- Bonjour Monsieur Claude, Monsieur Luc m'a dit que vous êtes allé
        interviewer Rachmaninov il y a bien longtemps… (clic)
  - En effet Sonia, en février 1937 Rachmaninov m'a reçu, pas en Sibérie
        (Luc s'est trompé dans son récit), mais lors d'une tempête de neige dans
        le Vermont…
  - 1937 ! Monsieur Claude, vous ne faites vraiment pas votre âge …
      
- En effet ma petite Sonia, je sais… je sais…
  Les mains d'un géant
  Serge Rachmaninov
      pouvait jouer un écart de treize notes sur un clavier (soit près de deux
      octaves). Si vous n'avez pas de piano, j'ai mesuré, ça nous fait 31 cm
      entre le pouce et l'auriculaire. Même pour un gaillard de 1,98 m c'est
      tellement exceptionnel que certains pensent que le compositeur et pianiste
      était atteint du syndrome de Marfan, soit une hyper alacrité des
      articulations des mains… Pas étonnant que le virtuose russe ait pu
      transcender son art pianistique… Commençons par le début.
    
  Sergueï Vassilievitch Rachmaninov
      voit le jour près de Novgorod en 1873. Il commence ses études avec
      un professeur particulier, Anna Ornazkaïa. Son père dépensier et
      joueur ruine le ménage qui se sépare. La mère reste seule à s'occuper des
      enfants et c'est la grand-mère arrivée en renfort qui va faire découvrir
      et aimer les chants orthodoxes au jeune Serge, un patrimoine religieux
      slave qui sera une constante dans l'inspiration du compositeur. A neuf ans
      Serge intègre le Conservatoire de Saint-Pétersbourg pour apprendre le
      piano, puis celui de Moscou de 12 à 16 ans pour étudier l'harmonie. Il
      suit les cours de Nikolaï Zverev, un grand pédagogue aux méthodes
      "militaires" certes, mais le résultat est là. L'un de ses condisciples
      s'appelle
      Scriabine.
  1891
      : première composition et début de la carrière. Le succès est immédiat.
      C'est l'époque du 1er concerto. Mais le statut de compositeur en ces temps-là ne s'obtient qu'avec
      l'écriture d'une 1ère
      symphonie. En 1897, la partition est créée par
      Glazounov
      disons… un peu bourré ! C'est un échec.
      Rachmaninov
      sombre en dépression pour 4 années. Le grand retour se fera avec le
      2ème concerto, une de ses œuvres les plus connues. Il épouse une pianiste,
      Natalia, avec l'autorisation du Tsar ?!
  Jusqu'à la révolution bolchévique en 1917,
      Rachmaninov
      vit des jours fastes : récitals, direction d'orchestre, tournée aux
      Etats-Unis et Il compose ses grands chefs-d'œuvre. Le
      3ème concerto est écrit pour
      être créé à New-York et rejoué en janvier 1910 avec
      Gustav Mahler
      à la baguette !
    Rachmaninov
          compose à cette époque
      sa belle symphonie N° 2.
  En 1917, à 44 ans, il doit s'exiler définitivement pour les
      Etats-Unis avec comme seul bagage : ses mains. Ce patrimoine virtuose lui
      permet de vivre confortablement son exil, malgré la tristesse de
      l'éloignement. Il se lie d'amitié avec
      Vladimir Horowitz
      en 1928. En URSS, sa musique est bannie jusqu'en
      1934 suite à des critiques du compositeur vis-à-vis du régime
      stalinien.
  Épuisé par ses concerts et déçu de l'échec de son
      4ème concerto,
      Rachmaninov
      séjourne un temps en Suisse pour se reposer. Il retourne en Amérique. La
      seconde guerre mondiale éclate, il ne reverra jamais l'Europe. En
      1943, il s'éteint à 69 ans à Beverly Hills après la composition des
      Danses Symphoniques.
  Il existe de nombreux enregistrements du maître notamment de ses
      concertos.
      Rachmaninov
      n'est pas un compositeur techniquement novateur. C'est l'héritier des
      derniers romantiques comme
      Tchaïkovski
      ou
      Rimski-Korsakov. Cela peut expliquer la popularité d'une musique composée au XXème
      siècle mais baignée dans l'élégie de l'âme russe.
  Byron Janis & Antal Dorati
  
  Si le nom de
      Byron Janis
      n'évoque pas grand-chose pour les jeunes générations, il demeure l'icône
      du pianiste à la carrière brisée pour les mélomanes des années 60-70. L'un
      des virtuoses les plus prometteurs de son époque était né en
      1928 en Pennsylvanie. L'enfant est surdoué et atteint si rapidement
      un niveau superlatif qu'il donne son premier concert avec orchestre à 15
      ans : le concerto N° 2 de
      Rachmaninov
      ! Il le rejouera peu de temps après accompagné par un autre débutant
      d'avenir,
      Lorin Maazel
      (âgé de… 14 ans).
      Vladimir Horowitz
      l'entend et l'original maestro décide de le prendre sous son aile comme
      élève. C'est le seul qui bénéficiera de ce statut. Il faut dire que les
      méthodes pédagogiques du maître sont singulières puisque le jeune Byron
      doit suivre son mentor pendant ses tournées permanentes. Il sera
      d'ailleurs parfois reproché au style de Janis d'être un Horowitz bis, ce
      qui, entre nous, n'est pas un drame en soi, et de plus sans
      fondement.
  En 1948
      Horowitz
      le "libère". La carrière internationale de
      Byron Janis
      s'envole et il donne jusqu'à 100 concerts par an jusqu'en 1960.
      C'est de cette époque que datent les enregistrements fabuleux pour la
      firme Mercury. Fabuleux ai-je écrit ? Nous verrons pourquoi plus loin !
  
  
  Hélas, en 1973,
      Byron Janis
      commence à souffrir insidieusement des mains. Une arthrite est
      diagnostiquée. Pour l'homme, le combat entre conserver sa dextérité et
      l'abandon du clavier va se jouer au prix du courage et de l'acceptation de
      thérapeutiques hasardeuses. En 1984, épuisé par les drogues
      diverses, c'est la dépression, le découragement. À partir de 1985,
      il décide de parler franchement de sa maladie et crée une fondation pour
      aider la recherche médicale sur ce type d'affection. Il arrive ainsi à
      poursuivre sa carrière au gré des rémissions, mais bien évidement, à un
      niveau confidentiel.
      Byron Janis
      vit toujours, il a 84 ans et a même pu enregistrer un récital
      Chopin/
      Liszt
      en 1996. Quel courage !
  Sa discographie est bien entendu restreinte et déjà ancienne, axée
      principalement sur les concertos, mais d'un niveau d'énergie et de clarté
      qui en fait une référence à jamais, surtout avec le son légendaire
      Mercury.
  Je ne présente plus
      Antal Dorati, le chef Hongrois a déjà souvent fait la une dans ce blog (clic). Je rappellerai en fin d'article les sujets qui lui ont été consacré.
      J'ajouterai cependant qu'entre la fougue de
      Byron Janis
      et le goût pour la précision sans pathos de
      Dorati, on pouvait attendre une interprétation débarrassée des boursoufflures
      trop romantiques que peut susciter l'écriture de
      Rachmaninov. La réponse à cette attente est totale, comme nous allons le voir.
  Le 3ème concerto pour piano
  Le concerto N°3 est considéré comme l'un des plus difficiles à jouer de
      tout  le répertoire pianistique. Les 3 mesures qui illustrent mon
      propos m'amusent. Je me demande (comme pianiste raté) comment on peut
      déchiffrer, mémoriser et tout bonnement jouer cette folie de notes ! Oh
      si, il y a une logique harmonique, notamment pour des accords en croches
      de la main droite… je vous laisse chercher…
  Rachmaninov
      le compose durant les années fastes dans son pays natal, en 1909.
      Il est d'une virtuosité tellement diabolique qu'un pianiste sort souvent
      épuisé de l'épreuve, et même Rachmaninov lui-même ne pouvait assurer un
      bis après l'exécution. Pour la petite histoire, il répéta les doigtés sur
      un piano silencieux pendant la traversée vers New-York, pour que
      personne ne puisse l'entendre avant la première qui y eut lieu en novembre
      1909, avec
      Walter Damrosch
      au pupitre de l'orchestre. Autre
      anecdote,
      Horowitz, vers 1920 choisira cet ouvrage comme épreuve finale à sa sortie
      du conservatoire ! Enfin, dans le film "Shine" de 1997, inspiré par la vie du pianiste
      David Helfgoot, on parle du concerto comme "l'œuvre la plus difficile au monde". Et vous savez quoi, c'est tellement bien composé, que l'on ne s'en
      rend même pas compte, nous, l'auditeur lambda. C'est fulgurant mais pas
      compliqué à écouter !
  Le concerto comporte trois mouvements, il a donc une forme classique :
    
  1 - Allegro ma non troppo
      : Une ondoyante mélodie aux cordes et bois, ponctuée de légers coups de
      timbales, introduit par un climat méditatif le premier mouvement. Le piano
      rejoint rapidement le jeu, dès la 3ème mesure, un thème rêveur
      avec un motif d'une extrême simplicité, une entrée bien discrète et
      pudique pour l'instrument soliste. Il semble ne pas y avoir de structure
      très définie (genre thème A, B, reprise, etc.).
      Byron Janis
      et
      Antal Dorati
      adoptent un style clair et incisif, mais non dénué de poésie, de douceur
      automnale. Le tempo est vif et les deux artistes tournent le dos à un
      style empesé et hyper romantique redouté dans cette partition. On entend
      parfois de longues phrases larmoyantes chez des interprètes qui décident
      de placer
      Rachmaninov
      dans la continuité d'un pseudo
      Tchaïkovski, alors que les deux génies avaient un tempérament très opposé.
      L'orchestre et le pianiste s'animent, la musique semble chercher sa voie.
      En fait y en a–t-il vraiment une ?
      Rachmaninov
      n'a pas écrit une musique descriptive ou inspirée d'une œuvre littéraire
      comme le faisait
      Liszt. Ce concerto dédié à l'instrument qu'il chérissait distille un flot
      continu de couleurs et d'émotions, pour lequel mes commentaires sont biens
      pauvres. On ne retrouve pas nettement les formes sonates chères à
      Mozart
      ou
      Beethoven. La première reprise franche du thème initiale n'intervient qu'à [6'20].
      Il faut donc se laisser porter, attraper chaque note, chaque accord dans
      ce kaléidoscope où la double essence de l'âme slave se révèle de mesure en
      mesure : émoi un rien pathétique et violence. Par moment le clavier semble
      gagner par une tempête intérieure pour, tout aussi soudainement, nous
      bercer d'une délicate langueur. L'orchestration est limpide, le dialogue
      soliste – instruments s'écoule avec une élégance qui témoigne des talents
      de symphoniste du compositeur. Diable d'homme. La cadence [9'54] à [11'06]
      est trop folle pour être analysée, pour se voir attribuée une quelconque
      vision objective. Après un ultime rappel du thème initial, le mouvement
      s'achève de manière quasi facétieuse.
  Nota : pour amateurs du clavier, voir la partition en ligne, la
      cadence se trouve page 34 et 35, l'exemple des 3 mesures donné ci-dessus
      se situe début page 35. (http://www.free-scores.com/PDF/rachmaninoff-sergei-concerto-mineur-20356.pdf).
  2 - Intermezzo : Adagio
      : L'adagio commence par de longues phrases claires-obscures aux cordes, le
      piano ne fait son entrée qu'à la 18ème mesure sur un ton assuré
      mais chatoyant. Tout le mouvement va se dérouler dans une succession de
      mélodies diverses sans structure rigide. S'il y en avait réellement, on
      pourrait parler de variations mais non, la forme est totalement libre.
      Rachmaninov semble dédaigner toute forme académique au bénéfice de
      l'émotion, d'un récit musical aux mille facettes. D'où la question : même
      si le compositeur ne voulait pas s'inscrire dans les courants modernistes
      de l'école de Vienne ou de la polyrythmie d'un
      Stravinsky, était-il pour autant un musicien perdu dans un siècle qui n'était plus
      le sien ? À voir ! On retrouve dans la complicité de
      Janis
      et
      Dorati
       cette netteté des traits, ces envolées des cordes qui justement ne
      sont pas "lyriques" mais profondément humaines, presque affectueuses, ce
      qui est tout à fait différent car l'emphase n'y a pas sa place. La
      puissance émotionnelle qui se dégage de ces entrelacs mélodieux, je pense
      notamment au développement central, montre à quel point ce concerto
      dépasse les limites de la partition pour virtuoses en veine de
      prouesse. Il rejoint
      le groupe des concertos de légende de l'histoire de la musique, les
      derniers de
      Mozart, ceux de
      Beethoven où les monumentales "symphonies pour piano" de
      Brahms.
  3 - Finale : Alla breve
      : Le final s'enchaîne directement à l'allegro par une transition brutale
      d'accords de l'harmonie appuyés par un coup de cymbale. C'est ici le piano
      qui caracole joyeusement en tête.
      Le discours se veut festif. Des mauvaises langues pourront y trouver
      certaines facilités d'inspiration. On y retrouve des éléments thématiques
      des mouvements précédents qui permettent d'unifier l'ensemble de l'œuvre.
      [3'22"] Le piano se fait espiègle dans le développement qui se présente
      comme une cadence avec accompagnement. Le géant sévère savait aussi
      s'amuser, sourire et donc nous enchanter. De péripéties en péripéties
      pianistiques, le mouvement se poursuit par une coda un rien
      triomphale. Ô, ne chercher pas de métaphysique dans cette musique, il n'y en a guère.
      C'est une musique carrée, énergique et, vis-à-vis de son public qu'il
      aimait, j'oserais dire que
      Rachmaninov
      donne "un baiser à la Russe". La sobriété vigoureuse de
      Byron Janis
      et
      Dorati
      évite tout épanchement sucré dans ce final au bénéfice d'un staccato franc
      et trépidant.
  Ce disque indémodable se nourrit du toucher électrisant d'un jeune
      Byron Janis
      insensible aux œillades hédoniste cachées dans la partition, et bien
      entendu de la direction assurée d'une main de fer par
      Antal
      Dorati. Le chef hongrois éclaircit chaque passage orchestral. Il vit cette
      musique en osmose avec
      l'orchestre de Minneapolis
      qu'il avait si bien façonné à cet exercice d'orfèvre. Le célèbre second
      concerto qui complète l'enregistrement est de la même trempe, mais cela
      sera une autre aventure…
  Discographie alternative
  À côté de ce disque légendaire, on trouve de très belles réussites.
      L'œuvre est d'une telle richesse qu'elle permet à nombre de grands
      pianistes d'exprimer leur tempérament sans trahir la partition.
      Horowitz
      bien entendu a enregistré cette œuvre qu'il avait, comme on l'a vu, adopté
      dès ses débuts. L'enregistrement mono (excellent) pour RCA avec
      l'orchestre de Chicago
      dirigé par
      Fritz Reiner
      est un grand moment. On écoutera le staccato malicieux du maître dans
      l'adagio (6/6).
      Martha Argerich,
      femme volcanique, ne pouvait pas sombrer dans le sentimentaliste slave de
      pacotille. Donc son beau disque romanesque, bien que manquant un peu d'une
      précision absolue du phrasé à mon sens, ne peut que séduire. Elle est
      accompagnée par
      Riccardo Chailly. Un disque Philips qui miraculeusement n'a pas fini à la poubelle
      du marketing (5/6). Le jeune
      Vladimir Ashkenazy
      a enregistré plusieurs fois les concertos. J'ai une préférence pour
      l'enregistrement fougueux de 1963 réédité chez Decca (5/6).
      Enfin disparu trop jeune, emporté par le SIDA à 50 ans, le pianiste
      espagnol
      Rafael Orozco
      avait signé une belle intégrale avec
      Edo de Waart, l'approche est un peu latine et sentimentale mais le double album est
      toujours disponible à prix bas chez Philips (décidément...)
      (4/6).
Vidéos
  Martha Argerich
      au piano et
      Riccardo Chailly
      dirigeant
      l'Orchestre symphonique de la Radio de Berlin
      en 1982. La cadence "démente" du premier mouvement se situe de
      [10'41"] à [12'00"]…
  Et par comparaison au sommet, je ne résiste pas au désir de vous proposer
      une seconde vidéo
      d'Horowitz
      à 75 ans lors d'un concert du
      Philharmonique de New-York
      dirigé par
      Zubin Mehta. Le vieux maître semble aborder l'épreuve avec une telle décontraction
      que cela en devient surréaliste.
  Et avant, le feu et le fer :
      Byron Janis et Antal Dorati.
xxx
  A lire aussi dans le Deblocnot :
  Le très éclectique et talentueux chef d'origine hongroise
      Antal Dorati a déjà vu sa discographie citée dans ces
      articles :
      Concerto pour orchestre de Bartok,
      Les symphonies Londoniennes de Haydn,
      les suites pour airs anciens de Respighi,
      le concerto pour violoncelle de Dvorak
      et le
      Sacre du printemps de Stravinsky.













Rachmaninov !!!! Un de mes préférés(Après Berlioz), Même si j'ai une préférence pour le deuxième concerto et surtout adagio sostenuto, je ne rejette aucun de ses concertos ni aucune autre de ses oeuvres comme ses sonates, variations et autres transcriptions.Byron Janis l'homme qui retrouva dans les années 60 deux manuscrits de valses de Chopin.Deux chroniques en une ! A une semaine de changer d'âge?Repose toi, tu vas t'épuiser !:-)
RépondreSupprimerJe me permet de signaler un excellent compagnon au disque chroniqué, Janis/Dorati que sont Rösel et Sanderling.
RépondreSupprimerL'intérêt de cette gravure dans le troisième résidant dans la cadence, ossia qui appelle à une vision plus sombre que la lecture plus classique de Janis. Au rayon de ces versions avec ossia on pourra citer la lecture de Ashkenazy avec Haitink (la version proposée avec dans cet article utilise aussi la version classique) et bien sûr Van Cliburn avec Kondrashin dans un remake studio pour RCA du concours Tchaïkovski qui les avait distingué.
Merci Sylvain pour ta lecture approfondie de mon com et pour ces propositions d'interprétations légendaires....
SupprimerJe confirme le post de Sylvain pour la version Ashkenazy et Haitink, avec le Concertgebouw... L'orchestre est magnifique, le pianiste virtuose sans exhibitionnisme, sans jamais en faire plus que la partition ne le demande; et l'âme russe de ce concerto est partout présente dans cette version. Une TRES grande réussite.
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