Et longue vie à Martha Argerich « la lionne du clavier », née en 1941, 130 ans après Liszt...
Ferenc / Franz Liszt
Le nom de Liszt, comme celui de Chopin, est intimement lié dans la culture dite générale au mot Piano. En ce jour du bicentenaire de la naissance du compositeur, sommes-nous bien sûr de connaitre le personnage ? Révolutionnaire dans l’âme, en avance sur son temps, cet homme aux multiples conquêtes féminines, qui terminera sa vie comme prêtre, mérite que l’on s’attarde sur un destin romanesque au sens du XIXème siècle, une existence qui aurait inspiré Victor Hugo et Lamartine.
Les premières années : Le jeune Ferenc voit le jour le 22 octobre 1811 à Doborján en Hongrie (maintenant en Autriche). On utilise plus fréquemment le prénom autrichien : Franz. Son père, Adam, intendant d'un domaine du prince Esterházy, lui donne ses premières leçons de piano. On s’en doute, l’enfant est surdoué et se produit déjà à 9 ans. Il part en 1821 pour la mythique Vienne étudier auprès de Karl Czerny pour le piano, et d’Antonio Salieri (toujours lui) pour la composition. Fin 1823, il donne ses premiers récitals. La famille part pour Paris. Cherubini refuse au gamin de 12 ans l’entrée du Conservatoire mais Anton Reicha le prend en charge. En 1825, à 14 ans, il écrit un petit opéra qui est joué !
La jeunesse fougueuse : Le jeune Liszt est sensible aux mouvements révolutionnaires de 1830. Il va rencontrer Hugo, Lamartine et bien entendu les musiciens novateurs : Berlioz, Chopin et Paganini. Ami de Berlioz, il est subjugué par la création de la Symphonie Fantastique. Il connaît des aventures sans lendemain avec les comtesses Platen et Adèle de La Prunarède. Mais qui dit Chopin dit George Sand chez qui il rencontre la comtesse de Plavigny, Marie d'Agoult. Le lit jouxtant le piano, leur liaison commence, et les amants s’installent à Genève où naît Blandine en 1835. Marie d’Agoult est écrivain et milite pour la démocratie, contre la misère et pour l'émancipation des femmes. Il retourne souvent à Paris, puis quitte La Suisse en 1837 pour Bellagio, en Italie. Leur fille Cosima naît cette année-là.
Petite digression romanesque : Cosima, enfant illégitime, sera reconnue par son père plus tard. Elle côtoie en 1857 un élève surdoué de Liszt : Hans von Bülow. Elle l’épouse. Le couple n’est pas heureux ; la jeune mariée rencontre Richard Wagner en 1862, de 24 ans son aîné. De maîtresse, elle devient sa femme en 1870 et lui donnera trois enfants, dont le cadet, Siegfried, inspirera à Wagner sa belle page symphonique : Siegfried-Idyll. Elle va régner sur le temple de Bayreuth et entretenir le culte wagnérien jusqu’en 1930 ! Si ce n’est pas « Amour, gloire, et beauté » en 90 saisons…
- Luc, tu ne trouves pas que Le Toon il devient comme Eve Ruggieri, le people des stars du classique....
- Lâche l’affaire Rockin’, c’est intéressant ces apartés…. Question sexe, ils ne s’en font pas les classiqueux….
Ces voyages et une soif de culture boulimique sont à l’origine des célèbres « Années de Pèlerinage » pour piano, un recueil de cahiers inspirés par les paysages et les lectures (Pétrarque), sans nul doute un des grands chefs-d’œuvre de la littérature pianistique.
L’âge d’homme : De 1839 à 1844, il sillonne l’Europe comme pianiste virtuose et chef d’orchestre. Il occupe le poste de maître de chapelle à Weimar. Il compose alors ses célèbres poèmes symphoniques. Il invente ce genre orchestral qui va concurrencer la symphonie de forme classique. Le meilleur « Ce qu’on entend sur la Montagne » côtoie le pire « La Bataille des Huns ». Richard Strauss sera le plus habile continuateur de ces œuvres à programme (« Ainsi parla Zarathoustra » entre autres). En 1844, il se sépare de Marie d’Agoult ! Il commence une liaison avec Carolyne von Sayn-Wittgenstein, épouse d’un prince russe… et suit de très près la révolution de 1848 en France. d’inspiration poétique ou historique.
Il compose sans relâche jusqu’en 1858 : les concertos, la sonate en si mineur, de la musique religieuse. Il démissionne alors et se brouille avec Wagner.
Le prêtre : Liszt a connu toute sa vie des errances mystiques, de la Franc-maçonnerie dans sa jeunesse, dit-on, à la foi chrétienne. A partir de 1860, il se tourne vers l’Eglise et ne composera plus guère que des œuvres religieuses, tant pour le piano que pour l’orchestre et le chœur. Il prend l’habit de Franciscain en 1865. Il meurt à Bayreuth le 31 juillet 1886.
Il m’a été difficile de choisir l’œuvre à chroniquer. J’ai retenu la sonate en Si mineur pour son modernisme, sa virtuosité non gratuite, et pour rendre hommage aux interprétations de Martha Argerich et de Kristian Zimerman.
Enfant prodige, la pianiste argentine est née le 5 juin 1941 à Buenos Aires. « Enfant, elle a la capacité de jouer les octaves comme de simples notes » (Eugene List – Notez ce nom). Á 9 ans elle joue les concertos N°1 de Beethoven et N°20 de Mozart. En 1955, elle arrive en Europe où elle se perfectionne auprès des grands maîtres comme Friedrich Gulda ou Arturo Benedetti Michelangeli.
En 1965, elle remporte 3 prix au concours Chopin de Varsovie ! Sa carrière commence.
Martha est dotée d’un caractère farouche et indépendant. Elle joue ce qu’elle veut, où elle veut, quand elle veut, au grand dam des organisateurs de concerts, qui ne peuvent même pas la poursuivre pour des ruptures de contrats, puisqu’elle ne les signe jamais !
Sa vie amoureuse est digne de celle de Liszt. Elle pianote de mari en mari et a eu 3 enfants si je compte bien. Ex grande fumeuse, elle se bat depuis 1990 contre le cancer avec ténacité, on s’en serait douté. Après un traitement expérimental efficace, elle abandonne la clope et donne un récital à Carnegie Hall au bénéfice de l’équipe médicale, alors qu’elle se produit déjà rarement en scène.
Elle a soutenu les débuts de jeunes talents comme Hélène Grimaud, et a claqué la porte du jury du concours Chopin en 1980, quand Ivo Pogorelić fut injustement éliminé au second tour. Elle est l’amie de Nelson Freire (notez ce nom) avec qui elle joue en duo. Un sacré tempérament qui éclate dans son jeu puissant et volcanique !
Son répertoire est très large et, au-delà des grands classiques de Bach à Liszt, elle maîtrise avec brio Rachmaninoff, Messiaen ou Prokofiev.
Kristian ZIMERMAN
Le pianiste, d’origine polonaise, est né le 7 décembre 1956. Il étudie à Katowice et remporte à 18 ans le prestigieux concours Chopin. Il garde une affinité très forte avec ce compositeur.
Krystian Zimerman est une personnalité discrète et perfectionniste. Malgré le succès à ce concours, en 1975, il met en sommeil sa carrière pour étudier à Londres la littérature et la culture anglaises. Le souci de l’idéal sonore et émotionnel dans ses interprétations, conduit cet artiste à limiter le nombre de ses concerts à une cinquantaine par an. Il en est de même pour ses enregistrements, guère plus d’un tous les deux ans, sachant qu’il lui arrive d’en demander lui-même le retrait du catalogue s’il n’en est plus satisfait. Il a attendu 10 ans avant de confier au disque sa vision de la sonate de Liszt dont nous allons parler.
En dehors de Chopin, Krystian Zimerman excelle dans Brahms et Schubert (impromptus) ou encore Debussy (les Préludes) et Ravel (les concertos). Il a enregistré les concertos de Brahms avec Leonard Bernstein, une version toujours présente dans le groupe restreint des références.
Amoureux de son instrument, il n’hésite pas à le monter, démonter et régler lui-même. Krystian Zimerman vit en famille à Bâle. Il est père de deux enfants. Il enseigne à l'Académie de Musique de Bâle depuis 1996.
La Sonate en Si mineur
Affiche du Faust de Murnau |
On peut subjectivement répartir les œuvres pour piano de Liszt en deux groupes. Les pages comme les Rhapsodies ou les « Études d’exécutions transcendantes » sont écrites pour faire briller à la fois le piano moderne - le piano forte faisait place à des pianos à queue plus réactifs et plus puissants – et le pianiste. La virtuosité repose sur la vélocité et la maîtrise des agrégats de notes et accords des plus complexes. L’inspiration regarde vers des thèmes populaires hongrois, ou se nourrit de l’imagination débridée d’un compositeur qui était aussi l’un des pianistes les plus habiles de son époque. C’est de la belle musique pour pianiste en recherche de panache. A l’opposé de cette univers brillant et fantasque, Liszt a composé des œuvres plus sereines, tout aussi difficile d’exécution, mais dans un registre méditatif, pastoral ou mystique. Je citerai « Les années de pèlerinage » ou encore « Bénédiction de Dieu dans la solitude » et les deux « Légendes de Saint-François d’Assise… ».
La Sonate en Si mineur apparaît comme une des synthèses les plus abouties des deux styles. Elle bouscule également la forme sonate encore en vigueur, à savoir une organisation en quatre parties (vif, lent, menuet-scherzo, final vif). Beethoven avait déjà ouvert la voie à cette révolution formelle avec sa 32ème et ultime sonate. La sonate de Liszt se compose de trois parties formant un bloc monolithique. Chaque partie est scindée en plusieurs épisodes. Six thèmes principaux architecturent l’ensemble de la partition dont la durée d’exécution est d’environ 30’. Voici le plan, 11 plages dans l’enregistrement de Martha Argerich, mais une seule pour celui de Krystian Zimerman :
[1] Lento assai - Allegro energico - [1-A] Grandioso - [1-B] Cantando espresivo - [1-C] Pesante - Recitativo
[2] Andante sostenuto - [2-A] Quasi Adagio
[3] Allegro energico - [3-A] Più mosso - [3-B] Cantando espressivo - [3-C] Stretta quasi Presto - [3-D] Andante sostenuto
Ce n’est pas simple et peu de pianistes arrivent à s’affranchir des difficultés techniques inouïes pour en donner une vision cohérente, authentique et personnelle.
Comme beaucoup de musiciens du XIXème siècle, Liszt se fascine pour le Faust de Goethe. Il visitera ce mythe dans la Méphisto-Valse (pour piano, transcrite en poème symphonique) et dans sa longue Faust-symphonie, également construite en trois parties : Faust, Marguerite et Méphistophélès, du nom des trois protagonistes. Je rappelle brièvement l’affaire. Le vieux docteur Faust se languit de se voir aux portes de la mort, usé par l’âge. Il donnerait son âme pour retrouver jeunesse et amour. Méphistophélès (Satan), personnage truculent, clone maléfique de Don Juan, réalise son rêve. Marguerite, jeune fille pure, sera la cible de son désir réveillé. Elle sauvera son âme après maintes péripéties, mais le pauvre Faust ira visiter l’enfer qui n’était pas pavé de bonnes intentions…
La sonate illustre ainsi cette légende propice à susciter des conflits entre les thèmes musicaux pour exprimer la tendresse de Marguerite, la violence des affres de Faust, les tentations diaboliques, dans un ballet dramatique et romantique. Elle fut composée en 1852-1853 et créée par Hans von Bülow sur un piano à queue Bechstein en 1857.
Le premier indice indique le N° de « l’épisode » dans l’analyse ci-dessus. Les temps indiqués expriment, en minute, la durée écoulée depuis le début de la plage. Il n’y a qu’une plage dans le disque de Zimerman, et 11 dans celui d’Argerich. Heuuu vous me suivez ?
[1] Quelques accords isolés, hésitants et sombres évoquent la tristesse et les regrets qui gagnent le vieux Faust. [0’34] Martha Argerich fait exploser les premiers thèmes. Faust se débat, songe au suicide. [2’28] Il maudit la « nature cruelle » que chante le Faust de Berlioz. [1-A][3’02] Le noble thème du refus de la fatalité se déploie sous les doigts de Martha. Il s’oppose à la résignation, idée présente lors de la reprise de motifs introductifs. La musique s’écoule, les trilles se fracassent contre les accords. Seul un musicologue ou le pianiste peut se confronter avec l’analyse d’une telle œuvre. Concentrons-nous sur ce jeu de séduction entre les notes. Martha fait le choix de s’approprier les personnages à travers la partition. Loin de subir la technique pianistique diabolique, elle affronte les mesures pour mettre en scène les personnages. Dans toute son interprétation, la musique se fait théâtre. Là où les poètes comme Goethe apposaient des mots, Martha Argerich entrechoque les sentiments, les interrogations des personnages. Faust, Marguerite et le vil Méphistophélès deviennent des héros sonores qui s’agitent, espèrent ou crient. Martha jouent sur le temps, le mouvement alors que Krystian Zimerman choisira la mise en avant des évènements. Il se fera narrateur.
[2] Dans l’andante, les mains caressent les touches, Marguerite s’interroge, douce, sensuelle mais avec pudeur, un peu timide. Les notes s’égrènent, pensives. [2-A] Les arpèges se font tour à tour violents et doux pour évoquer les avances de Faust (nouveau leitmotiv du début) et les doutes de Marguerite. [3] Le tempérament impétueux de la pianiste se métamorphose en féminité volcanique quand Faust comprend qu’il a tout perdu, en chatoiement lors de la libération de Marguerite. L’histoire de Faust connaît diverses conclusions suivant les auteurs quant au destin paradisiaque ou infernal des personnages. [3-C] Martha les accompagne dans leurs affres à travers une danse diabolique plutôt legato. Un legato qui transporte le jeu du piano vers un monde quasi symphonique sans perdre cependant une belle clarté dans le discours.
Le disque de Martha Argerich continue avec une dansante et débonnaire Rhapsodie N° 6 de Liszt. La sonate de Schumann N° 2 et deux Rhapsodies Opus 79 de Brahms vaillantes et racées prolongent merveilleusement et dans un registre moins dramatique la Sonate.
Les silences entre les accords initiaux immobilisent le bureau de Faust dans un air glacial qui préfigure le néant sépulcral. Le pianiste nous montre comment Liszt était déjà passé maître dans l’art d’utiliser les pauses, syncopes et soupirs dans ses œuvres mystiques où seul l’Esprit divin et éthéré aurait, semble-t-il, droit de cité. Krystian Zimerman recourt à un touché plus dru, plus staccato que celui de Martha Argerich, un jeu souverain de transparence. Il se démarque en cela du legato romanesque de la pianiste comme s’il se refusait à toute compromission dans la lecture de la partition. L’écriture en ressort éclaircie, chaque note se détache du discours échevelé. Est-ce à dire que le pianiste polonais propose une interprétation virtuose, fidèle au texte, analytique donc désincarnée ? Que nenni ! Martha Argerich intégrait des personnages, Krystian Zimerman devient conteur. De thème en thème, les scénettes de ce conte maléfique seront évoquées avec pittoresque et intelligence. [9’37] La course irréelle de précision sur le clavier distille chaque péripétie avec humour et causticité. En retournant à la quintessence de la partition, le pianiste semble vouloir marquer sa distance avec les personnages improbables voire un rien pitoyables de la pantomime diabolique, il privilégie le récit.
[2][12’15] Joué plus lentement que dans le précédent enregistrement, l’Andante se fait plus tendre et sensuelle, Faust joue les jolis cœurs dans les bras de sa belle. A l’interrogation des âmes, le pianiste substitue une danse des corps qui se voudrait chaste mais pas trop. [16’05] La musique se fait dentelle, les doigts effleurent les touches, les notes, la robe de Marguerite. Il n’est pas surprenant que Krystian Zimerman ait patienté dix ans pour parfaire un jeu aussi délicat et viril, ce qui n’est aucunement antinomique.
[18’45] La reprise du tragique motif initial de la sonate conclut cet Andante de rêve et, introduit nerveusement ce qui semble une fugue vénéneuse rappelant que des personnages vont tenter de gérer le chaos qu’ils ont créé. Martha peignait les tourments. [21’48] Krystian Zimerman nous entraînent dans le flot d’une marche funèbre mêlée à une danse macabre, on ne sait plus guère. Les évènements se succèdent dans leur logique. [22’58] La prière de Marguerite s’impose ainsi dans sa plus sincère douceur au sein des affrontements. [25’10] Krystian Zimerman ne nous cache pas une certaine ironie face à la course vers l’abîme de notre Faust pris au dépourvu. Il est important de souligner la qualité de la prise de son ou la difficile alternance des ppp et fff sous les doigts agiles mais puissants du pianiste est rendue dans tout son réalisme sonore.
L’album est complété par des pièces importantes : « Nuages gris », « La notte », La Gondole Lugbre-2 », et les célèbres et sombres « funérailles ». Nous tenons là un enregistrement dédié à Liszt d’une rare cohérence dans sa programmation et dans la qualité de l’interprétation.
Je ne précise même pas que ces disques ne se font pas concurrence, ils se complètent dans deux visions différentes. Martha Argerich humanise, mais avec fulgurance, la folie des êtres manipulés par leurs désirs et leurs angoisses. Kristian Zimerman nous invite à partager un récit de passion et de diablerie. C’est tout.
On pourra citer également d’autres enregistrements de légende, notamment Vladimir Horowitz et Claudio Arrau (argentin comme Martha Argerich).
Vidéos.
Les deux versions sont disponibles sur le web avec toutes les réserves qui s’imposent quant à la qualité sonore.
J’ai choisi la Sonate sous les doigts de Martha Argerich (à gauche) et le début sous ceux de Krystian Zimerman (à droite).
Pour chaque CD
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