mercredi 15 avril 2020

FREE " Free " (1969), by Bruno


     La femme est un cosmos : c'est ce que semble évoquer cette singulière pochette (1). Et c'est aussi ce que peut évoquer FREE, - le cosmos, pas la femme - avec cet album éponyme (deuxième essai). Car sous une apparente simplicité, on atteint des sommets musicaux intemporels et inaltérables, d'une concision étonnante, le tout avec sobriété et homogénéité. Malgré le talent et la forte personnalité de ces quatre phénomènes (chacun marquera le monde musical et exercera une forte influence sur bon nombre de musiciens reconnus) il n'y a aucun débordement intempestif flattant l'ego. L'alchimie est parfaite. Free tire son essence du Blues, un deep-blues issu des marais, lent, reptilien, moite, transcendé par un son cru, cultivant un espace sonore où les silences, les soupirs, ont autant d'importance que n'importe quelle note jouée. Leur musique respire. Cela donne parfois une impression de mélancolie lourde, pesante, parfois même de tristesse. Mais aussi de détente, à l'opposé de l'excitation quasi-permanente que peuvent rechercher nombre de rockers (qui va aller crescendo à partir de la fin de la décennie suivante).
 
de G à D : Kossoff, Kirke, Rodgers et Fraser 

   Bien qu'Anglais, Free ne reprend aucune des diverses spécificités du British-blues. Innovant, il annonce les futurs standards du heavy-rock des années suivantes. D'ailleurs, le faramineux « All Right Now » servira même de clef de voûte à la structure d'un certain rock Australien, notamment par un riff puissant, carré, hypnotique, sur un rythme directement issu du Blues (2). Un peu comme Led Zeppelin à la même époque, mais sans outrance ou pathos, sans effet pyrotechnique ou autre. Cependant, c'est une maladresse que de réduire ce groupe à la seule vertu de composer des Hard-blues imparables.

     Après un premier album, "Ton of Sobs" (1969), bien plus brut et naïf, parfois même trébuchant, en seulement quelques mois, ces jeunes Anglais ont fait un fantastique bond en avant. Si jeunes et déjà capables de communiquer tellement de feeling, d'émotions par leur musique. Le plus âgé, Simon Frederik St George Kirke, n'a pas encore dix-neuf ans lors de ces deuxièmes sessions. Le plus jeune, Andrew McLan "Andy" Fraser, le prodige qui co-signe toutes les pièces de cet album, qui a quinze ans jouait déjà aux côtés de John Mayall, n'a pas encore dix-sept ans.
    Bien que forcément, ils émergent encore deci-delà quelques phrases et quelques plans trahissant leur juvénilité, en général, les morceaux sont empreints d'une maturité étonnamment précoce. Paul Francis Kossoff qui a dû juguler son exaltation, en ressort grandi et affûté. Ainsi, pour ses soli, plutôt qu'une myriade de notes, il concentre dorénavant toute sa passion dans quelques notes choisies et pertinentes - un peu à la manière d'un BB King, qui lorgnerait avec avidité vers les sons délivrés par ces jeunes Anglais ; Cream en tête -.


     Free
, c'est la magie d'un Blues nouveau, certes dur, urbain, heavy, mordant et robuste, mais dont l'exaltation et l'impétuosité sont endiguées ; avec cette sensation d'une rage étouffée, contenue, mais prête à briser les digues. Free invente une autre forme de Blues, à mi-chemin entre le Hard-blues et une Soul virile et corrosive. Le flegme britannique a peut-être participé à cette métamorphose. Assurément, cette maîtrise paraît supplanter en partie la spontanéité, mais elle permet de créer des joyaux ciselés de Rock brut.
Sur les pièces enlevées et robustes, à l'exception d'une wah-wah occasionnelle, la Gibson Les Paul (Stripped ou Darkburst) de Koss' ne s'embarrasse d'aucun effet, se satisfaisant pleinement d'un simple double-corps Marshall - dont la baffle est équipée de hp Celestion Pre-rola pour basse (de 55 Hz) - (3). Se délectant d'un son cru et sec, près de l'os, sans l'ombre même d'une petite reverb. Il n'en faut guère plus à Kossoff pour extérioriser ce qu'il a dans les tripes, et faire vibrer son âme  torturée lors de  ses soli expressifs.
   La basse Gibson EB3 d'Andy Fraser (elle aussi branchée dans des Marshall) donne de l'épaisseur et de l'assise (normal). Cossue et rondelette, couplée à la guitare elle remplace toutes les disto du monde (du moins, celles de l'époque ; des fuzz en l'occurrence). Aussi, marquée par la Soul et le Rhythm'n'blues, elle dicte le groove ; parfois, elle s'impose d'elle même, reléguant la guitare au rôle d'ornementations (de luxe), ou bien lui crée un champ où elle peut s'épanouir et laisser libre cours à son inspiration en tant que soliste. Ce qu'atteste "Songs of Yesterday" .
   Tandis que Simon Kirke - qui lève haut ses bras pour claquer avec force ses cymbales et ses toms -,  ne cesse, dans cette collection de Heavy-blues dépouillés, de varier les plans. Il procure à sa batterie un langage - précaire équilibre entre l'improvisation et la rigueur d'un métronome - accompagnant ou appuyant les intonations de Rodgers ou les envolés de Kossoff.

   Sur ce tapis de Blues-rock souffreteux, Paul Bernard Rodgers n'a plus qu'à enfiler sa tenue d'un ingénu prêcheur pacifiste ; un brin machiste lorsqu'il clame sa passion ou son amour. Ou plutôt un désir dont l’exubérance cache une incertitude. Il chante parfois comme s'il était en rut, comme sur le bravache "I'll Be Creeping", où se côtoient machisme et jalousie. Ou encore sur "Woman", où il joue au fier-à-bras, semblant bonder le torse comme un coq de basse-cours. Sa voix tremble sous l'intensité du désir, raclant la gorge sur des "I'll wanna be your man" concupiscents. Prêt à tout donner à son élue pour qu'elle s'offre à lui ... sauf sa voiture et surtout pas sa guitare. Faudrait pas déconner 😄.


   Sur "Trouble On Double", avec la guitare qui se pare alors de légers accents funky et fenderiens (probablement la première Les Paul de Koss'. Une Custom de 1955 équipée de deux P90 dont un AlNiCo V Staple en position manche), le ton se fait plus claquant et percutant.

   "Broad Daylight" clôt cette série de joyaux ; de percutants Heavy-blues joués avec retenu et efficacité. L'adage "Less is more" y est déjà d'actualité, bien avant Clapton. Ce même Clapton qui, à la fin d'un concert à New-York, lorsque Free ouvrait pour Blind Faith, séduit par le jeu de Kossoff, était allé le retrouver dans sa loge pour qu'il lui transmette sa technique de vibrato.

     Encore aujourd'hui, certains s'entêtent à résumer Free à ses riffs décisifs et inébranlables en s'appuyant sur les classiques "Fire & Water", "All Right Now", "Little Bit of Love" et "Wishing Well", voire "The Stealer" et "Mr Big". Or, aussi fleurie soit-elle, on ne peut raisonnablement le cantonner dans cette case.
En effet, ce disque sans titre, éponyme pour marquer un nouveau départ, inaugure aussi une série de ballades crépusculaires, débordantes d'humeurs cafardeuses ou de recueillement comme seul Free était capable d'en composer et d'interpréter sans tomber dans le pathos. Symbiose entre le slow blues désabusé et le folk le plus sombre.

   "Lying in the Sunshine" entame cette idiosyncrasie. Exceptionnellement, Fraser semble y jouer des coudes, d'en faire un poil trop même, car sa présence à la basse y est dispensable. En effet, les deux "Paul" se suffisent à eux-mêmes pour rendre tangible une atmosphère de farniente, d’indolence imposée par une chaleur moite et suffocante. Les balais de Kirke contribuant à créer un caressant souffle chaud de canicule.
"Je suis allongé sous le soleil, juste devant ma porte. Je pense au travail à faire ... de l'argent à gagner. Mais je préfère m’asseoir ici et penser au monde ... Laissez-moi rêver seul"

Avec "Mourning Sad Morning", c'est une immersion dans le folk. Des chœurs d'ecclésiastiques en repentance l'enlisent dans un sombre abattement. Tandis que la flûte de Chris Wood (Traffic) déchire ce manteau pluvieux par des phrases perçantes, comme une banshee annonçant, dans la nuit la plus noire, quelques mauvais présages. Néanmoins, de cette atmosphère d'apparence défaitiste et affligée, il ressort une certaine beauté.

   Bien qu'à la base "Free Me" ne soit qu'un slow-blues, son traitement l'inclus dans ce registre. Même si sa lenteur et sa sombre consonance sont à deux doigts de le rendre éligible aux deux premiers disques de Black Sabbath. La platitude des paroles ne parviennent pas à faire défaillir cette chanson au ton grave, impactée d'un climat maussade et pluvieux. Ça sent la poisse, le mal-être.
Sur "Mouthul of Grass", c'est avec une simplicité confondante que la troupe crée un serein instrumental printanier. Où des pieds nues foulent l'herbe vivifiée par la rosée matinale, sur un étroit chemin cerné de fleurs fragiles et graciles s'offrant à la vie, et de branches déroulant ses feuilles pour s'enivrer des premiers rayons du soleil.


     Dès cet album éponyme, Free marque au fer rouge le monde de la musique. Aujourd'hui encore, son implacable empreinte rayonne - directement ou indirectement - sur de jeunes pousses amateurs d'authenticité. Pourtant, en dépit d'une notoriété en pleine progression grâce à la très bonne réputation de leurs concerts (surtout au Royaume-Uni), l'album ne remporte pas un succès à la hauteur de sa valeur. Et l'Amérique du Nord fait la fine bouche. Il faut attendre l'année suivante, avec le disque "Fire and Water", propulsé dans la stratosphère par le méga-hit "All Right Now", pour que le groupe explose à la face du monde.

Face 1
  1. I'll Be Creeping   -   3:27   (Fraser - Rodgers)
  2. Songs Of Yesterday   -   3:33   (Fraser - Rodgers)
  3. Lying In The Sunshine   -   3:51   (Fraser - Rodgers)
  4. Trouble On Double Time    -   3:23   (Fraser - Rodgers - Kirke - Kossoff)
  5. Mouthful Of Grass   -   3:36   (Fraser - Rodgers)
Face 2
  1. Woman   -   3:50   (Fraser - Rodgers)
  2. Free Me   -   5:24   (Fraser - Rodgers)
  3. Broad Daylight   -   3:15   (Fraser - Rodgers)
  4. Mourning Sad Morning   -   5:04   (Fraser - Rodgers)



(1) Une pochette qui a été sélectionnée pour le livre compilant les "100 meilleures pochettes d'albums" par Storm Thorgerson (en Anglais). Ce dernier en connait un rayon puisque lui-même en est l'un des concepteurs les plus renommés. D'autant qu'il est l'un des fondateurs de l'entreprise Hipgnosis, célèbre pour ses réalisations pour, entre autres, Pink Floyd (des amis de classe), Led Zeppelin, Wishbone Ash et Peter Gabriel.
(2) Faites écouter "All Right Now", ou "Fire and Water", à un néophyte, il pensera à un plagiat du style d'AC/DC. (c'est du vécu - à maintes reprises -)
(3) Couplé dès l'année suivante, par une tête d'ampli Orange.



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