BRUCE SPRINGSTEEN - Concert à Lille, stade Pierre Mauroy (24/27 mai 2025) par Benjamin
«
L’esclavage n’a pas été aboli, il a été étendu à toute la
population » Bukowski.
Avant de rendre compte d’un concert, il
faut s’attarder quelques peu sur l’artiste et son œuvre. Bruce
Springsteen est l’union de la révolte et de la rédemption, le
héro d’une époque où la musique progressait sans se couper de
ses racines. Le Dylan électrique avait provoqué un tel scandale,
les tenants du traditionalisme le plus stérile le combattirent avec
une telle hargne, qu’il fallut un peu de temps pour tous actent la
naissance du folk rock. Sans doute le début de la carrière de
Springsteen aurait il été plus tranquille si, au lieu de se
présenter à sa première audition accompagné d’une simple
guitare sèche, il avait amené son E Street Band pour jouer un
rock’n’roll simple mais fiévreux. Au lieu de ça, il s’assit
devant les producteurs le cheveux et la barbe hirsutes, avant de
laisser quelques arpèges souligner la grâce romantique de « It’s
hard to be a saint in the city ».
Jeune troubadour sorti de
nulle part pour chanter ses récits kerouacquiens, celui que l’on
surnommera le boss fit penser à Columbia qu’elle tenait là le
nouveau Dylan. Comme lui, Springsteen écrivait son propre mythe, son
parcours ressemblait à ces grands livres où le vécu de l’auteur
est indiscernable de son imaginaire. S’il se battit ensuite pour
imposer son groupe à un label voulant en faire un nouveau héro
folk, le chanteur se montra par la suite aussi poignant dans le
registre acoustique que dans l’électrique.
Avec lui, les notes
étaient indissociables des mots, le rocker se faisait poète et
choisissait sa lyre en fonction de l’habillage nécessaire à ses
récits. La plupart de ceux-ci eurent la teinte grisâtre de ces
décors urbains où se jouaient les vies du petit peuple américain.
Les personnages chantés par le bon Bruce sont de pauvres insouciants
pris dans le piège de la vie, des hommes tentant de garder espoir en
payant le prix de leurs erreurs, des malheureux aux prises avec un
destin qu’ils maîtrisent si peu.
N’allez pourtant pas croire que
tout cela n’est que jérémiade, apitoiement et fatalisme,
comprendre la dureté du monde ne revient pas à le laisser nous
détruire. Pour tout représentant d’un petit peuple sachant encore
souffrir dignement, Springsteen fut un guide et ses paroles des
avertissements autant que des incitations à ne pas abdiquer. Ce matin
là fut de ceux où les éléments semblaient se liguer pour
assombrir l’humeur du marcheur le plus optimiste. Parant le ciel
d’un sombre duvet gris et menaçant, les nuages formaient avec le
béton une harmonie cafardeuse. Nous marchions alors, mon
accompagnateur et moi, vers le stade, croisant au passage quelques
fiers représentants d’une jeunesse nihiliste. Les joggings sans
forme succédèrent ainsi aux coiffures excentriques, dont
l’absurdité fut parfois souligné par les colorations aussi
criardes et vulgaires que les tags les plus hideux.
A travers ce genre d’hommes, l’époque
affichait son idéal, celui d’une société où la consommation des
choses les plus futiles aura eu raison des désirs nobles et de la
culture des peuples. Nous ne voulions pas croire ce jour là que le
monde se résumait à ce triste tableau, nous marchions avec
l’assurance de ceux qui sentent que l’espoir est au bout du
chemin.
Lorsque l’amoncellement des fans remplaça le flux hasardeux
des badauds, l’aura de leur joie impatiente donnait déjà une
certaine luminosité à ce décor morose. Sur les torses de ces
visiteurs, la photo du bon Bruce trônait tel l’emblème d’une
nation éphémère. La file fut longue, il fallut accepter d’être
palpé et ouvrir nos sacs devant des vigiles au regard austère. La
sécurité a un prix paraît-il, ce prix est de nos jours payé par la
réduction des libertés des braves gens. Nous n’étions pourtant
pas au milieu des hordes sauvages de la non-culture moderne, si une
violence devait advenir aujourd’hui elle ne viendrait pas de nos
rangs. Installé dans le stade, une légère morosité m’assaille
devant cette masse inhumaine et la froideur de ce décor de ciment et
de béton.
Nous nous installons donc avec une avance de quelques
minutes qui me sembla une éternité, mes pensées se succédant et
s’entrechoquant à une vitesse assommante. Je me demandais comment
notre homme parviendrait à donner de la grandeur et de la beauté à
un décor aussi laid et vulgaire. Ce genre de question, Springsteen
dut se la poser quand il commença à tourner dans les stades. Ce
dôme dans lequel ne se reflétait aucune préoccupation esthétique
fut avant tout fait pour maximiser les profits du show business. Me
voilà donc devenu un client parmi d’autres, une fourmi dans la
fourmilière, de la chaire à spectacle.
Puis les lumières
s’éteignirent, le décor honni disparut rapidement par la magie du
rock’n’roll, qui raisonna alors avec une grandiloquence
insoupçonnée. Je ne me risquerais pas ici à faire un compte rendu
chronologique, la mémoire est une machine erratique et les souvenirs
des trésors si fragiles. Contrairement à certains entrepreneurs, je
ne rêve pas de faire de mon cerveau une base de données exhaustive
dans laquelle je pourrais retrouver chaque événement de ma vie dans
ses moindres détails. Ce qui fait le charme de nos souvenirs, c’est
justement les natures erratiques et incomplètes. Corrigés ou
quelques peu altérés par nos émotions du moment, ils vivent en
nous pour continuer à éclairer notre présent.
A l’heure où
j’écris ces lignes, un flot d’images défile devant moi dans un
courant aussi désordonné que troublant. Il y a d’abord
l’ouverture sur « Land of hope and dreams »,
grand-messe que Springsteen ordonne d’une voie troublante de
fragilité. Pas de « one two » tonitruant ni de chorus de
bûcheron ici, l’homme a des choses à dire et il fait appel à la
solennité d’une mélodie mystique pour porter ses paroles. Je
comprends alors ceux qui affirmaient que les titres studios du boss
n’étaient rien comparés à leur versions scéniques. Porté par
la chaleur d’une section de cuivre et culminant sur des refrains
scandés par des cœurs d’une troublante grandiloquence, cette
balade gravait dans les cœurs une joie émue qui ne s’effacera
plus.
Il est vrai que le titre fut introduit par « No
surrender », classique dont la puissance lyrique prépara bien
le terrain à une telle communion bluesgrass rock s’envolant vers
les sommets transcendants des chorales gospels. Et qu’importe si
notre homme s’égara ensuite sur le terrain du militantisme
politique, je préférais alors voir cet intermède comme une façon
de poursuivre un chemin sur lequel je ne demandais qu’à le suivre.
Ce que je voyais là, c’était encore le jeune idéaliste de « Born
to run », celui qui parcourait les routes avec un mélange de
crainte et d’espoir.
Au diable les pros et les anti-Trump ! Au
diable les chicaneries politiques et la morale ! Au diable cette
époque et ses basses préoccupations ! Ce soir là j’admirais
la grandeur d’un homme qui, qu’importe ses idées et ses
émotions, avait le courage et la force de les porter avec une
énergie électrisante. Je ne me demandais pas si ces idées étaient
justes où vertueuses, elles faisaient simplement partie de ce
romantisme springsteenien qui me fascinait. Bruce contre Trump,
c’était David contre Goliath, le romantisme retranscrit par la
force du rock’n’roll. Plus qu’une harangue politique, ces
intermèdes rageurs m’apparaissaient comme un nouveau chapitre de
sa légende.
Springsteen fait partie de ces êtres chez lesquels le
réel se mêlait au fictionnel, la lecture de Steinbeck et sa
jeunesse prolétarienne gravèrent en lui une profonde empathie pour
les sans grade et une colère viscérale vis-à-vis des puissants.
J’ai beau me sentir plus proche des idées d’Ayn Rand et Barres
que de celles de Steinbeck et Marx, ce misérabilisme épique
m’emporta corps et âme. Ce soir là, même la bluette un peu
culcul « House of the thousand guitars » prit une ampleur
d’hymne dylanien. Le chanteur avait conquis la foule au point que,
lorsqu’il prit sa guitare sèche pour jouer sa bluette folk, 60000
spectateurs surexcités se turent immédiatement. Au même moment,
une horde barbare enfonçait les portes d’un stade marseillais pour
assister à un concert de rap, confirmant ainsi qu’il existe entre
l’amateur de rock et celui de rap une différence anthropologique
flagrante.
La colère springsteenienne culmina sur les percussions
rageuses de « Death to my hometown », son riff raisonnant
comme le pas rageur d’un petit peuple excédé. Poète des destins
brisés et de ceux luttant avec dignité, Springsteen acheva son
aparté militant par un « The rainmaker » où la chaleur
des cuivres, alliée au lyrisme des cœurs, entretenait le feu d’une
mystique poésie steinbeckienne. Si l’attente fait mourir, l’espoir
fait vivre, il désigne le courage de celui qui refuse de s’enliser
dans l’apitoiement et la passivité. Et le E Street Band de le
scander sur un refrain d’une puissance combative :
« The
dog in the main street howl, cause they understand, if I could take a
moment into my hand. Mister, I ain’t a boy, no I’m a man, and I
believe in a promised land ».
Puis vient le chorus de Clemmons,
rugueuse puissance aylerienne n’ayant rien à envier à la chaleur
cataclysmique du saxophone de son oncle. S’il l’était déjà au
début de sa légende, le E Street Band s’impose plus que jamais
comme le plus grand assemblage de musiciens de l’histoire du rock.
En introduction, Max Weinberg prouva qu’il comptait encore parmi
les grands batteurs bûcherons qui firent trembler les stades depuis
l’aube du rock’n’roll. Plus discret, le guitariste Steven Van
Zandt marqua le rythme avec une régularité et une bonhommie
rassurante. Il fait partie des survivants des grandes heures, celui
dont la voix se joignait à celle de Bruce sur certains refrains
depuis plus de cinquante ans. Ainsi unirent ils une nouvelle fois
leurs chants sur « Bobby Jean », hymne à l’amitié
perdue.
N’allez pourtant pas croire que ce
concert se résuma à un déchirant tire larme nostalgique,
l’optimisme du E Street Band illuminant même les mélodies les
plus sombres. Ainsi, la mélodies de « The river » berça
les cœurs et purifia les âmes, les passions tristes se dissolvant
au contact d’une tel splendeur folk rock culminant sur le
gémissement d’un harmonica faisant le lien entre les histoire
poignantes de Woodie Guthrie et celles des damnés de la terre
moderne. Difficile de décrire ce qui s’empare de vous devant une
telle musique, une incroyable force vitale s’instille en vous pour
vous donner l’impression de naître une nouvelle fois. Une telle
renaissance mérite une célébration puissante et primaire, un cri
du cœur tel que seul le rock et le blues peuvent en produire.
Dans le
flot chaotique de mes souvenirs m’apparaît l’image d’un Neil
Lofgren s’avançant au centre de la scène pour commencer une
grande improvisation blues. L’homme lutta héroïquement pour
maintenir la puissance de son boogie hookerien, subjugua la foule par
la force de son mojo durant des minutes qui parurent si courtes. En
voyant le E Street Band le rejoindre pour lancer « Murder
incorporated », Muddy Water lui-même aurait ressorti sa
fameuse phrase : « le blues a eu un fils et il se nomme
rock’n’roll ». Une joie orgiaque avait définitivement
conquis les esprits, une telle fête ne pouvant se passer de la
simplicité d’une pop légère. Ecrit d’abord pour les Ramones
« Hungry heart » fut repris en chœur par une foule
devenue une marée de mains se balançant de droite à gauche. Et mon
esprit dansa une gigue orgiaque au rythme de ce refrain doucereux, le E Street Band faisant sienne l’adage nietzscheen voulant que « il
faut avoir une grande musique en soit pour faire danser le monde ».
La musique de Springsteen est un avertissement autant qu’une
incitation à continuer à aimer la vie et à la célébrer. Vint
ainsi la ronde des classiques plus ou moins récents, qui s’ouvrit
sur l’hymne « Because the night », durant lequel Bruce nous gratifia d’un de ses électrisants chorus. Suivie la
prière gospel rock de « The rising », dont chaque
crescendo vous plongeait dans une allégresse vous soulevant le cœur.
La rage électrique de « Badlands » provoqua le même
genre de bonheur combatif, la puissance de ces célébrations nous
remettant en contact avec la beauté de l’existence.
« Poor
man want be rich, rich man want be king, and kind ain’t satisfied, Till the rules everything, I wanna go out tonight, I wanna find
out what I got ».
Ainsi redécouvrons nous l’âge d’or de la
poésie musicale springsteenienne, cri de l’homme face au vertige
d’une vie à construire. Ce sentiment de détresse combative,
Springsteen ne l’exprima jamais avec autant de justesse que sur
« Thunder road », son « Like a rolling stones »
à lui. Quelques notes de piano et d’harmonica se levèrent sur le
stade tel une douce brise printanière, la foule scanda le début de
ce poème musical avant que les guitares n’entrent dans la danse.
L’appréhension de cet homme se jetant dans l’épopée de sa vie,
c’est la plus grande sensation que puisse vivre un homme, celle qui
l’étreint lorsqu’il a encore tout à construire.
Les plus jeunes
y trouvent un réconfort face à leurs angoisses existentielles, les
plus vieux se remémorent des heures dures mais heureuses, avant que
le maître de cérémonie ne leur donne l’impression de renaître
par la magie du rock’n’roll.
A peine les dernières notes
éteintes, les lumières se rallument comme pour nous inciter à
retrouver la monotonie du quotidien. La foule applaudit alors, siffle
ou crie le nom du maître de cérémonie qui sourit avec la bonhommie
de celui qui se fait désirer en sachant qu’il ne tardera pas à la
récompenser. Il y eut donc cinq rappels introduits par la
grandiloquence de « Born in the USA » et le romantisme de
« Born to run ». Profitant du récit autobiographique de
« Tenth avenue freeze out », le E Street Band fit planer
les images des regretter Clarence Clemmons et Danny Federici au
dessus de son homérique performance.
Avant de terminer le concert sur
« Chime of freedom », Springsteen lança aux spectateurs
« Gardez ça dans le cœur quand vous sortirez d’ici ».
Me revient alors la réflexion terminant la nouvelle « Les
nuits blanches » de Dostoïevsky : « quelques
instants de bonheur suffisent à illuminer une vie ». Mon
accompagnateur et moi restâmes quelques secondes à applaudir après
le départ du groupe, espérant ardemment que ce final ne soit pas
définitif. Les musiciens ne revinrent malheureusement pas et, avant
de sortir, je fis danser mes précieux souvenirs sur cette scène
vide pour mieux les graver dans ma mémoire. Sortant de ce stade en
ayant l’impression d’avoir véritablement vécu pour la première
fois, je savais que s’était rallumé dans mon cœur un feu
optimiste qui n’était pas près de s’éteindre. A en juger par
les regards lumineux et les sourires de la foule sortant de la même
expérience, je n’étais pas le seul. Ces milliers de regards
émerveillés n’exprimaient alors qu’une seule pensée venue de
ces vies régénérés : Merci Bruce !
(Une première vidéo - amateur - issue du concert de Lille, deux autres filmées à Manchester trois jours plus tôt, de meilleure qualité)
Tiens, "Lucky Luc" a "délégué"... Il est vrai qu'il va nous faire demain un topo sur un autre héraut de l'Amérique, l'Amérique (je veux l'avoir et je l'aurai...)... "Même si la vie n'a pas de sens, qu'est-ce qui nous empêche de lui en inventer un ?"
Oui, c'est vrai 100 ou 120 euros pour des bonnes places assises mais quatre heures sans doute inoubliables... Un opéra de Wagner à Bayreuth c'est aussi 4 à 5 h, encore plus cher (350 euros) avec un risque assez élevé que les chanteurs ou le chef s'ennuient et ennuient !!!! Ca n'arrive pas avec le Boss d'après Luc... Un souvenir à t-il un prix ?
Springsteen sera ravi d'apprendre que ses fans partagent leur admiration entre Maurice Barrès et lui. Comme indiqué plus haut, le prix des places est problématique. Surtout pour entendre Max Weinberg, le plus mauvais batteur de l'histoire du rock (malgré une énorme concurrence) pendant 3 ou 4 heures.
superbe compte-rendu qui redonne foi dans le rock'n'roll à toute personne qui n'est pas convaincu que le rock peut donner sens à une vie...
RépondreSupprimerTiens, "Lucky Luc" a "délégué"... Il est vrai qu'il va nous faire demain un topo sur un autre héraut de l'Amérique, l'Amérique (je veux l'avoir et je l'aurai...)...
RépondreSupprimer"Même si la vie n'a pas de sens, qu'est-ce qui nous empêche de lui en inventer un ?"
On ne peut pas être partout, et puis je l'ai vu 15 fois sur scène, faut laisser la place aux jeunes... (mais qu'est ce que je regrette !!!).
SupprimerLe chanteur du peuple avec des places aux prix du 1%...
RépondreSupprimerOui, c'est vrai 100 ou 120 euros pour des bonnes places assises mais quatre heures sans doute inoubliables...
SupprimerUn opéra de Wagner à Bayreuth c'est aussi 4 à 5 h, encore plus cher (350 euros) avec un risque assez élevé que les chanteurs ou le chef s'ennuient et ennuient !!!! Ca n'arrive pas avec le Boss d'après Luc... Un souvenir à t-il un prix ?
Certaines choses n'ont pas de prix. Pour tout le reste, il y a Mastercard...
SupprimerSpringsteen sera ravi d'apprendre que ses fans partagent leur admiration entre Maurice Barrès et lui. Comme indiqué plus haut, le prix des places est problématique. Surtout pour entendre Max Weinberg, le plus mauvais batteur de l'histoire du rock (malgré une énorme concurrence) pendant 3 ou 4 heures.
RépondreSupprimerOui, c'est à tout le moins un "grand écart" (il n'a plus l'âge d'en faire sur scène, à son âge) idéologique...
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