- Elles sont chouettes ces suites Claude, très poétiques… Je m'aperçois que jusqu'à présent, les chroniques dédiées à Rachmaninov ne commentaient que des concertos et des pièces et symphonies pour grand orchestre…
- Ben oui Sonia… C'est un peu bêta de ma part… J'ai croisé ta copine et rédactrice du blog Nema qui a trouvé, à juste titre, que mon domaine favorisait sans doute trop la musique symphonique au détriment des musiques instrumentales ou de l'opéra…
- A-t-elle raison ? Il y a beaucoup de billet sur la musique de chambre aussi…
- Oui, peu d'opéra, je confirme. Ce n'est pas mon style favori et comme tu as pu en subir les conséquences, on se dirige vite vers des textes de 8000 mots ! Parsifal, Pelléas, Salomé, etc… bref… Il est vrai que le catalogue du compositeur et virtuose russe s'étend bien au-delà des concertos qui font les choux gras des pianistes en quête d'exploits…
- hi, hi… houlà oui, je regarde Wikipédia : de la musique de chambre et plein de pièces pour piano… Aujourd'hui, des œuvres pour deux pianos, c'est original… Et le retour de la grand Martha Argerich dont c'est la cinquième chronique… Alexandre Rabinovitch fait son entrée au Deblocnot !
Serge Rachmaninov en 1892 |
Petite note importante : l'échange avec Nema m'a conduit à lui faire écouter le début de la suite N°1, du moins la barcarolle ; et j'ai senti que notre rédactrice "littérature" aurait bien prolongé ce moment, mais obligation professionnelle oblige… Elle m'a quitté en soulignant que la poésie de cette musique lui faisait songer à Ravel !!!! Quel éloge !
J'avoue encore mal connaître l'œuvre pianistique du maître russe, cette remarque de notre amie Nema, très pertinente, m'a profondément touché. Ah Ravel, l'auteur de Jeux d'eau, Gaspard de la Nuit et de Miroirs… et par ricochet le nom du Debussy des estampes ou des préludes m'est venu à l'esprit. Je fus sensible à ce parallèle entre la perception de Nema et mon admiration sans borne pour la si délicate poésie musicale des partitions des deux français. Chacun ne mettant que rarement en avant des diaboliques exigences en terme de virtuosité, ce que l'on appelle du piano pour pianiste ! Concernant Rachmaninov, je me dois de sortir des sentiers battus des magnifiques concertos à l'expression héroïque et pour le moins spectaculaire…
Plus dingue de ma part, je ne me rappelais même pas posséder cet enregistrement de Martha Argerich et Alexandre Rabinovitch, sans doute une référence dans un répertoire peu visité, les concerts ou les gravures à deux pianos (et non à quatre mains) ne saturent pas les publications des labels.
La première chronique dédiée au compositeur russe né en 1875, papier consacré au célébrissime 3ème concerto, dressait un portrait du compositeur et évoquait les deux périodes les plus essentielles de sa vie, partagée entre son pays qu'il quitte en 1917 pour les États-Unis, jusqu'à son trépas en 1943. (Sa dernière composition américaine, les études symphoniques commentées fin 2023 a été transcrite pour deux pianos et complète le disque écouté ce jour.)
Les suites pour deux pianos étant des œuvres de jeunesse, transportons-nous dans la Russie tsariste de la fin du XIXème siècle.
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Le pianiste Pavel Pabst au centre |
Dans la publication de la chronique sur la 3ème symphonie du finlandais Einojuhani Rautavaara, j'écrivais que la Finlande n'avait appréhendé l'univers de la musique dite savante qu'au tout début de l'époque romantique, soit au XVIIIème siècle. Pour un si petit pays de 2 millions d'habitants très attaché à sa tradition culturelle, ce phénomène peut historiquement se comprendre, mais il surprend nettement plus pour l'immense empire russe !
Il faut attendre 1802 et la création de sa Société philharmonique pour voir le tout Saint-Pétersbourg se passionner de "grande" musique occidentale (Mozart, Haydn… ). Lors de l'un de ses deux voyages en Russie, Berlioz sera honoré par une interprétation couronnée de succès de son "colossal" Requiem, ouvrage donné dans son intégralité à St-Pétersbourg en mai 1841. En 1842, les Saint-Pétersbourgeois pourront entendre Franz Liszt !
L'école musicale russe ne s'épanouira que grâce à l'initiative et à la détermination du compositeur imaginatif Mikhaïl Glinka (1804-1847). Avant lui, on écoute surtout des œuvres des compositeurs occidentaux cités… L'art musical russe est chasse gardée, l'Église orthodoxe aurait-elle été un frein ? Pourtant trouver des sources d'inspiration parmi un patrimoine aussi vaste de chants et folklores populaires slaves aurait été facile…
Le groupe des cinq créé sous l'influence de Glinka (qui rencontrera souvent à Paris son ami Berlioz) et de son ami Alexandre Dargomyjski (à découvrir) réunit cinq compositeurs d'envergure inégale. Le public a plébiscité principalement Borodine, Moussorgski et le pédagogue et talentueux Rimski-Korsakov qui deviendra l'un des professeurs d'orchestration les plus recherchés de son temps… Chacun des trois a donné lieu à la rédaction d'au moins une chronique consacrée à des œuvres très populaires… de Shéhérazade à La nuit sur le mont chauve en passant par les Danses Polovtsiennes …
Le grand maître de la fin du romantisme reste évidemment Tchaïkovski, préférant travailler seul tout en prodiguant des conseils à ses cinq confrères. Figure dominante de la Russie romantique, sa célébrité planétaire s'explique par son attrait marqué pour la musique occidentale et ses formes imposées dans lesquelles il intègre des éléments folkloriques typiques de sa patrie. Peut-on nier que ses concertos pour piano, notamment l'incontournable 1er, n'ait pas eu d'influence sur l'écriture du jeune Rachmaninov ? Une remarque qui s'applique à tous les genres, depuis les symphonies jusqu'aux ballets immortels tel Casse-Noisette, mon préféré.
Martha Argerich |
Qui ignore que l'école russe de piano est l'une des plus réputées au monde. Quelques élèves : Prokofiev, Richter, Horowitz, Arthur Rubinstein, et patatski et patatovna …😁
La passion du piano en Russie débute avec celle pour la musique occidentale. La noblesse et l'intelligentsia tsaristes ne dédaignaient pas pianoter depuis le siècle de lumières, à la Cour et dans les salons bourgeois. Le premier Conservatoire de Saint-Pétersbourg ouvre ses portes en 1862 sous l'impulsion de musiciens de la société Musicale Russe, notamment du compositeur, maestro et pianiste Anton Rubinstein (1829-1894). Le virtuose polonais Teodor Leszetycki, déjà présent dans la capitale de l'Empire depuis 1852 comme concertiste est invité à diriger la classe de piano. Ancien élève de Czerny, il professe une technique de son invention qui consiste en un jeu profond du clavier et une levée de main minimaliste. (Je ne détaille pas, il enseignera pendant 15 ans.) Parmi ses nombreux élèves (un millier !), citons quelques légendes du clavier: Ignacy Jan Paderewski, Artur Schnabel ou encore Paul Wittgenstein (le pianiste mutilé pendant la grande guerre pour qui Maurice Ravel écrira le Concerto pour la main gauche.)
Serge Rachmaninov égraine ses gammes dès quatre ans en suivant les conseils de sa mère qui repère chez son fils une oreille absolue et une mémoire d'exception. Les Rachmaninov appartiennent à la petite noblesse, sans doute l'une des raisons de leur départ en 1917 pour le Nouveau-Monde. Cette aisance matérielle permet le recrutement à temps complet de Anna Ornazkaïa, une élève du Conservatoire de Saint-Pétersbourg donc de Anton Rubinstein et/ou Teodor Leszetycki.
La préadolescence sera rude pour Serge. Anna Ornazkaïa était parvenue à faire entrer son protégé au Conservatoire de Saint-Pétersbourg. Hélas, il doit subir le conflit conjugal entre ses parents qui divorceront en 1885 (la faute à un père brutal et dépensier). S'en suivent la débâcle financière, la mort de sa sœur Sophia emportée par la diphtérie en 1883, puis la mort de sa sœur Yelena âgée de 18 ans, Serge en a alors 12, Yelena qui l'avait initié aux partitions de Tchaïkovski.
Zverev et ses "protégés" (Scriabine, 2ème à gauche
; Rachmaninov debout, le plus grand) |
Démotivé par ces drames et le délitement de la cellule familiale Serge échoue à ses examens… Sofia Boutakova, sa grand-mère, vient soutenir son petit-fils et surtout, lui faire découvrir la beauté de la musique orthodoxe.
Pendant ce temps, sa mère prend conseil auprès de Alexandre Siloti son neveu, un pianiste ancien élève de Nicolai Rubinstein (frère d'Anton) et de Franz Liszt. De dix ans plus âgé que son cousin Serge, Siloti appuie son intégration au Conservatoire de Moscou dans la classe de Nikolaï Zverev (1832-1893), un pédagogue renommé et un ami d'Anton Rubinstein et de Tchaïkovski. Siloti participe à sa formation de pianiste ; Nikolaï Zverev, étant opposé à mêler l'apprentissage des métiers d'instrumentiste et de compositeur, ce sont Sergueï Taneïev et Anton Arenski qui prendront plus tard en charge l'enseignement du contrepoint et de l'harmonie. Malgré les réserves de Zverev, Serge compose déjà en secret…
Zverev est un professeur exigeant et psychorigide mais il accueille un groupe de jeunes élèves prometteurs auxquels il offre le logis et le couvert ! La règle : du travail, du travail, du travail et de la discipline. Serge côtoie Scriabine et devient son ami. Chez Zverev, il rencontre fréquemment Tchaïkovski qui voit en lui le virtuose en devenir. Le vieux maître Zverev assure aussi à ses protégés une ouverture à la plus large culture générale possible grâce à son imposante bibliothèque.
En 1889-1890, Serge Rachmaninov termine sa formation. Il n'a que 17 ans mais a pu profiter du meilleur enseignement et des enrichissantes fréquentations artistiques pour commencer sa carrière… Peut-on parler de l'un des porte-étendards de la seconde génération des grands compositeurs russes ? Oui, à mon humble avis…
Alexandre Rabinovitch |
Jusqu'en 1897, l'année maudite, Rachmaninov composera intensément et recevra de nombreuses récompenses lors de concours grâce au soutien de Tchaïkovski. Fâché un temps avec Zverev à propos de son travail clandestin de compositeur, celui-ci lui offrira une montre en or. Voient le jour diverses pièces pour piano, deux poèmes symphoniques, le 1er concerto pour piano, un quatuor et deux trios et même un petit opéra Aleko qui lui vaudra un grand prix du Conservatoire et qui est encore au programme des concerts.
Au XIXème siècle un jeune musicien se doit de produire une symphonie pour obtenir les lauriers de compositeur reconnu …. Rachmaninov travaille deux ans sur sa première partition dans le genre et, en mars 1897, la création est un fiasco total à cause de Glazounov complètement bourré qui massacre l'œuvre !!! César Cui qui n'a jamais rien composé de notable, reconverti en critique, traîne Serge et l'œuvre dans la boue avec une cruauté inouïe ! Oui, 1897, l'année maudite, Rachmaninov jette la partition, entre en dépression et ne composera rien pendant trois ans…
Après cette large introduction consacrée à l'essor de la musique classique et de l'école de piano en Russie, parlons du sujet du jour, des pièces poétiques qui, ne justifient aucun commentaire savant, ce qui a permis de changer le plan habituel de la chronique 😊.
Je ne présente plus Martha Argerich souvent sollicitée dans mes chroniques, son style enflammé correspondant à merveille à mon attrait pour les interprétations alliant précision de la frappe et éloquence. Quatre articles, sa biographie est à lire dans le billet dédié à sa volcanique interprétation de la sonate en si mineur de Liszt (Clic).
Le compositeur, pianiste et maestro Alexandre Rabinovitch est né à Bakou en 1945. Nous l'écouterons peu à l'avenir car son activité artistique essentielle reste la composition. Par contre sa discographie, hormis diverses grandes œuvres du répertoire, comporte plusieurs gravures en duo avec Martha Argerich, par exemple : le concerto N° 10 de Mozart ou encore Visions de l'Amen, pour 2 pianos d'Olivier Messiaen…
La 1ère suite de 1893 trouve son inspiration expressionniste dans quatre poèmes de : Mikhaïl Lermontov, Lord Byron, Fiodor Tiouttchev et Khomiakov. (Partition) La création est assurée par Rachmaninov et le professeur et ami Pavel Pabst. La suite est dédicacée à Tchaïkovski sans doute en remerciement de la confiance que ce dernier a mis en lui. Chaque pièce porte un sous-titre court :
- Barcarolle (en hommage à celle de Chopin)
- La nuit… L'amour
- Larmes (sur un tempo de Largo)
- Pâques (exige la plus grande virtuosité)
La 2ère suite date de 1901 et montre un compositeur guéri de son impuissance à composer car déprimé suite à l'échec de sa 1ère symphonie éreintée par la critique (je cite de nouveau César Cui brocardant la partition : "une symphonie à programme sur Les Sept Plaies d'Égypte" 😟). Dans cette suite de quatre pièces, pas d'inspiration poétique explicite à l'instar de la 1ère suite mais une influence des musiques de danse baroques. Lors de la première, Rachmaninov jouait en complicité avec son cousin Alexandre Siloti. De facture très animée, la suite fait écho à l'énergique concerto N°1 en cours de composition…
- Introduction
- Valse
- Romance
- Tarentelle
Traduction du "Chant de la gondole" de Lermontov |
Traduction du poème de Tiouttchev |
Ô fraîche vague du soir, Clapote doucement sous les rames de la gondole ! ... de nouveau ce chant et de nouveau le son de la guitare ! ... on entendait au loin, tantôt mélancoliques, tantôt joyeux, les accents de la vieille barcarolle : "La gondole glisse sur les ondes et l'amour fait s'envoler le temps ;
Les flots de nouveau s'apaisent et la passion ne connaîtra
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Larmes humaines, ô larmes humaines ! Vous coulez tôt et tard — Vous coulez inconnues, vous coulez inaperçues, Intarissables, innombrables, Vous coulez comme des torrents de pluie Dans les ténèbres d'une nuit d'automne.
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Traduction de la poésie de Lord Byron |
Traduction du poème de Khomiakov |
C'est l'heure où parvient des ramures La note aiguë du rossignol ; C'est l'heure où des serments d'amoureux Semblent résonner mélodieusement dans chaque mot murmuré, Et les douces brises et les sources proches Font de la musique à l'oreille solitaire.
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Le puissant carillon retentissait sur la terre entière Et l'air tout entier, gémissant, frémissait et frissonnait. Des accents éclatants, mélodieux et argentins, Propageaient la nouvelle du saint triomphe.
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Écoute au casque ou avec des enceintes additionnelles plus que conseillée. Le son des PC, sauf exception, est vraiment une injure à la musique…
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INFO : Pour les vidéos ci-dessous, sous réserve d'une écoute directement sur la page web de la chronique… la lecture a lieu en continu sans publicité 😃 Cool.
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