mercredi 4 juin 2025

THIN LIZZY " Renegade " (1981), by Bruno



   Rien ne va plus chez le quatuor irlandais le plus célèbre de la fin des années soixante-dix. Les conneries et les départs commencent à suffisamment se cumuler pour leur porter sérieusement préjudice. Alors que ce groupe semble avoir toutes les qualités requises pour se placer sur un piédestal olympien, régnant - non pas seul mais avec partage, sur la planète heavy-rock, et même au-delà -, les ventes d'albums déclinent tragiquement. Ce n'est pourtant pas le talent qui manque, mais la vie assez dissolue des musiciens est un boulet qui empêche le groupe de gravir les monts escarpés du succès. Pire. Son poids fait redescendre le groupe vers quelques à-pics glissants où la chute pourrait être fatale. Escarpements rocheux où pullulent, tapis dans l'ombre, de multiples entités démoniaques sans visage, communément nommés "critiques", "chroniqueurs" ou "pigistes" 😁. Du genre pas commode et sadique, se faisant fort de broyer par leurs mots de pauvres hères ; de ruiner une carrière que des 
troubadours naïfs et poètes hallucinés espéraient candidement avoir pérennisée. Car, oui, à ce moment là, Thin Lizzy, en dépit d'une suite d'excellents albums, se retrouvait au bord du précipice. A la merci d'une presse qui semblait se délecter de ses nombreux déboires, exagérant parfois les faits, et s'appliquant à massacrer albums et prestations. Lynott et même Robertson ont d'ailleurs été un sujet de choix pour les tabloïdes anglais.

    Probablement que sans un public fidèle et quelques journalistes remuant ciel et terre pour maintenir le groupe à flot, - ou simplement le faire découvrir -, Thin Lizzy se serait déjà fracassé. 


   Alors que Phil Lynott avait fortement réprimandé Brian Robertson pour son manque de sérieux mettant en péril le groupe, lui-même est si embourbé dans ses addictions, qu'il adopte un comportement lunatique, alternant entre périodes de dilettante et d'autres proches du despotisme. Ce qui finit par irriter tout le monde. Maison de disques et management compris. Nombreux sont ceux de l'entourage proche du groupe, staff compris, qui témoigneront alors d'une "gestion" plus artisanale que professionnelle. C'est en partie ce qui a décidé Gary Moore , exaspéré par la conduite de son ami, de ne pas s'éterniser. Après avoir réintégré le groupe, participant au magistral "Black Rose", il préfère, une fois encore, s'éclipser. Laissant ses amis mettre en péril leur carrière et leur santé. 
Ingérable et imprévisible Phil Lynott, alors autant capable de pousser et soutenir le groupe pour une prestation mémorable, que de plomber l'ambiance et pourrir un concert. Conscient de son état, il tente à maintes tentatives de s'extraire de ses addictions, pour le groupe, pour son épouse, pour sa fille.  Mais rien n'y fait et, doucement, il continue à s'enfoncer.

     Malgré tout, il parvient encore à s'en sortir, à rester debout, actif. Ainsi, après le départ de son pote Gary Moore, il ne désespère pas. Au contraire, il s'active pour maintenir le rafiot à flot, bravant tempêtes et récifs. Autrement dit, il se fait violence pour affronter les doutes, les mauvaises critiques et les premiers signes d'une santé désormais déclinante. C'est même l'occasion de se remettre en question, de goûter et de s'essayer à de nouvelles tonalités - c'est aussi l'époque où Lynott se lance parallèlement dans une carrière solo. 

     Finalement, en 1979, le groupe intègre un élément assez éloigné de son univers : Midge Ure, alors plus connu pour son passif pop-rock et plus particulièrement au sein des Rich Kids, groupe punk (avec l'ex-Pistols, Glen Matlock) qui annonçait déjà le tournant "New Wave". Un groupe sympa, assez talentueux même, sachant trousser des chansons souvent entre punk rigide et pop musclée - pré-Green Day ?. Nombreux sont ceux alors qui pensaient que son incorporation était le signe que Lizzy avait entamé son déclin. D'autant que le look de Midge était éloigné de tous les standards  (des clichés) de groupes à guitares de la décennie, généralement plus marqués encore chez les "combos heavy". (2) De toutes façons, l'Ecossais n'est pas dans son élément et, même s'il dira avoir apprécié les tournées avec Lizzy, il part pour arpenter d'autres chemins. Exceptionnellement, le groupe est à un moment réduit à effectuer une tournée en trio - ce qui n'a pas déplu pas à Scott Gorham.

     Phil finit par jeter son dévolu sur un musicien de studio, premier anglais de la formation : Terence Charles White, plus connu sous le patronyme de Snowy White, qui s'est fait un nom (grand mot) en accompagnant Pink Floyd pour seconder David Gilmour lors des tournées de 1977 et de 1978. Puis, plus récemment, pour avoir secondé Peter Green pour son discret retour discographique, "In The Skies" de 1979. On le retrouve aussi sur l'album solo du claviériste du Floyd, Rick Wright. Jusque là, rien de franchement "heavy". Ce qui inquiète sérieusement les fans de Thin Lizzy. Son attitude plutôt statique et timide sur scène ne rassure pas. Une attitude quasi statique qui lui sera continuellement reprochée, tout le temps de sa période "Lizzy". Cependant, les albums, quoi qu'on en dise, restent de très, très bonne facture.


    Cependant, si commercialement, "Chinatown", assez carré et heavy, poussé par l'excellent single "Killer on the Loose", et dans une moindre mesure par la chanson éponyme, réussit suffisamment son coup pour satisfaire les pontes de la maison de disques, 
le suivant, "Renegade", est loin de rassasier leur appétit cupide. Même Snowy White y trouvera à redire, regrettant l'importance croissante des claviers. Etonnant de la part d'un gars qui a accompagné deux ans Pink Floyd et qui, par la suite, va entamer une longue carrière solo ancrée dans un Blues-rock raffiné... rarement dépourvu de claviers. 

     Avec ses chiffres de ventes relativement décevants, "Renegadefait partie des albums du groupe, avec "Bad Reputation" et les deux premiers, à ne pas avoir eu droit à une édition "De Luxe" - avec deux CD. Une injustice.

     Pourtant, cet album est loin d'être mauvais, au contraire. Certes, on pourrait lui reprocher d'être (peut-être) quelque peu décousu, comme si Lynott, dans son insatiable soif de découvertes, de nouvelles et saisissantes vibrations, ouvrait au hasard de multiples portes ; par simple curiosité, par envie d'expérimentations ou dans l'espoir d'un nouveau déclic. Bien que, depuis ses débuts, le groupe ne soit jamais restreint à une recette spécifique, à un chemin rectiligne, ces "expérimentations" déplaisent à une frange du public et de la presse. D'ailleurs, les deux albums solo afficheront des ventes décevantes par rapport à celles de Lizzy - sachant que le premier, "Solo in Soho", le "plus vendu", a profité d'une pléiade de musiciens connus et d'un premier titre (et single) très "Lizzy" qui a brouillé les pistes (avec notamment un clip présentant carrément le groupe, Thin Lizzy, au complet).

     Un accueil partiellement froid, peut-être en partie dû à l'apport de claviers, dont l'importance a parfois été considérablement exagérée par la presse. Il est vrai qu'à l'époque, dans l'imaginaire des intéressés, les claviers étaient synonymes de "FMisation", et/ou affiliés à une New Wave généralement considérée par les "rockers" comme étant quelque chose de rigide, de froid et synthétique. Voire de déshumanisé. Plutôt tolérés, ou plus, pour les groupes de Blues / blues-rock et de progressif, l'adjonction de claviers dans un groupe de heavy était alors généralement jugée comme un acte de (haute-) trahison. C'était la preuve qu'une quelconque formation avait cédé aux pressions de la maison de disques, ou qu'elle était appâtée par le chant des sirènes des radios (américaines) - et leur théorique retombée financière (3).    

     Cependant, il y a un monde entre le rock dit "FM" et cet album. C'est même assez éloigné de groupes tels que Rainbow, Uriah Heep ou Magnum (pour rester dans le giron du Royaume-Uni), les guitares restant maîtresses des lieux. Les claviers sont généralement utilisés par Lizzy pour poser une toile de fond, comme l'acteur subliminal d'un climat, ou plus prosaïquement pour épaissir l'orchestration, le son. Ce qui n'empêche pas les claviers d'ouvrir l'album en plantant un décor de désolation post-apocalyptique, dans lequel virevolte avec majesté un être ailé aux yeux de braise, passant au dessus des champs de destruction pour se repaître des souffrances et des peines (ça sent la bonne série B de ces années-là).  En dépit de ses nappes de synthés, "Angel of Death" entrouvre la porte - non pas au "Hard FM", mais à un heavy-metal sombre et classieux. Pour un morceau pessimiste, désabusé. Lynott étant féru d'histoire, certaines de ses chansons portent un sombre regard sur l'homme et son éternel soif de conquête et de violence. 


   C'est un très jeune
 Darren Wharton qui tient les claviers. Déjà dans la troupe depuis l'album précédent, il n'avait pas encore dix-huit ans lorsque Lynott l'invite à intégrer sa bande. Mais il restait alors, même sur scène, dans l'ombre - à l'essai. Désormais, selon l'impératif souhait du leader, il fait partie intégrante de la troupe. Et si, illégitimement, il n'apparaît pas sur la pochette de "Renegade", c'est juste à cause des lubies fallacieuses de Vertigo Records qui estime que, pour le verso, quatre loustics brandissant un drapeau rouge (d'obédience communiste, ce qui n'a pas dû être du goût des vendeurs et d'une frange du public américain - et une possible répercussion négative sur les ventes) en jetait plus qu'avec un cinquième planté au milieu (4).

     "Angel of Death" est le seul morceau auquel Wharton participe à la composition - il se rattrapera largement avec le suivantPour le reste, les claviers demeurent assez discrets, souvent absorbés par le duo de guitares. Ce n'est que sur la fin, pour les deux derniers morceaux, qu'il s'impose à nouveau, modestement, sans effusion. Sur le mal aimé "Mexican Blood", aux vagues intonations chicanos - où on ose même quelques notes de marimba -, et sur "It's Getting Dangerous" ... Deux morceaux qui s'enchaînent pour un final en apothéose. Deux pièces à l'émotion à fleur de peau, portées par le chant inspiré et habité de Lynott, sachant ponctuer d'intensité et de tonalités ses mots pour leur donner vie et du sens. Il semblerait que jamais jusqu'alors, le métis n'avait osé autant s'impliquer dans le chant, au point de laisser remonter à la surface ses faiblesses. Ainsi, le sujet flou de "Mexican Blood" - une vague histoire de sang chaud, d'une jeune mexicaine attirant les regards, d'un mexicain amoureux et jaloux, et d'un ('ros) vilain cow-boy - prendrait presque avec Lynott des allures de drame shakespearien.  ("he was a cow-boy's boy, he was the LAW. He was out looking for someone. That night, he rode into town. The Mexican boy tried to gun him down" )

     La chanson éponyme, co-signée avec White, révèle aussi de nouvelles couleurs, sur une palette déjà bien fournie. Déchirée entre mélodie funeste et spleen, ce serait presque une fusion du lyrisme de la fine Elisabeth avec, dans le fond, le heavy-blues poisseux et désabusé de Free. Histoire d'un inadapté cachant derrière une carapace d'apparat, de "bad boy", une fragilité nourrie de souffrances psychologiques, de profondes blessures cachées ; un asocial espérant malgré tout pouvoir être compris et apprécié, sans devoir se cacher derrière une fausse personnalité. Chanson probablement autobiographique, qui pourrait être l'appel à l'aide d'un homme perdant pied, qui ne parvient pas vraiment à s'insérer, ou à s'épanouir en société. "Il n'est qu'un garçon qui a perdu son chemin, juste un garçon"

     Et au milieu de tout bon album de Lizzy, forcément, il y a toujours du bon heavy-rock ; du genre jamais foutraque, bravache ou braillard. Les fameuses "twin guitars" rejaillissent avec brio au sein d'un "The Pressure Will Blow" qui réveille l'esprit du magistral "Jailbreak" - pendant que Darren se fait discret, se fondant parfois dans le duo White-Gorham. Sur "Leave This Town", elles relèvent le col, bombent le torse et prennent sans complexe des accents de boogie fumant, de heavy-blues texan. Tandis que pour "Hollywood (Down on Your Luck)" - petite critique, pas bien méchante, du monde impitoyable du cinéma américain - (unique single de 1982), qui va devenir un incontournable scénique, elles montrent les dents, se pavanant dans un hard-rock assez "classique-classieux", sans excès. Tandis qu'avec "No One Told Him", une fois encore, Thin Lizzy donne une leçon à tous les apprentis - ainsi qu'aux "confirmés" - rockers. Prouvant qu'on peut être franchement "rock", robuste, viril, heavy, tout en gardant une trame mélodique, voire lyrique. Trouver un juste équilibre, sans tomber dans le sirupeux ni dans le tapageur. 

     Hélas, l'album traîne un maillon faible, un intrus : "Fats", que Lynott aurait dû logiquement échangé avec "Dear Miss  Lonely Heart" (avec Thin Lizzy au complet) ou "Ode to a Black Man" (avec Huey Lewis à l'harmonica et Gorham) de son "Solo in Soho". Si seulement... (soupirs) Certes, une pièce intéressante, en hommage à Fats Waller, qui ne manque pas d'attrait, mais désarçonnante, dénotant totalement avec l'ensemble du disque - même si ce dernier est quelque peu éclectique.

     Fort heureusement, une fois passées les tornades brassées par la NWOBHM, doucement, mais sûrement, cet album est revenu en grâce, jusqu'à - pour certains - se hisser parmi les meilleurs du groupe.


Side one

Titre

1."Angel of Death"P. Lynott, D. Wharton6:18
2."Renegade"Lynott, S. White6:08
3."The Pressure Will Blow"S. Gorham, Lynott3:46
4."Leave This Town"Gorham, Lynott3:49

Side two

Titre
5."Hollywood (Down on Your Luck)"Gorham, Lynott4:09
6."No One Told Him"Lynott3:36
7."Fats"Lynott, White4:02
8."Mexican Blood"Lynott3:40
9."It's Getting Dangerous"Gorham, Lynott5:30


(1) Midge Ure reste probablement plus connu pour son travail au sein d' Ultravox, qu'il a rejoint en 1979 ; en remplacement du chanteur John Foxx et du guitariste Robin Simon.

(2) à peu près au même moment, Graham Bonnet en avait fait sérieusement les frais, en étant un sujet d'opprobre de la part de la presse, du public et même de certains musiciens (dont Blackmore). Plus tard, c'est Clapton qui a été pris à parti parce qu'il jouait désormais en costard (comme bon nombre de bluesmen, non ?) et faisait régulièrement entretenir sa tignasse chez le coiffeur...

(3) Si effectivement au crépuscule des années 80, cela a été bien souvent le cas, notamment pour des formations qui s'essoufflaient, en faisant ce "choix", une majorité s'est ramassée. Un tournant maladroit qui a coûté leur carrière à la plupart.

(4) C'est aussi la première pochette non réalisée par Jim Fitzpatrick depuis l'album "Vagabonds of the Western World" de 1973. Fitzpatrick avait pourtant réalisé une première ébauche, une scène de désolation, en se basant sur "Angel of Death". Chanson qui initialement, devait baptiser le onzième - et avant-dernier - album studio de Thin Lizzy.



🎶🚩♣ ☘

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💢 Black Star Riders (avec Scott Gorham)  👉 "All Hell Breaks Loose" (2013)
💢 Brian Robertson 👉 "Diamonds and Dirt" (2011)

3 commentaires:

  1. Olala comment tu y vas !!!! Je m'insurge ! Non seulement Fats n'est pas un instrumental, mais c'est en prime un morceau parfaitement réussi, preuve supplémentaire s'il en est besoin de l'éclectisme génial du groupe. Non, mais oh, hé ! )))

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    1. ho, ho, ho 😁 Je n'ai pas "parlé" d'instrumental, mais d'intrus. 😉
      Mais ce que je voulais exprimer, ce n'est pas que ce serait un mauvais morceau, mais juste que, à mon sens, perdu un peu au milieu de la seconde face, il dénote.
      Même Darren Wharton trouvait qu'il n'avait pas vraiment sa place sur l'album. Mais il n'aimait pas trop aussi "Mexican Blood"... et pourtant...
      D'un autre côté, effectivement, avec "Fats", le groupe se démarque, une fois de plus, de ses collègues par un bel éclectisme - qui va d'ailleurs trop souvent défaut dans les années 80 (pour les groupes du genre heavy). Cela faisait partie de la magie, du charme de Lizzy.

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    2. Ta mauvaise foi te fait honneur ))

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