà) l'objet d'un clip vidéo qui n'est pas du goût des "gens respectables". Avec son entrée confortable dans les charts (étonnamment, elle passe moins bien aux USA où elle peine à gravir les échelons des charts), elle prépare confortablement l'arrivée de l'album. Quant au clip, il semble désormais introuvable (censuré ?) ; on y voyait un chimpanzé accompagner la troupe lors d'une campagne électorale, sans trop savoir qui manageait qui. Le primate ou le groupe ?  Vincent "Cooper" Furnier parodie autant les discours de propagande que l'égomaniaque déclamant son impératif désir d'être élu en racontant des salades, la perspective d'arriver au pouvoir lui faisant frôler l'apoplexie. Débutant comme un authentique morceau de hard-rock, l'incursion subtile et progressive des cuivres la transforme en entité proche d'une comédie musicale rock'n'roll. 

Michael Bruce
   
     Neal Smith se distingue sur la chanson éponyme, "Billion Dollar Babies", soutenant à lui seul le morceau avec son pattern en avalanche rythmé de toms. C'est l'Ecossais Donovan, qu'on entend donner la réplique sur un ton anglais des plus snob (à la demande d'Alice Cooper qui lui avait demandé de forcer le trait), contrastant avec celui hargneux du Coop'. Conformément à l'imagerie de la pochette intérieure, les "Dollar babies" pourraient très bien être les musiciens qui désormais se vautrent dans les billets verts. Eux qui, moqués, avaient un temps été affublés par une presse (paradoxalement) sectaire de "pire groupe de l'année", après des années de vaches maigres et de rejets, ils prenaient leur revanche (1). Bien que d'aspect enthousiaste, il perle quelque chose de sale, de tordu, de menaçant. En adéquation avec des paroles pouvant être assimilées à l'inceste, la pédophilie et l'usage de drôles de poupées en caoutchouc. A moins que simplement, plus prosaïquement, les "billion dollar babies" ne soient le groupe lui-même, qui a désormais pris de la valeur, et qui peut, par là même, se montrer taquin, jouer aux rock-stars. 

     La première face se termine sur une brillante pièce d'allumés : "Unfinished Sweet". Après une petite intro en forme de montée à l'échafaud, elle est d'une nature heavy-rock assez conventionnelle. Les paroles, elles, sont celles des divagations d'un dément. "Des friandises partout, j'ai du chocolat dans les cheveux... Douces sucettes puantes dans l'air d'Halloween. Saint Vitus danse sur mes molaires ce soir - douloureux de m'avoir (Aching to get me) - ... lesquelles doivent rester, lesquelles doivent partir. Il regarde dans ma bouche puis commence à jubiler. Il dit que mes dents vont bien mais mes gencives doivent disparaître ! Oh... Ooooohhh ". Et c'est là qu'intervient, après ce gémissement de douleur, un instrument singulier qui fait sa surprenante apparition: la fraise du dentiste ! Les plaintes de douleur laissent place à un long break instrumental intronisé par le thème de James Bond. Instrumental conclu par un air céleste après le bruit d'un débouchage de bouteille amplifié et exacerbé (??). "De Sade va vivre dans ma bouche ce soir... Et la fée des dents pourries est satisfaite". Il n'y avait alors qu' Alice Cooper - le groupe -, et auparavant Screamin' Jay Hawkins, qui pouvait partir dans un délire total, avec des paroles à double sens frisant autant l'opprobre que le farfelu, avec une orchestration irréprochable, vraiment musicale. 

     La seconde face ne faiblit pas. "No More Mister Nice Guy" est un grand classique du Coop' (faisant parfois une petite incursion timide dans nombre de films et de série) racontant brièvement la transformation d'un jeune bon gars en crapule. "Et, et je deviens méchant ! Aujourd'hui mon chien m'a mordu à la jambe ; mon chat m'a griffé les yeux (un gars sympa). Maman a été expulsée du cercle social et papa doit se cacher. Je suis allé incognito à l'église. quand tous se sont levés, le révérend Smith, lui, m'a reconnu et m'a frappé au visage. Et il a dit : no more mister nice Guy". L'intonation des chœurs et de quelques phrases est directement inspiré de gentilles chansons pop 60's. Un régal. Autre classique, une critique de la société de consommation: "Generation Landslide" (dont on trouvera une nouvelle version captée sur scène sur le "Special Force" de 1981), plus fin qu'il n'y paraît à première écoute. Intronisée par la basse élastique du grand Dennis Dunaway, sur laquelle Michael Bruce égrène un arpège joyeux, c'est ensuite une batterie tout en swing (un brin jazzy) qui mène la danse et sur laquelle se pose un riff simple à l'acoustique, subtilement appuyé par une électrique jouant à l'économie. Ensuite par le piano. Alice nous gratifie d'un rare solo d'harmonica - un peu fébrile ici.


 "Sick Things" est un truc rampant, lent, sombre et visqueux (une limace baveuse, urticante et nécrophage ?). Théâtral au possible, Alice Cooper alterne murmures, gémissements et plaintes. Lent et pesant, Bob Ezrin y rajoute une brassée de cors d'harmonie pour l'alourdir. Une immersion dans la psyché d'H.P. Lovecraft. Après cette plongée dans les noirs méandres d'un cerveau torturé, "Mary Ann" est une surprenante petite éclaircie. Une douce pièce entre Blues de Broadway et chanson de crooner faisant son numéro de charme, accompagné d'un seul piano. Composé par Michael Bruce, ce serait Ezrin qui se serait collé aux touches d'ivoire ; probablement pour le final où le piano prend son envol, se détachant du chanteur, le laissant seul avec son désarroi. 

   Final magistral avec l'inquiétant et morbide "I Love the Dead" - qui préfigure les ambiances du "Welcome to my Nightmare" à venir. La chanson est une ode à la Mort, aux morts, aux cadavres. En fait, certainement l'euphorie saugrenue d'un nécrophile. Scandale ! Superbe atmosphère se développant telle un boa constrictor (la Kashina de Neal Smith ?) se mouvant, se frottant lascivement à sa victime, s'enroulant doucement, lentement autour d'elle, comme dans une mortelle étreinte amoureuse. Douce orgie de suaves guitares wah-wah, de basse distendue, d'orchestration de cuivres martiaux, de violons mielleux, de murmures et d'extases libidineuses, de piano poussiéreux, sur lesquels un prêtre psychopathe déclame sa passion amoureuse dans une danse de désaxé. Il est dit que, bien que non créditée, la part de Dick Wagner dans la composition serait notable.

     Un petit mot sur la pochette luxueuse gatefold qui représentait un porte-carte en peau de reptile serti de diamants (en bas relief). A l'intérieur, un billet format XXXL d'un milliard de dollars avec la tronche des gus en guise de personnages historiques. Plus une planche de photos-portraits prédécoupés des musiciens - spécialement peignés et rasés. 

     Le Alice Cooper de cette première moitié des années 70, démontre en quatre albums, qu'il n'est point besoin d'être de grands virtuoses et de faire étalage de capacités techniques pour réaliser de grands albums. Qui plus est, il résiste allégrement au temps (un demi-siècle pour celui-ci ! Crénom ! 😵). Même lors des quelques interventions des mercenaires Wagner & Hunter, il n'y a absolument rien de superfétatoire. 

Face 1

NoTitreAuteurDurée
1.Hello HurrayRolf Kempf4:15
2.Raped and FreezinA. Cooper, Michael Bruce3:19
3.ElectedA. Cooper, M. Bruce, G Buxton, D. Dunaway, N. Smith4:05
4.Billion Dollars BabiesA. Cooper, M. Bruce, R.Reggie3:43
5.Unfinished SweetA. Cooper, M. Bruce, Smith6:18

Face 2

NoTitreAuteurDurée
6.No More Mr Nice GuyA. Cooper, M. Bruce3:06
7.Generation LandslideA. Cooper, Bruce, Buxton, Dunaway, Smith4:31
8.Sick ThingsA. Cooper, Bruce, Bob Ezrin4:18
9.Mary AnnA. Cooper, M. Bruce2:21
10.I Love the DeadA., Bob Ezrin5:09

 


(1) à la décharge de la presse, et aussi du public majoritaire réfractaire de San Francisco, les prestations de l'Alice Cooper Band pouvaient développer une forme de free-psychédélisme peu digeste.



🐍🦇🕷
Autres articles / Alice Cooper (clic/lien) :
-  "Trash" (1989) + "Hey ! Stoopid" (1991)
-  "Brutal Planet" (2000)
-  "Killer" (1971)

8 commentaires:

  1. Shuffle Master1/11/23 13:59

    Jamais trop, voire pas du tout accroché à Alice Cooper. Je n'en ai qu'un, Killer, et il ne sort pas souvent du placard. Mais le côté gand-guignolesque a sa part dans cette désaffection.

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    1. Je n'aurais pas cru, d'autant qu'il n'y a aucun musicien en surpoids 😁. A l'exception de Michael Bruce, c''st plutôt du genre filiforme.
      Tu devrais tout de même prêter une oreille à celui-ci.

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  2. I love the dead pour le final, Bruno mets tes cluques quand tu relis ))) On en est tous là.
    J'ai un rapport bizarre à ce disque, je fais une indigestion avant de le poser sur la platine, mais une fois lancé je me régale. De cette période là je sors plus souvent School's Out et plus encore Killer. Love it to death me semble avoir trop vieilli.

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    1. Crénom ! Visiblement, je vieilli... (mais j'ai une excuse : fait dans l'urgence quand je me suis aperçu que ma bafouille tombait un 1er novembre 😉)

      A mon sens, Alice Cooper est encore en gestation sur "Love it to Death". Progressant incroyablement vite, le groupe fait alors mieux à chaque album. Jusqu'à exploser en plein vol avec le décevant "Muscle of Love".

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    2. Je suis d'accord avec toi à ceci près que j'apprécie Muscle of love, le crash vient plutôt avec Welcome to my nightmare qui entame la période boursouflée d'Alice avec des albums de plus en plus pompeux et indigestes.

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    3. Il est vrai qu'il y a encore quelques bons trucs sur "Muscle of Love", mais - de mémoire (pas écouté depuis des lustres) -, ça part un peu dans tous les sens, et surtout la magie ne revient qu'en quelques occasions. Peut-être que si Bob Ezrin était encore de la partie, il aurait pu faire la différence.
      Avec "Man with the Golden Gun" qu'Alice Cooper avait tant espéré voir intégré à la BO du prochain James Bond.

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  3. Le "free psychédélisme peu digeste" est bien visible sur le documentaire de Arte "Toronto Rock n' Roll Revival" . C'était leurs débuts en 1969

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    1. Un documentaire intéressant à la mémoire d'un festival oublié (sauf des fans d'Alice Cooper grâce à l'histoire du poulet 😉), et pourtant quelle affiche.

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