(merci à Hughues Aufray de m'avoir suggéré ce titre, on ne l'oublie pas, surtout pour "Dés que le Printemps revient"...)
La Direction Générale de Deblocnot’, réunie en session extraordinaire, m’a demandé de raccourcir mes articles. J’obtempère pour qu’en ce jour d’équinoxe, mes lecteurs assidus bénéficient du soleil (s’il y en a !)
Igor Stravinsky
(1882-1971) n’est pas un inconnu, ne serait-ce que par
l’Oiseau de Feu, conte musical oriental raconté dans les
livres-disques pour enfants. Sa longévité lui a permis d’aborder tous les
genres à la perfection et surtout les ballets (Petrouchka, Le sacre du Printemps, Pulcinella, Jeux de Cartes...) et de tâter à la fin de sa vie au sérialisme déjà évoqué le 6 mars
dans ce blog érudit. Il est le seul grand compositeur à avoir enregistré
lui-même et avec talent (c’est rare) l’intégralité de son œuvre. Un coffret
de 22 CDs inestimable et toujours disponible.
Et puis le compositeur russe en cette année 1913 va révolutionner la musique en recourant pour "Le Sacre" à la polyrythmie abandonnée depuis le moyen-Âge !? C’est parti.
29 mai 1913 : Théâtre des champs Élysées, un beau scandale, une Sacrée soirée …
De 1909 à 1929, chaque année la compagnie «des Ballets Russes » se produit
à Paris, le clou de la saison dans le domaine de la Danse. Pour le boss,
Diaghilev, et son premier danseur vedette Nijinski (qui est
aussi son amant, pour le people), un seul objectif : du nouveau ! Il fait
appel aux plus grands noms pour ses créations : Debussy (premier
scandale avec l’érotisant "Prélude à l’Après-midi d’un Faune"),
Ravel, Fauré, R. Strauss pour la musique, et Picasso, Derain, Matisse, Roerich
pour les décors et les costumes : le Top artistique de l’époque.
Stravinsky, fort des succès de Petrouchka et de
l’Oiseau de feu en 1911, mijote une idée depuis deux ans. Il a
en tête la composition d’un ballet inspiré de rites païens russes.
L’argument : à l’éveil du printemps, rituellement, les anciens organisent
une cérémonie pendant laquelle une jeune vierge est sacrifiée au dieu de la
fertilité de la terre. Freud où es-tu ? il risque aussi le tout par une
composition musicale démente. Entièrement polyrythmique, la partition est un
défi, une plongée dans l’inconnu. L’orchestre est titanesque, les cordes
réparties en sous-groupes, les bois sont par 5 avec des musiciens qui
doivent changer d’instrument en cours de route, une vingtaine de cuivres et
une armée de percussionnistes. A l’issue de 30 répétitions nécessaires pour
apprivoiser l’apocalypse symphonique (assurées par le grand et jeune Pierre
Monteux), c’est la première !
La création :
Le soir du 29 mai, dès les premières minutes, la salle s’agite, deux clans
s’affrontent ! Les uns vocifèrent, incapables de suivre la musique et sa
rythmique diabolique. Les autres gueulent sur les premiers pour savourer
dans le silence cette innovation. Les danseurs n’entendent plus les passages
piano. On éteint la lumière plusieurs fois pour tenter de rétablir le calme.
Rien n’y fait. Le vacarme perdure et le spectacle dégénère en merdier total.
Stravinsky quitte la salle et déprimera 6 semaines réfugié dans une
clinique. Il ne connaissait pas encore la réplique d’Audiard « Les cons, ça
osent tout, c'est même à ça qu'on les reconnaît ». En 1914, reprise de
l’ouvrage, succès incroyable, Stravinsky est porté en triomphe ! Comprenne
qui pourra !! Il existe 50 chorégraphies à ce jour !
Le 24 février 1961, lors d’un concert de Johnny, le Palais des Sports ressort ruiné (400 fauteuils flingués). Moralité : même en Classique on se marre bien… surtout un certain 29 mai 1913… et le cas n’est pas isolé.
Le coin du musicologue :
La polyrythmie, c’est simple. Utilisée depuis la nuit des temps en Afrique et en Orient
lors des fêtes : un rythme pour frapper dans les mains, un autre sur des
tamtams, un troisième pour des psalmodies. Curieusement, depuis 600 ans, la
musique savante occidentale s’interdisait l’utilisation de cette technique.
Stravinsky jette le pavé dans la mare et inaugure à sa manière le XXème
siècle. Le rock progressif et les danses latinos l’utiliseront
également.
MUSIQUE ET DISQUES
J’ai retenu une sélection de six enregistrements marquants de la
discographie pléthorique. On pourrait ajouter Stravinsky par lui-même, son
disciple Robert Craft et Michael Tilson-Thomas à Londres, et quelques
autres. Mais dans ce choix, on retrouve trois grand chefs qui ont gravé deux
fois l’œuvre avec de 13 à 24 années d’écart, la jeunesse et la maturité. Ce
n’est jamais sans intérêt de regarder l’évolution de style et de conception
de chacun.
Dorati 1959 :
Le jeune chef hongrois réfugié (qui enregistrera considérablement – 600
disques) dirige l’Orchestre de Minneapolis. Rien de mieux que les phalanges
made in USA sans pathos pour interpréter cette musique volcanique. Dorati,
en moins de 30 minutes, le son Mercury aidant, nous jette vivant dans le
sacrifice. La version la plus féroce imaginable, le chef nous transporte de
la Russie vers l’ile de King Kong en 1933. Les Hard-Rockers pourront aimer
!
Dorati 1983 : Antal Dorati signe son dernier disque (il meurt en 1988), toujours un orchestre américain, celui de Détroit. Le trait s’est assagi, l’ambiance se veut lascive, la poésie retrouve ses accents slaves. C’est plus classique, mais tellement articulé, que la richesse de la partition apparait mieux qu’en 1959. Une évocation enchanteresse et âpre de ce conte primitif. Dorati prend son temps pour aboutir à la violence évidente et implacable du Sacrifice.
Karajan 1964
: Attendu au tournant par Stravinsky, qui ne conçoit pas son "Sacre"
interprété par un Orchestre teuton aux sonorités onctueuses et au legato
romantique, le maestro surprend. Karajan est aux antipodes de l’approche
cataclysmique de Dorati à Minneapolis. Il adopte la « sexe attitude ». Les
premières notes se font affectueuses, les protagonistes s’éveillent
amoureusement. La machinerie bien huilée de Berlin propose un « Cortège du
Sage » tropical avec des contrebasses exhalant un érotisme latent.
Stravinsky n’adhère pas mais le public oui.
Karajan 1977
: à 70 ans, le chef autrichien est au fait de sa gloire (discutée). La durée
reste absolument inchangée (34’ 45’’). Karajan aborde la partition avec un
sens de l’analyse plus aigüe. Cette finesse, ce souci du détail, donnent une
vision moins hiératique mais en rien statique. Les couleurs de
l’orchestration de Stravinsky gagnent en magnificence. La fluidité du
discours perd en volupté ce qu’elle gagne en sensualité. Karajan joue la
carte de l’interprétation de concert : sauvage et contrôlée. Une conception
plus mature qu’en 1964. Stravinsky aurait-il aimé cette seconde mouture ?
Boulez 1969 :
Boulez, l’homme de Stravinsky, qui avait gravé le ballet en 1963 pour le
cinquantenaire. Le chouchou du maître au crépuscule de sa vie. Boulez, c’est
la précision absolue, l’analyse note par note, aucun pathos, pas de rubato.
Cette liste suggère l’ennui et la froideur. Et bien non ! L’introduction aux
bois propose le phrasé d’un éveil, d’une nature qui renaît du sommeil en
s’étirant. L’équilibre souverain entre les pupitres de l’orchestre de
Cleveland, encore un ensemble yankee, nous entraine dans une aube lumineuse,
les pizzicati de transition avec « Augures printaniers — Danses des
adolescentes » distillent le mystère. Nous sommes bien à l’aurée d’une
journée de rituel, d’énergie vitale et archaïque, le pas des sages est
lourd, il y aura bien sacrifice.
Boulez 1991 :
22 ans plus tard, nouvel enregistrement, toujours à Cleveland. Boulez dirige
en orfèvre, ordonne l’équilibre, assume le règne de la musicalité absolue.
Audiophiles, à vos lecteurs ! Oui, mais le maître nous rappelle qu’en Russie
les printemps peuvent être frisquets… C’est immense ! Or, le soupçon de
barbarie attendu paraît cruellement absent. Une prouesse orchestrale sans
égale, mais l’ambiance aseptisée semble ni printanière, ni charnelle. Une
ultime conception qui a partagé les mélomanes, suivant affinité.
Difficile de conclure. Pour les deux versions Karajan, la première, plus
primitive, aura ses adeptes ; la seconde est plus raffinée mais moins
farouche. Les deux couplages (Bartók / Prokofiev) sont des must du chef
allemand, on pourra hésiter entre une 5ème de Prokofiev de référence ou un
concerto de Bartok lumineux. Heu, j’aide là, ou pas ?
Boulez en 1969 comme en 1991 domine totalement la partition, mais
parvient-il à la transe de mort de Dorati en 1959 ? Bon, s’il fallait en
désigner une : Boulez 1969 facile à trouver. Pour les amateurs de sensations
fortes : Dorati 1959 dans un coffret anthologique de 5 CDs tous surprenants,
dont une magnifique 5ème de Prokofiev. En mode concert : Boulez 1991 ou
Dorati 1983 avec chacune l’Oiseau de Feu intégral.
Vidéo : le ballet dans sa quintessence. Je passe la parole à Maggy Toon, danseuse à ses heures :
Quand la chorégraphie rejoint le génie innovateur du musicien… Cet extrait de la création d’Angelin Preljocaj (commande du chef Daniel Barenboïm), « Action rituelle des ancêtres et Danse sacrale, sacrifice de l’élue », montre des danseurs totalement habités du sujet. Concernant la jeune fille élue, dans le final, vous noterez d’abord des pas très classiques, qui vont petit à petit dégénérer en danse tribale, danse de possédée conduisant l’adolescente épuisée à se donner, enfin, à la terre qu’elle doit nourrir. Magnifique ! Grand bravo à la danseuse, la japonaise Nagisa Shirai, scupturale, termine nue sa dans barbare. (Accord parental souhaitable, son à fond, voire écoute au casque… )
Et pour terminer épuisé, les six interprétations commentées : Dorati I
& II, Karajan I & II et enfin Pierre Boulez I & II.
Mes connaissances en matière de musique classique se situant aux alentours du degré 0, je dois toute fois admettre et reconnaître que c'est bien par l'intermédiaire d'artistes (le plus souvent des guitaristes) Hard et Metal que cette musique est parfois parvenue jusqu'à moi. Le suédois Yngwie Malmsteen en étant l'une des plus flagrante représentation. Un groupe tel que feu Savatage (plus tard le Jon Oliva's Pain) a été l'un des tout premier groupe, dans cette catégorie, à oser mêler ces 2 genres en apparence si opposés.
RépondreSupprimerLe géant Progressif Yes a lui aussi oeuvré dans ce sens, intégrant carrément a sa musique un orchestre philharmonique de 40 musiciens (voir mon article sur ce blog).
Une chose m'a toujours un peu chagrinée. Pourquoi la plus part des pochettes de disques de musique classique sont-elles aussi austères, ou dénuées de tout sens esthétique ?
J'ajoute que j'étais allé écouter et voir "casse noisette" à l'opéra bastille l'an passé (Noël 2009) et que cela restera un souvenir extraordinaire, gravé en moi pour l'éternité.
RépondreSupprimerJ'ai acheté et reçu vendredi l'album de Yes "Symphonic Live" sur une idée de Christian confirmée par ton article. Ecellent surtout pour émerger le matin. Les musiciens du goupe assurent un dialogue concertant avec l'orchestre grâce à une technique sans faille… Même un petit air inspiré d'un concerto pour Madoline de Vilvadi. Un bon musical de 300 ans.
RépondreSupprimerIl n'ya pas de mystère : des idées et du travail, du travail, encore du travail. Le concept "grande musique" n'a pas de sens, car cela sous-entendrait qu'il y en a « une petite », elle est bonne ou mauvaise. 0 clivage, point Barre.
Pour "Casse noisette" : le disque Orchestre du Kirov – Valeri Gergiev n'a pas d'équivalent : clarté, vivacité, dégraissage absolu, tu revivras ta soirée de 2009 !
Pour les pochettes, c'est vrai, mais je n'ai pas de réponse. La pochette Karajan 2 est assez sympa.
RépondreSupprimerCela dit, pourquoi un plongeon de haut vol pour Boulez 2 ? Là je dois avouer : mystère complet d'un graphiste peu (pas) inspiré...
La pochette que tu as retenue pour illustrer Karajan II correspond en fait à celle du 33T original consacré à Prokofiev :-) et pas du tout à celle du Sacre du printemps, que l'on peut trouver ici :
Supprimerhttp://www.qobuz.com/fr-fr/album/stravinsky-le-sacre-du-printemps-apollo-berliner-philharmoniker-herbert-von-karajan/0002894159792
Oui c'est vrai. Dgg a réuni le Sacre édition II et le célèbre enregistrement de la 5ème de Prokofiev sur un seul CD et a fait le choix en faveur de ce dernier pour l'illustration.
SupprimerD'ailleurs sur une réédition économique du Sacre I, on trouve en complément le concerto pour orchestre de Bartók contemporain de cette première gravure du ballet de Stravinski. Une très belle pochette d'ailleurs : http://www.amazon.fr/Bartok-Orchestra-Herbert-Von-Karajan/dp/B00H9N3EZO
Mystère des choix des jaquettes des compilations de LP en CD... :)
"Magnification" de ce même Yes est donc fait pour toi, c'est une certitude.
RépondreSupprimerJ'avais oublié que Steve Wilson lui aussi avait intégré un orchestre philharmonique dans la partie centrale du troisième titre de son album solo "Insurgentes". Si tu ne l'as pas encore écouté, tu ne tarderas pas à le découvrir.
Merci pour l'info concernant "casse noisette". Quel spectacle magnifique. J'ignore si il existe un équivalent en DVD.
PS: La danseuse est splendide, et j'imagine combien il ne doit pas être facile de se livrer de la sorte devant un public. Sacré challenge !
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