jeudi 12 juin 2025

BRUCE SPRINGSTEEN - Concert à Lille, stade Pierre Mauroy (24/27 mai 2025) par Benjamin


«  L’esclavage n’a pas été aboli, il a été étendu à toute la population »
Bukowski.

Avant de rendre compte d’un concert, il faut s’attarder quelques peu sur l’artiste et son œuvre. Bruce Springsteen est l’union de la révolte et de la rédemption, le héro d’une époque où la musique progressait sans se couper de ses racines. Le Dylan électrique avait provoqué un tel scandale, les tenants du traditionalisme le plus stérile le combattirent avec une telle hargne, qu’il fallut un peu de temps pour tous actent la naissance du folk rock. Sans doute le début de la carrière de Springsteen aurait il été plus tranquille si, au lieu de se présenter à sa première audition accompagné d’une simple guitare sèche, il avait amené son E Street Band pour jouer un rock’n’roll simple mais fiévreux. Au lieu de ça, il s’assit devant les producteurs le cheveux et la barbe hirsutes, avant de laisser quelques arpèges souligner la grâce romantique de « It’s hard to be a saint in the city »

Jeune troubadour sorti de nulle part pour chanter ses récits kerouacquiens, celui que l’on surnommera le boss fit penser à Columbia qu’elle tenait là le nouveau Dylan. Comme lui, Springsteen écrivait son propre mythe, son parcours ressemblait à ces grands livres où le vécu de l’auteur est indiscernable de son imaginaire. S’il se battit ensuite pour imposer son groupe à un label voulant en faire un nouveau héro folk, le chanteur se montra par la suite aussi poignant dans le registre acoustique que dans l’électrique. 

Avec lui, les notes étaient indissociables des mots, le rocker se faisait poète et choisissait sa lyre en fonction de l’habillage nécessaire à ses récits. La plupart de ceux-ci eurent la teinte grisâtre de ces décors urbains où se jouaient les vies du petit peuple américain. Les personnages chantés par le bon Bruce sont de pauvres insouciants pris dans le piège de la vie, des hommes tentant de garder espoir en payant le prix de leurs erreurs, des malheureux aux prises avec un destin qu’ils maîtrisent si peu.

N’allez pourtant pas croire que tout cela n’est que jérémiade, apitoiement et fatalisme, comprendre la dureté du monde ne revient pas à le laisser nous détruire. Pour tout représentant d’un petit peuple sachant encore souffrir dignement, Springsteen fut un guide et ses paroles des avertissements autant que des incitations à ne pas abdiquer. Ce matin là fut de ceux où les éléments semblaient se liguer pour assombrir l’humeur du marcheur le plus optimiste. Parant le ciel d’un sombre duvet gris et menaçant, les nuages formaient avec le béton une harmonie cafardeuse. Nous marchions alors, mon accompagnateur et moi, vers le stade, croisant au passage quelques fiers représentants d’une jeunesse nihiliste. Les joggings sans forme succédèrent ainsi aux coiffures excentriques, dont l’absurdité fut parfois souligné par les colorations aussi criardes et vulgaires que les tags les plus hideux. 

A travers ce genre d’hommes, l’époque affichait son idéal, celui d’une société où la consommation des choses les plus futiles aura eu raison des désirs nobles et de la culture des peuples. Nous ne voulions pas croire ce jour là que le monde se résumait à ce triste tableau, nous marchions avec l’assurance de ceux qui sentent que l’espoir est au bout du chemin.

Lorsque l’amoncellement des fans remplaça le flux hasardeux des badauds, l’aura de leur joie impatiente donnait déjà une certaine luminosité à ce décor morose. Sur les torses de ces visiteurs, la photo du bon Bruce trônait tel l’emblème d’une nation éphémère. La file fut longue, il fallut accepter d’être palpé et ouvrir nos sacs devant des vigiles au regard austère. La sécurité a un prix paraît-il, ce prix est de nos jours payé par la réduction des libertés des braves gens. Nous n’étions pourtant pas au milieu des hordes sauvages de la non-culture moderne, si une violence devait advenir aujourd’hui elle ne viendrait pas de nos rangs. Installé dans le stade, une légère morosité m’assaille devant cette masse inhumaine et la froideur de ce décor de ciment et de béton. 

Nous nous installons donc avec une avance de quelques minutes qui me sembla une éternité, mes pensées se succédant et s’entrechoquant à une vitesse assommante. Je me demandais comment notre homme parviendrait à donner de la grandeur et de la beauté à un décor aussi laid et vulgaire. Ce genre de question, Springsteen dut se la poser quand il commença à tourner dans les stades. Ce dôme dans lequel ne se reflétait aucune préoccupation esthétique fut avant tout fait pour maximiser les profits du show business. Me voilà donc devenu un client parmi d’autres, une fourmi dans la fourmilière, de la chaire à spectacle.

Puis les lumières s’éteignirent, le décor honni disparut rapidement par la magie du rock’n’roll, qui raisonna alors avec une grandiloquence insoupçonnée. Je ne me risquerais pas ici à faire un compte rendu chronologique, la mémoire est une machine erratique et les souvenirs des trésors si fragiles. Contrairement à certains entrepreneurs, je ne rêve pas de faire de mon cerveau une base de données exhaustive dans laquelle je pourrais retrouver chaque événement de ma vie dans ses moindres détails. Ce qui fait le charme de nos souvenirs, c’est justement les natures erratiques et incomplètes. Corrigés ou quelques peu altérés par nos émotions du moment, ils vivent en nous pour continuer à éclairer notre présent. 

A l’heure où j’écris ces lignes, un flot d’images défile devant moi dans un courant aussi désordonné que troublant. Il y a d’abord l’ouverture sur « Land of hope and dreams », grand-messe que Springsteen ordonne d’une voie troublante de fragilité. Pas de « one two » tonitruant ni de chorus de bûcheron ici, l’homme a des choses à dire et il fait appel à la solennité d’une mélodie mystique pour porter ses paroles. Je comprends alors ceux qui affirmaient que les titres studios du boss n’étaient rien comparés à leur versions scéniques. Porté par la chaleur d’une section de cuivre et culminant sur des refrains scandés par des cœurs d’une troublante grandiloquence, cette balade gravait dans les cœurs une joie émue qui ne s’effacera plus. 

Il est vrai que le titre fut introduit par « No surrender », classique dont la puissance lyrique prépara bien le terrain à une telle communion bluesgrass rock s’envolant vers les sommets transcendants des chorales gospels. Et qu’importe si notre homme s’égara ensuite sur le terrain du militantisme politique, je préférais alors voir cet intermède comme une façon de poursuivre un chemin sur lequel je ne demandais qu’à le suivre. Ce que je voyais là, c’était encore le jeune idéaliste de « Born to run », celui qui parcourait les routes avec un mélange de crainte et d’espoir. 

Au diable les pros et les anti-Trump ! Au diable les chicaneries politiques et la morale ! Au diable cette époque et ses basses préoccupations ! Ce soir là j’admirais la grandeur d’un homme qui, qu’importe ses idées et ses émotions, avait le courage et la force de les porter avec une énergie électrisante. Je ne me demandais pas si ces idées étaient justes où vertueuses, elles faisaient simplement partie de ce romantisme springsteenien qui me fascinait. Bruce contre Trump, c’était David contre Goliath, le romantisme retranscrit par la force du rock’n’roll. Plus qu’une harangue politique, ces intermèdes rageurs m’apparaissaient comme un nouveau chapitre de sa légende. 

Springsteen fait partie de ces êtres chez lesquels le réel se mêlait au fictionnel, la lecture de Steinbeck et sa jeunesse prolétarienne gravèrent en lui une profonde empathie pour les sans grade et une colère viscérale vis-à-vis des puissants. J’ai beau me sentir plus proche des idées d’Ayn Rand et Barres que de celles de Steinbeck et Marx, ce misérabilisme épique m’emporta corps et âme. Ce soir là, même la bluette un peu culcul « House of the thousand guitars » prit une ampleur d’hymne dylanien. Le chanteur avait conquis la foule au point que, lorsqu’il prit sa guitare sèche pour jouer sa bluette folk, 60000 spectateurs surexcités se turent immédiatement. Au même moment, une horde barbare enfonçait les portes d’un stade marseillais pour assister à un concert de rap, confirmant ainsi qu’il existe entre l’amateur de rock et celui de rap une différence anthropologique flagrante.

La colère springsteenienne culmina sur les percussions rageuses de « Death to my hometown », son riff raisonnant comme le pas rageur d’un petit peuple excédé. Poète des destins brisés et de ceux luttant avec dignité, Springsteen acheva son aparté militant par un « The rainmaker » où la chaleur des cuivres, alliée au lyrisme des cœurs, entretenait le feu d’une mystique poésie steinbeckienne. Si l’attente fait mourir, l’espoir fait vivre, il désigne le courage de celui qui refuse de s’enliser dans l’apitoiement et la passivité. Et le E Street Band de le scander sur un refrain d’une puissance combative :

« The dog in the main street howl, cause they understand, if I could take a moment into my hand. Mister, I ain’t a boy, no I’m a man, and I believe in a promised land ».

Puis vient le chorus de Clemmons, rugueuse puissance aylerienne n’ayant rien à envier à la chaleur cataclysmique du saxophone de son oncle. S’il l’était déjà au début de sa légende, le E Street Band s’impose plus que jamais comme le plus grand assemblage de musiciens de l’histoire du rock. En introduction, Max Weinberg prouva qu’il comptait encore parmi les grands batteurs bûcherons qui firent trembler les stades depuis l’aube du rock’n’roll. Plus discret, le guitariste Steven Van Zandt marqua le rythme avec une régularité et une bonhommie rassurante. Il fait partie des survivants des grandes heures, celui dont la voix se joignait à celle de Bruce sur certains refrains depuis plus de cinquante ans. Ainsi unirent ils une nouvelle fois leurs chants sur « Bobby Jean », hymne à l’amitié perdue. 

N’allez pourtant pas croire que ce concert se résuma à un déchirant tire larme nostalgique, l’optimisme du E Street Band illuminant même les mélodies les plus sombres. Ainsi, la mélodies de « The river » berça les cœurs et purifia les âmes, les passions tristes se dissolvant au contact d’une tel splendeur folk rock culminant sur le gémissement d’un harmonica faisant le lien entre les histoire poignantes de Woodie Guthrie et celles des damnés de la terre moderne. Difficile de décrire ce qui s’empare de vous devant une telle musique, une incroyable force vitale s’instille en vous pour vous donner l’impression de naître une nouvelle fois. Une telle renaissance mérite une célébration puissante et primaire, un cri du cœur tel que seul le rock et le blues peuvent en produire.

Dans le flot chaotique de mes souvenirs m’apparaît l’image d’un Neil Lofgren s’avançant au centre de la scène pour commencer une grande improvisation blues. L’homme lutta héroïquement pour maintenir la puissance de son boogie hookerien, subjugua la foule par la force de son mojo durant des minutes qui parurent si courtes. En voyant le E Street Band le rejoindre pour lancer « Murder incorporated », Muddy Water lui-même aurait ressorti sa fameuse phrase : « le blues a eu un fils et il se nomme rock’n’roll ». Une joie orgiaque avait définitivement conquis les esprits, une telle fête ne pouvant se passer de la simplicité d’une pop légère. Ecrit d’abord pour les Ramones « Hungry heart » fut repris en chœur par une foule devenue une marée de mains se balançant de droite à gauche. Et mon esprit dansa une gigue orgiaque au rythme de ce refrain doucereux, le E Street Band faisant sienne l’adage nietzscheen voulant que « il faut avoir une grande musique en soit pour faire danser le monde ». La musique de Springsteen est un avertissement autant qu’une incitation à continuer à aimer la vie et à la célébrer. Vint ainsi la ronde des classiques plus ou moins récents, qui s’ouvrit sur l’hymne « Because the night », durant lequel Bruce nous gratifia d’un de ses électrisants chorus. Suivie la prière gospel rock de « The rising », dont chaque crescendo vous plongeait dans une allégresse vous soulevant le cœur. La rage électrique de « Badlands » provoqua le même genre de bonheur combatif, la puissance de ces célébrations nous remettant en contact avec la beauté de l’existence.

« Poor man want be rich, rich man want be king, and kind ain’t satisfied, Till the rules everything, I wanna go out tonight, I wanna find out what I got ».

Ainsi redécouvrons nous l’âge d’or de la poésie musicale springsteenienne, cri de l’homme face au vertige d’une vie à construire. Ce sentiment de détresse combative, Springsteen ne l’exprima jamais avec autant de justesse que sur « Thunder road », son « Like a rolling stones » à lui. Quelques notes de piano et d’harmonica se levèrent sur le stade tel une douce brise printanière, la foule scanda le début de ce poème musical avant que les guitares n’entrent dans la danse. L’appréhension de cet homme se jetant dans l’épopée de sa vie, c’est la plus grande sensation que puisse vivre un homme, celle qui l’étreint lorsqu’il a encore tout à construire. 

Les plus jeunes y trouvent un réconfort face à leurs angoisses existentielles, les plus vieux se remémorent des heures dures mais heureuses, avant que le maître de cérémonie ne leur donne l’impression de renaître par la magie du rock’n’roll. 

A peine les dernières notes éteintes, les lumières se rallument comme pour nous inciter à retrouver la monotonie du quotidien. La foule applaudit alors, siffle ou crie le nom du maître de cérémonie qui sourit avec la bonhommie de celui qui se fait désirer en sachant qu’il ne tardera pas à la récompenser. Il y eut donc cinq rappels introduits par la grandiloquence de « Born in the USA » et le romantisme de « Born to run ». Profitant du récit autobiographique de « Tenth avenue freeze out », le E Street Band fit planer les images des regretter Clarence Clemmons et Danny Federici au dessus de son homérique performance.

Avant de terminer le concert sur « Chime of freedom », Springsteen lança aux spectateurs « Gardez ça dans le cœur quand vous sortirez d’ici ». Me revient alors la réflexion terminant la nouvelle « Les nuits blanches » de Dostoïevsky : « quelques instants de bonheur suffisent à illuminer une vie ». Mon accompagnateur et moi restâmes quelques secondes à applaudir après le départ du groupe, espérant ardemment que ce final ne soit pas définitif. Les musiciens ne revinrent malheureusement pas et, avant de sortir, je fis danser mes précieux souvenirs sur cette scène vide pour mieux les graver dans ma mémoire. Sortant de ce stade en ayant l’impression d’avoir véritablement vécu pour la première fois, je savais que s’était rallumé dans mon cœur un feu optimiste qui n’était pas près de s’éteindre. A en juger par les regards lumineux et les sourires de la foule sortant de la même expérience, je n’étais pas le seul. Ces milliers de regards émerveillés n’exprimaient alors qu’une seule pensée venue de ces vies régénérés : Merci Bruce !

(Une première vidéo - amateur - issue du concert de Lille, deux autres filmées à Manchester trois jours plus tôt, de meilleure qualité)

  

8 commentaires:

  1. superbe compte-rendu qui redonne foi dans le rock'n'roll à toute personne qui n'est pas convaincu que le rock peut donner sens à une vie...

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  2. Tiens, "Lucky Luc" a "délégué"... Il est vrai qu'il va nous faire demain un topo sur un autre héraut de l'Amérique, l'Amérique (je veux l'avoir et je l'aurai...)...
    "Même si la vie n'a pas de sens, qu'est-ce qui nous empêche de lui en inventer un ?"

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    1. On ne peut pas être partout, et puis je l'ai vu 15 fois sur scène, faut laisser la place aux jeunes... (mais qu'est ce que je regrette !!!).

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  3. Le chanteur du peuple avec des places aux prix du 1%...

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    1. Oui, c'est vrai 100 ou 120 euros pour des bonnes places assises mais quatre heures sans doute inoubliables...
      Un opéra de Wagner à Bayreuth c'est aussi 4 à 5 h, encore plus cher (350 euros) avec un risque assez élevé que les chanteurs ou le chef s'ennuient et ennuient !!!! Ca n'arrive pas avec le Boss d'après Luc... Un souvenir à t-il un prix ?

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    2. Certaines choses n'ont pas de prix. Pour tout le reste, il y a Mastercard...

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  4. Shuffle Master.14/6/25 00:18

    Springsteen sera ravi d'apprendre que ses fans partagent leur admiration entre Maurice Barrès et lui. Comme indiqué plus haut, le prix des places est problématique. Surtout pour entendre Max Weinberg, le plus mauvais batteur de l'histoire du rock (malgré une énorme concurrence) pendant 3 ou 4 heures.

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    1. Oui, c'est à tout le moins un "grand écart" (il n'a plus l'âge d'en faire sur scène, à son âge) idéologique...

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