- Bigre Claude, nous arrivons à la fin du cycle des chroniques dédiées aux dix symphonies de Mahler, travail commencé en 2011 par une anthologie de cinq symphonies gravées par Otto Klemperer. La 8ème en était absente.
- En effet Sonia, j'ai hésité longtemps avant d'aborder cette œuvre mi-symphonique mi-oratorio à l'inspiration étrange…
- On l'a surnommée La symphonie des "mille", ce nombre fait référence à quoi ?
- Au nombre d'exécutants : solistes, instrumentistes, plusieurs chœurs mixtes et des maitrises de gamins ; bref, un millier de musiciens requis notamment lors de la création à Munich en 1910. J'avais écrit un chapitre rigolo sur la folie logistique de cet évènement dans le 1000ème article du blog…
- Ah oui, ça me dit quelque chose… Dis, tu cherches toujours à nous faire écouter un interprète mahlérien différent à chaque fois… Or, Georg Solti avait déjà été retenu pour la 2ème symphonie qui a aussi une allure d'oratorio… Une raison à cette exception ?
- Un peu un hasard Sonia. Ce disque reste une référence depuis 1972, mais je parlerai de la captation de Guiseppe Sinopoli l'une des rares qui lui fasse concurrence…
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1910 : dernier voyage vers New-York |
Gustav Mahler, un personnage qui revendiquera un statut singulier dans le Deblocnot. Il
sera sans doute le seul, du moins dans la ligne éditoriale "classique", à
bénéficier d'une série de 19 chroniques couvrant la
TOTALITÉ de son œuvre. Après le billet de ce jour qui clôt l'écoute
du catalogue symphonique, j'écrirai un article unique pour présenter les
trois
cycles de lieder
avec orchestre* indépendants du
Chant de la terre
; les enregistrements prévus étant ceux d'Andreas Schmidt vs
Thomas Hampson, deux versions de 1991. Et peut-être par soucis d'exhaustivité,
écouterons-nous des lieder de jeunesse avec piano que peu de chanteurs ont
abordé, sauf
Dietrich Fischer-Dieskau
et
Christa Ludwig… ; une brève pour l'été se justifie ? à voir.
(*) Lieder eines fahrenden Gesellen, Rückert-Lieder, Kindertotenlieder.
Il faut rappeler que Mahler s'imposera d'abord comme chef d'orchestre réputé en ce tournant du XXème siècle, tant dans le répertoire symphonique que lyrique. Il composera en été, hors des saisons de concerts épuisantes, s'isolant dans un petit chalet. Admettons qu'il est logique qu'un maestro très apprécié en son temps se soit passionné pour l'écriture de ses propres symphonies. Elles rencontreront en général peu de succès lors de leurs créations sauf la 8ème ! Ô, citons une exception de taille parmi les musiciens maestros et compositeurs : Felix Mendelssohn qui exerçait aussi son talent dans tous les genres, pianiste par exemple.
Je prends conscience que la biographie de Mahler s'est éparpillée sans ordre chronologique rigoureux au fil des chroniques précédentes. Quelles raisons à cela ? Les commentaires sur ses symphonies exigent force détails de par leurs dimensions expansives, leur inventivité structurelle et solfégique complexe et leur signifiant lié étroitement au destin tourmenté et aux angoisses intellectuelles et mystiques du musicien. Ainsi expliciter la genèse d'une œuvre se devait d'être contextualisée à travers un épisode limité de son existence spirituelle, affective et professionnelle, soit la période de composition.
Tentons de résumer une existence écourtée trop tôt par la maladie. D'origine juive, le jeune Gustav voit le jour en 1860 en Bohème. Cette judaïté le poursuivra toute sa vie dans l'empire austro-hongrois antisémite, même si en 1897, il choisit, par une adhésion sincère aux doctrines chrétiennes de se convertir au catholicisme. Cette conversion sincère déjà en germe après l'étude du Nouveau Testament n'est pas un opportunisme pour accéder au poste de directeur de l'opéra de Vienne. Brahms, "dieu" vivant à l'époque, n'était pas étranger à cette prestigieuse nomination.
La famille Mahler, germanophone, des distillateurs de vins et aubergiste, résidant en Moravie, aura 14 enfants dont 8 survivront. Les parents détectent rapidement les dons musicaux de l'aîné, Gustav. (En réalité le 2ème enfant.)
Il intègre dès ses quinze ans le Conservatoire de Vienne. Il perfectionne son jeu de piano avec Julius Epstein et la composition avec Franz Krenn, le contrepoint avec Anton Bruckner. Il est lauréat des premiers prix dans les deux disciplines. Il se lie d'amitié avec Hans Rott né en 1858 avec qui il partage des idées révolutionnaires sur l'art symphonique. Hélas, Rott meurt à 25 ans nous léguant une seule imposante symphonie au style hérité de Bruckner et préfigurant celui de Mahler (Clic). Gustav rencontre donc peu d'écueil dans son cheminement de l'enfance jusqu'à l'âge adulte, et débute son destin de musicien.
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Maria, Alma et Anna Mahler |
Le tempérament tourmenté et pointilleux de Gustav, notamment sa névrose d'angoisse obsessionnelle face au trépas et sa vie conjugale mouvementée avec son épouse Alma, de 19 ans sa cadette, voilà deux éléments qui interfèreront grandement dans l'inspiration et l'évolution de son œuvre. Gustav est un boulimique de travail pour qui seuls diriger et composer prennent sens. Alma, rencontrée en 1901 et épousée en 1902 n'est guère adepte de la vie de femme au foyer vouée à l'admiration passive d'un époux célèbre. La future Mme Mahler cumule nombre de talents : compositrice de lieder, mannequin, autrice, biographe, peintre, collectionneuse d'art. Elle fera connaître entre autres à son mari le peintre Klimt et les compositeurs Schoenberg et Alexander von Zemlinsky ! Un mari à l'ancienne pour qui rien, surtout pas les activités artistiques indépendantes de sa femme, ne doit entraver la carrière ! Alma, pensait assumer son renoncement à un parcours créatif individuel. Doux rêve teinté de frustration qui la conduira dans les bras d'un amant, un ami du couple et architecte de renom, Walter Gropius. Situation volcanique pour les époux que Sigmund Freud, consulté en 1910 par Gustav, résoudra en quelques heures ; il quittera ce monde en ayant retrouvé son amour pour Alma.
La famille aura à souffrir de la mort de la petite Maria qui sera emportée par la scarlatine en 1907, âgée de 5 ans 😦. La douleur bouleverse la mère. Alma a l'esprit rationnel, mais elle reprochera à Gustav d'avoir attiré "le mauvais œil" en composant les Kindertotenlieder (chants pour les enfants morts d'après des poèmes de Rückert rédigés en forme d'épitaphe pour deux de ses enfants (sur 10) morts en bas âge la même année). Même sentence à propos du terrifiant final de la 6ème symphonie de 1904 symbolisant l'inéluctable marche tragique vers la mort à travers trois coups du sort… "tragique", le sous-titre de l'œuvre.
Et la fatalité sera réellement au rendez-vous, les trois coups du destin s'enchaîneront pour Gustav : la mort de Maria, puis en 1907 sa démission de l'opéra de Vienne car excédé des polémiques antisémites, et le diagnostic d'une cardiopathie fatale à court terme. Alma est un personnage qui mérite une chronique, par exemple à propos de l'ouvrage que Françoise Giroud lui avait consacrée : Alma Mahler ou l'art d'être aimée. Alma survivra une cinquantaine d'années à son mari…
Comme chef d'orchestre, il accédera à des postes de prestige : les opéras
de Leipzig, Hambourg, Budapest, Vienne et les philharmonies de Vienne et
de New-York… Partout il triomphe et, à l'aise financièrement
grâce à ses cachets, il peut ainsi composer à sa guise dans un style grandiose et survolté
qui paraît extravagant pour ne pas dire grotesque aux oreilles des
critiques... pas tous. Sa créativité n'a pas à plaire d'emblée. Il compose
pour l’avenir comme
Beethoven en fin de vie.
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Mahler (gauche) et Bruno Walter |
Mahler, le compositeur, se réserve la période estivale pour rédiger ses partitions au calme et ne travaille quasiment jamais sur deux projets simultanément, même si une idée lui vient en vue d'une partition à venir. Mes chroniques n'ont pas suivi un ordre chronologique, je propose le tableau récapitulatif réel. On distingue trois périodes bien délimitées. La phase initiatique : de la cantate Das klagende Lied à la 4ème symphonie illustrant des poèmes et mythes issus des contes du Knaben Wunderhorn (cor merveilleux de l'enfant), la 2ème adoptant comme la 8ème une forme mi-orchestrale mi-oratorio mystique. Suivent les trois symphonies N°5 à 7, purement instrumentales et écrites dans un style dépassant l'académisme du postromantisme viennois par leur nouveauté formelle déconcertante. Enfin, les dernières années, les symphonies 8 à 10, cette dernière restant inachevée. Superstitieux, Mahler voyait comme une malédiction le fait que Beethoven, Bruckner* et Dvořák soient morts avant de terminer leur 9ème ou 10ème symphonie !!! Il tentera de conjurer le maléfice en composant Le chant de la terre, cycle d'une heure comportant six Lieder avec grand orchestre qui prit la place de la 10ème symphonie dans son esprit, écrivant en parallèle une œuvre purement instrumentale, chef-d'œuvre absolu considéré de nos jours comme la 9ème symphonie. Seul l'adagio introductif de la vraie 10ème sera achevé et orchestré. Étrange sortilège numérologique !!!! Le chant de la terre (Das lied von des Erde) appartient désormais à la catégorie symphonie vocale.
(*) Ce qui est faux, le symphoniste autrichien avait rejeté ses deux premières partitions (00 & 0). Il a donc bien écrit dix symphonies complètes et composé les trois premiers mouvements de la 9ème qui très franchement se suffisent à eux-mêmes…
Nota : les dates indiquées dans le tableau sont celles auxquelles
Mahler achève une symphonie. Contrairement à son maître Bruckner
qui retouchait de 2 à 8 fois chaque manuscrit rejeté par les critiques et le
public, il n'apporte aucune modification d'importance par la suite. La
création attend souvent la publication et une date opportune. Mahler assurera la première de toutes les symphonies hormis la 9ème et
Le chant de la terre.
Son ami
Bruno Walter s'en chargera dans les années qui suivent la mort de Mahler en 1911.
1888 1888-1894 1896 1900 |
1ère symphonie 2ème symphonie 3ème symphonie 4ème symphonie |
1902 1904 1905 |
5ème symphonie 6ème symphonie 7ème symphonie
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1908 1910 1909 1910… |
8ème symphonie 9ème symphonie Das lied von des Erde 10ème symphonie |
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Mahler en 1905 |
J'avoue avoir été interloqué dans ma jeunesse par cet OSNI (Objet Symphonique Non Identifiable) dès la découverte du programme de l'ouvrage concocté par Mahler : un cantique en latin titré Veni Creator d'environ 20-25 minutes suivi d'une seconde partie lyrique, de forme atypique et vaguement proche d'un acte d'opéra, d'environ 1 heure, et portant le nom de Scène de Faust. Mais où le musicien que j’appréciais déjà tant, était allé chercher ça ??
La première écoute ne fut guère un moment d'exaltation tout comme l'avait été celle du final de la 7ème symphonie, une péroraison sur-orchestrée entendue tel un délire voire un charivari fanfaronnant et agressif… D'où une seconde interrogation : pourquoi l'apparente cacophonie de la fin de la 7ème se prolonge-t-elle dans la cantate introductive de la 8ème ? Partant du principe qu'il n'y a pas d'œuvres malvenues ou ratées chez un compositeur de renom et aimé, mais uniquement des opus que l'on n'aime pas pour des raisons irrationnelles de sensibilité, j'ai écouté au fil du temps diverses interprétations qui pourraient inverser la situation… La réponse se trouvait dans la lecture d'écrits détaillant les virages dans les principes stylistiques de composition de Mahler, entre 1902 et 1907 comme indiqué dans le tableau ci-dessus.
Jusqu'à la 4ème symphonie Mahler cherche à se démarquer du modèle académique de la symphonie imposé pendant la période romantique : il ne respecte pas toujours le découpage en quatre mouvements, la forme sonate est fortement chahutée tout comme la tonalité, et on constate l'introduction de lieder et de chœurs dans les partitions. Même la symphonie N°1 comportait initialement un 5ème mouvement sous-titré Blumine.
En 1901, la santé de Mahler se dégrade fortement, une hémorragie intestinale risque de l'emporter ! Ne parlais-je pas d'obsession de la mort chez cet homme anxieux ? La mort qui justement vient de se dévoiler, de l'avertir… Après sa guérison, la rencontre avec l'anticonformiste et épicurienne Alma va contribuer à lui faire abandonner dans sa thématique les contes pour enfants et autres légendes pour une inspiration moins bucolique, ludique et lyrique… à savoir exprimer le combat pour la vie… le meilleur et le pire.
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Caricature du final de la 6ème |
Mahler revient ainsi à la symphonie instrumentale pure. L'écriture se complexifie nettement, l'orchestration aussi. Les chroniques du blog consacrées aux 5 à 7 s'en ressentent dirait Luc 😊. Cavalcade impétueuse, le Rondo final de la 5ème devra être zappé lors de l'analyse car la rédiger eut été trop compliquée. Qui n'a pas entendu au sein de cette 5ème, évoluant de la marche funèbre à l'enthousiasme festif, le célèbre adagietto, méditation réservée aux cordes seules et à la harpe, d'une sérénité et d'une sensualité insolites au centre de la tourmente générale ? (Leitmotiv obsédant et funèbre dans Mort à Venise de Visconti alors qu’il s'agit d'une déclaration d'amour à Alma.)
Mahler torpille dans ces trois ouvrages la tradition romantique, bouscule la forme sonate, l'orchestration déchire l'espace sonore habituel. La poésie ne disparait pas mais aborde des territoires vénéneux : le grotesque, le sarcasme, et carrément, dans le final de la 7ème symphonie, déchaîne une fanfare dégingandée de cirque mêlant trivialité, bruits de kermesse, valses et menuets teintés d'absurdité. Chostakovitch n'oubliera pas cette démence assourdissante dans ses compositions burlesques et terrifiantes brocardant les régimes totalitaires de Staline ou Hitler.
Mahler, maestro habile et précis, ne se préoccupe pas des difficultés inouïes qu'il impose aux orchestres et aux chefs par ses conceptions assez folles, parfois hystériques. Mahler se mérite, tant à l'exécution qu'à l'écoute. Il n'occupera la place de "dernier symphoniste majeur" que lentement, dans les années 60, pendant lesquelles les intégrales et interprétations isolées haut de gamme vont enfin fleurir. L'Allemagne nazie interdira les œuvres d'un juif partout en Europe (en France ce n'est pas difficile, nazisme ou pas, ajouterait Benjamin goguenard et fort à propos). De nos jours c'est l'inverse… Comme si jouer Mahler devenait l'épreuve initiatique de l'apprenti maestro avec hélas nombre de déconvenues… Je ne balance personne, les discographies alternatives proposées dans les chroniques pallient le risque de déception au mieux …
Ces symphonies ne révèlent leurs bizarreries ensorcelantes que jouées par des orchestres d'exception dirigés par des maestros passionnés et confirmés qui contrôlent à la perfection leur cohérence. C'est une nécessité pour la fantasmagorique 8ème écoutée ce jour.
À la fin du XXème siècle, Gilbert Kaplan, un milliardaire américain, en "addiction" de la symphonie "Résurrection", dilapide sa fortune pour la diriger en amateur avec le Symphonique de Londres et même avec la Philharmonie de Vienne. Il étudie la direction d'orchestre, s'épuise à maîtriser la partition, finance CBS et DG pour faire capter les concerts qui seront édités en CD… Les disques se vendent comme des petits pains. Certes sa vision est assez prosaïque mais pas inécoutable pour les mélomanes non intégristes. Gilbert Kaplan a réalisé le rêve de sa vie et a fait découvrir l'œuvre à ses contemporains… Ah si j'étais riche 😊.
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Saint Raban Maur |
Quelle réflexion ésotérique a conduit Mahler à assembler l'hymne du Veni Creator chanté en latin par quelques solistes et un effectif choral phénoménal et, la scène de Faust extraite de la seconde pièce de Goethe, Faust II ? Ainsi, la symphonie s'élance en plongeant 1200 ans en arrière, à la grande époque du grégorien primitif, et Mahler nous entraîne ensuite à suivre le Docteur Faust dans son ascension mystique au paradis après son absolution. Mystérieux ! non ?
En dehors de la démesure des forces instrumentales et chorales mises en jeu, on s'étonna sans fin de ce bizarre choix de l'antagonisme que représente la cohabitation du latin médiéval et de l'allemand moderne dans les deux parties de l'œuvre, de durées et de styles dissemblables.
En 1906, Mahler a achevé son cycle de symphonies purement instrumentales et éprouve un peu de nostalgie d'avoir délaissé la voix. Les cycles de lieder parmi les plus riches du répertoire ne l'ont-ils pas comblé ? par ailleurs, la création cette année-là de la 6ème symphonie se conclut par un fiasco total. Les critiques éreintent l'exubérant, morbide, frénétique et démesuré final (une demi-heure) (Clic). Mahler encaisse ce genre de déception. Comme Beethoven écrivant la terriblement virtuose sonate hammerklavier, il sait qu'il compose pour l'avenir et veut échapper au carcan d'un postromantisme à bout de souffle. Il cherche une nouvelle voie dans ses recherches…
"Il l'a lu par hasard" ! Ainsi témoigne Bruno Walter, le futur maestro et défenseur de Mahler, à propos de la découverte du Veni Creator par son ami. On connaît la passion de Gustav pour la théologie.
Improvisons une courte leçon de catéchisme pour les lecteurs mécréants ou athées pratiquants 😊. Cette prière du Veni Creator, à la fois poème et hymne, aurait été rédigée vers 856 - selon l'hypothèse la plus crédible - par le bénédictin Saint Raban Maur, érudit de la cour de Charlemagne, puis évêque de Mayence. L'essor de l'Empire carolingien correspond à la période d'expansion définitive du christianisme en Europe et de la dogmatisation des textes chrétiens. (Veni Creator Chanté en grégorien)
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Marguerite aux cieux |
Le Veni Creator est récité ou entonné en hommage à l'Esprit-Saint, la troisième "personne" de la Sainte Trinité à côté de Dieu et du Christ. L'Esprit-Saint est un don offert aux apôtres lors de la pentecôte, dernière intervention divine directe après la résurrection de la Pâques et l'Ascension quarante jours plus tard. On le psalmodie aux vêpres de la Pentecôte, ou lors du sacrement de confirmation. Ce texte concentre à lui seul toutes les intercessions demandées par un baptisé à L'Esprit-Saint pour accomplir son rôle pastoral tel que Saint-Luc le définit à la fin de son Évangile : porter la parole évangélique…
Ce poème ne pouvait que séduire Mahler en recherche de sérénité et de vertu pour aborder sa marche spirituelle vers le repos éternel dont l'échéance l'obsède… surtout après 1907…
Mahler décidera de prolonger son projet de cantate, trop court pour une symphonie de cette période créatrice, par une adaptation sous forme d'oratorio de la dernière scène du Faust II de Goethe. Ah, revoilà le docteur Faust qui dans la pièce initiale de 1808 refusait la vieillesse ("nature cruelle pourquoi m'as-tu abandonné…" lui faisait chanter Berlioz), vendait son âme à Méphistophélès (démon de la culture allemande) pour retrouver jeunesse et vigueur et ainsi séduire la douce et pure Marguerite. Le démon exigera alors son dû et Faust, maudit, sombrera dans les abîmes infernaux. Marguerite montant au paradis. Comment éviter de s'égarer dans une banale musique de scène ? Nous verrons plus loin que Faust a été une source sans fin d'inspiration pour musiciens, cinéastes, etc.
Dans la seconde pièce écrite par Goethe en 1832, Faust II, l'histoire diverge en faisant intervenir des éléments mythologiques comme Hélène de Troie, mais maintient le pacte diabolique entre Faust et Méphistophélès. Cependant, la dernière scène ouvrira à Faust la porte de la rédemption grâce aux suppliques de Marguerite qui veut rachète son âme. L'amour entre Marguerite et Faust est fortement souligné dans ce final comme "force purifiante, libératrice et transfigurante" (dixit Paul Bekker, violoniste, musicologue et critique, ami de Mahler, très actif pour le soutenir dans ce projet pharaonique).
Pour Mahler, rapprocher deux conceptions rédactionnelles a priori si dissociées paraît, après analyse, très logique par leurs teneurs religieuses complémentaires : l'invocation de L'Esprit-Saint par le fidèle pour galvaniser son engagement apostolique et, en regard, la quête mystique des saintes et des ermites pour sauver Faust de la géhenne de feu en obtenant la miséricorde divine. Du moins je vois de cette manière pourquoi dans la symphonie, l'hymne, la supplique et l'absolution se conjuguent à travers deux textes pour le moins contrastés sur le fond et la forme.
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Création à Munich |
Pendant l'été 1906, en six semaines, Mahler rédige la quasi intégralité de la partition !!! Il achèvera l'orchestration pendant l'été 1907. En 1908 et 1909, il dirige et crée sa 7ème symphonie au discours vraiment délirant obtenant juste un succès d'estime.
J'ai raconté avec une pointe d'humour la création de la 8ème en 1910 à Munich à l'occasion de l'exposition universelle. Aucune salle de concert en Europe ne pouvant accueillir un millier de chanteurs et de musiciens, il s'installe dans un hall qui peut accueillir un public de 3400 personnes. Bruno Walter fait répéter les chœurs… Otto Klemperer conseille des musiciens un peu désorientés... Thomas Mann, Stefan Zweig, Richard Strauss, Schönberg, Saint-Saëns, Dvorák, Webern ont fait le voyage... Surprise, l'exécution est un triomphe 🙏. Le jeune maestro Leopold Stokowski âgé de 28 ans la dirigera avec un effectif tout aussi titanesque six ans plus tard à Philadelphie (Clic).
À propos d'effectif lors de la création, voici la liste. On dénombre 1030 exécutants, un record en musique classique. Il peut être allégé, notamment au niveau des chœurs…
Solistes : 3 sopranos, 2 altos, ténor, baryton et basse.
Chœurs : 2 chœurs mixtes (2 x 250 choristes), 3 chœurs d'enfants (350 garçons)
Vents : 4 flûtes + 2 piccolos, 4 hautbois + cor anglais, 5 clarinettes + clarinette basse , 4 bassons + contrebasson, 8 cors, 4 trompettes, 4 trombone + tuba basse
Percussions : 4 timbales, grosse caisse, caisse claire, 2 cloches (la et la ♭), cymbales, glockenspiel, tam-tam, triangle.
Autres : orgue, harmonium, célesta, piano, 6 harpes, mandoline.
Cordes (84 instrumentistes) : 1 petit violon, violons 1, violons 2, altos, violoncelles, contrebasses.
Au lointain : 4 trompettes et 3 trombones.
Quelques repères de l'accueil de la 8ème symphonie
en France :
Seiji Ozawa la dirigea dans la basilique de Saint-Denis en 1979 (acoustique pas adaptée du tout hélas) et récemment, en 2023, Daniel Harding a enchanté le public de la Philharmonie de Paris. En 2003, Christoph Eschenbach investit le palais omnisports de Bercy en recourant à une incontournable sonorisation... Un spectacle grandiose mais peu mémorable sur le plan sonore. Peu importe, le public apprécia...
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Sir Georg Solti, exigeant, souriant et humaniste
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En 2019 Jukka-Pekka Saraste tire parti des milliers de places de la chorégie d'Orange. Il dirige l'Orchestre National de France, l'Orchestre Philharmonique, le Chœur et la Maîtrise de Radio France (avec des jeunes filles en plus des garçons 😊), le Chœur Philharmonique de Munich. La grandeur des lieux, la maîtrise du chef, la disposition aérée des chœurs offre une interprétation somptueuse disponible en DVD (voir vidéo).
Quatrième chronique consacrée au chef hongrois Georg Solti (1912-1997). Les deux premières furent publiées à une semaine d'intervalle à propos d'un enregistrement réunissant le Concerto pour orchestre et la musique pour corde percussions et Célesta de Bartók, nous avons lu il y a peu un nouvel article sur ces deux œuvres majeures. J'avais écrit une biographie toujours d'actualité pour ce célèbre maestro du XXème siècle, je n'ajoute rien. Et, j'avais choisi sa gravure pour un commentaire de 2018 consacré à la 2ème symphonie de Mahler avec l'orchestre symphonique de Londres, œuvre monumentale d'une forme qui préfigure la 8ème (trois mouvements symphoniques, un lied et un final en forme d'oratorio. A l'époque il coopère avec Decca Records pour le projet gigantesque de capter la première intégrale en studio et en stéréo du Ring de Wagner (19 LP), il dirige la philharmonie de Vienne d'une puissance et d'un éclat sonore légendaire. Il enregistra aussi la 1ère Symphonie à Londres en 1964. Le disque de ce jour de 1972 bénéficie de cette maîtrise d'exception des ingénieurs du son du grand label british.
Directeur de 1969 à 1991 de la Philharmonie de Chicago, l'une des phalanges idéales pour éclaircir au disque l'exubérance orchestrale mahlérienne, il réalisera une intégrale des symphonies. En contrat à vie avec Decca, il nous a légué 300 enregistrements (un patrimoine comparable à ceux de Karajan, Dorati ou Marriner…).
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Icône de la pentecôte |
L'enregistrement aura lieu à Vienne, dans l'immense Sofiensaal. Le casting vocal et les rôles étant : Le chœur d’État de Vienne et celui des amis de la musique (associé habituellement à la philharmonie de Vienne). Les petits chanteurs de Vienne. Les solistes vocaux et les rôles : Heather Harper (soprano I – Magna Peccatris), Lucia Popp (soprano II – Una poenitentium - pénitente), Arleen Auger (soprano III - Mater Gloriosa), Yvonen Minton (alto – Mulier Samritana), Helen Watts (contralto – Maria Aegyptiaca), René Kollo (ténor – Docteur Marianus), John Shirley-Quirk (baryton – Pater Ectaticus), Martti Talvela (bass – Pater Profundus). Les mélomanes friands de l'art lyrique de l'époque reconnaîtront un octuor vocal de rêve sur les grandes scènes de la planète… Beaucoup ont participé à l'aventure du Ring.
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Partie I : Veni creator
Les variantes du texte du Veni Creator sont nombreuses. Le manuscrit original a disparu. La tradition s'est transmise d'incunables en incunables. Le Vatican a établi une version et une traduction officielle en 2010 et 2015. Mahler a choisi une édition ancienne de laquelle il a supprimé un verset et a inversé des couplets… l'esprit de l'hymne étant conservé. Je vous propose un tableau comportant le texte chanté et la traduction du Saint-Siège 😇, mon latin étant nul 😊 !
À une playlist et ses désagréables interruptions du son à chaque commutation de vidéos, je préfère une publication YouTube en continu et un minutage d'aide au suivi. Ne me demandez surtout pas pourquoi, suivant les interprétations (Solti vs Sinopoli par exemple) les découpages ne correspondent pas… Les minutages intermédiaires précisent la succession des sections dans la partition.
Le mouvement se construit à la fois sur la forme sonate très libre et celle du motet, les chœurs ayant la part belle. Le déroulement général alternera des airs d'un ou plusieurs solistes avec les chœurs, la maîtrise, voire tous les chanteurs ensembles.
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La sainte Trinité |
1 - [00.00] : Veni, creator spiritus, Orgue, orchestre et Chœurs I et II. Précédé d'un bref accord puissant de l'orgue (clavier + pédale), des bois, violoncelles et contrebasses, les chœurs I & II proclament ff l'hymne avec fougue "Veni... Veni, creator spiritus." On distingue fugacement deux premiers motifs. Une fanfare triomphale des trombones, des trompettes et des timbales intervient là encore sur une superposition de deux motifs exaltés. Le ton jubilatoire de l'accompagnement instrumental est donné. Une reprise du verset a lieu, soutenu par un dernier motif mélodieux aux cordes. [00.38] Une autre thématique martiale voire processionnaire, chœur et orchestre, complète cette introduction. En résumé, voici des motifs successifs difficiles à dissocier, ce sont plus des leitmotive que des thèmes au sens strict. On ne peut nier l'héritage de la forme sonate par leur regroupement. L'ensemble orchestral rayonne allègrement et se révèle de mise en regard de l'intonation vocale incantatoire de l'hymne.
2 - [01:21] : imple superna gratia, 7 solistes (tous sauf soprano III). Ils font leur entrée un à un. Une séraphique invocation succède à l'énergie de l'introduction "1". [02:30] Chœurs I et II viennent les soutenir avec sérénité. Les cordes dominent le climat orchestral en suivant une mélodie à la fois sinueuse et vagabonde. [04:34] Répétitions du Veni, creator par les chœurs. Un passage concertant de l'orchestre où dominent des cloches et les cors conclut ce passage decrescendo…
3 - [05:52] : Infirma nostri corporis. Chœurs I et II et les mêmes 6 solistes. Le chant choral reprend doucement illuminé par un violon solo (la petite lumière ?) [07:48] Un trémolo des cordes suivi du tintement des cloches et d'un étrange dialogue purement orchestral interrompt le discours ! Choix architecturale ou bien méditation sans parole… ou encore simplement un exposé d'une nouvelle thématique ; les trois options sans doute. On retrouve les accents fantasques expérimentés dans les symphonies 5 à 7 précédentes. Mahler innove par cette orchestration capricieuse mais bien plus éthérée que celle entendue dans les symphonies 5 à 7. [09:17] La basse reprend avec vigueur Infirma nostri corporis. Les autres solistes la basse rejoignent promptement, tous déclament une péroraison chantée sur les motifs initiaux (telle une reprise formelle de sonate) de l'introduction, les chœurs se taisent… Au lointain, un cor et des clarinettes évoquent les tourments des limbes
4 - [12:32] : accende lumen sensibus, 7 solistes (tous sauf soprano III), maîtrise, chœurs I & II. Retour de l'orgue et de la fanfare. Chœurs et garçons soulignent énergiquement dans la ligne de chant le rejet de la faiblesse au bénéfice du don de la force, de la chasse du mal pour atteindre la paix… Une épreuve terrible pour le chef pour contrôler cette furie.
5 - [16:58] : Veni, creator spiritus, 7 solistes (tous sauf soprano III), maîtrise, chœurs I & II. Sans transition, l'orgue et la cymbale marquent le début de la "vraie" reprise du Veni, creator spiritus" au sens architectural, la maîtrise de garçons renforce l'impression d'atteinte des lieux paradisiaques (ils sont en forme les anges, quels talents ces enfants 😊 ). Au-delà de la conviction dans (3-4), la ferveur de cette réexposition devient euphorique. Réexposition assurant la symétrie formelle de la construction en sonate : Section A : 1-2 ; développement : 3-4, Section A' ; 5 ; coda : 6.
6 - [20:45] : Gloria Patri Domino, maîtrise de garçons, 7 solistes, chœurs I & II. Le dernier couplet glorifie l'entité trinitaire : le Père, le Fils (Christ ressuscité) et l'Esprit-Saint. Une introduction orchestrale radieuse précède l'entrée d'un tutti choral conclusif initié par les enfants suivis des solistes et des chœurs. Le lien avec le Gloria de la liturgie de l'ordinaire de la messe est traité brièvement par Mahler. Et bien que majestueuse, cellei-ci prohibe par cette concision toute grandiloquence fréquente dans ce type de final et qui n'aurait aucune place en cette fin d'une première partie d'un ouvrage aussi vaste (pas de point d'orgue, mais une syncope !) …
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Codex du Veni Creator |
[1]
[2] |
Veni, creator spiritus, mentes tuorum visita; imple superna gratia, quae tu creasti pectora. |
Viens, Esprit Créateur, Visite l'âme de tes fidèles, Emplis de la grâce d'En-Haut Les cœurs que tu as créés. |
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Qui Paraclitus diceris, donum Dei altissimi, fons vivus, ignis, caritas, et spiritalis unctio. |
Toi que l'on nomme le Conseiller, Don du Dieu Très-Haut Source vive, feu, charité, Invisible consécration. |
[3]
[4] |
Infirma nostri corporis virtute firmans perpeti; accende lumen sensibus, infunde amorem cordibus. |
Allume en nous ta lumière, Emplis d'amour nos cœurs, Affermis toujours de ta force La faiblesse de notre corps. |
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Hostem repellas longius, pacemque dones protinus; ductore sic te praevio vitemus omne pessimum. |
Repousse l'ennemi loin de nous, Donne-nous ta paix sans retard, Pour que, sous ta conduite et ton conseil, Nous évitions tout mal et toute erreur. |
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Tu septiformis munere, paternae digitus dexterae
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Tu es l'Esprit aux sept dons, |
[5]
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Veni, creator spiritus...
Da gaudiorum praemia, da gratiarum munera; dissolve litis vincula, adstringe pacis foedera. |
Viens, Esprit Créateur...
Donnes les faveurs de la joie, offres des cadeaux de remerciement ; dissous les liens des conflits Renforces les alliances de paix. |
[6] |
Gloria Patri Domino, natoque, qui a mortuis surrexit, ac Paraclito in saeculorum saecula. |
Gloire soit à Dieu le Père, au Fils ressuscité des morts, à l'Esprit Saint consolateur, maintenant pour les siècles des siècles. Amen. |
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Partie II : Scène de Faust
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Goethe en 1829 |
Goethe avait en son temps proposé une traduction du Veni Creator. Mahler, l'un de ses admirateurs, comme tous les intellectuels du romantisme pourrait-on dire, exauça dans cette 8ème symphonie un souhait du dramaturge allemand : mettre en musique cette traduction sous forme de cantate. Mais comment, ou plutôt par quoi, faire suivre cette introduction en latin, un hymne de 25 minutes destiné à la liturgie, pour atteindre l'heure et demi qu'affectionne le compositeur pour ses symphonies ?
Le choix du texte de la dernière scène de Faust II peut surprendre ! Pour nombre d'entre nous, Faust est le vieux médecin concupiscent vendant son âme au diable (Méphistophélès) pour retrouver jeunesse et vigueur afin de conquérir la douce et juvénile Marguerite. Oui Sonia, je me répète, un quasi copier-coller d'un paragraphe plus avant. Mais avoues que Mahler met à rude épreuve notre compréhension…
On a le souvenir de la damnation de Faust de Berlioz, la cavalcade finale, Méphistophélès jouissif proclamant "JE SUIS VAINQUEUR", tandis que Faust chute aux enfers et que Marguerite monte au ciel accompagnée par des anges… THE END ! Berlioz a adapté le Faust I de 1808…
Dans Faust II de 1832, Goethe médite sur le thème de l'éternité et de la rédemption et sauve l'âme de Faust à l'instigation de Marguerite. Dans une scène très symbolique, divers personnages interviennent pour plaider la cause : des ermites, des saintes, Marguerite… Goethe spécule sur l'idée fondamentale que l'amour de Faust pour Marguerite par sa sincérité rachète toute les autres fautes…
Les derniers vers résument ce concept : "L'indescriptible est ici réalisé ; L'éternel féminin nous entraîne vers les cieux." Cool 😊. Par ailleurs, dans le Veni Creator, que lisons-nous en [2] et [3] : "Emplis de la grâce d'En-Haut les cœurs que tu as créés" et plus loin : "Allume en nous ta lumière, emplis d'amour nos cœurs." ? Certes l'hymne privilégie la vénération de la Sainte-Trinité, mais aussi, par extension, on y discerne une intention de nous épauler à renforcer cet amour à l'être cher et à l'humanité. C'est sans doute dans ces clés littéraires autour de l'amour ineffable que Mahler a trouvé la justification du rapprochement entre les deux textes, l'un spirituel et l'autre théâtral, peu importe la langue… Il existe des milliers de pages sur le sujet…
- Dans deux heures je ramasse les copies des lecteurs…
- Très drôle Sonia… J'espère que les spécialistes ne m'en voudront pas trop de mes approximations…
Mahler n'était pas le premier à mettre en musique cette conclusion bienheureuse. Franz Liszt achevait sa Faust Symphonie par un Andante mystico chanté par un ténor et un chœur d'hommes, passage se terminant par un puissant accord d'orgue, toute les symboliques de la rédemption sont réunies. (Clic)
Dans la première partie, les solistes n'ont pas de rôles définis, leurs tessitures soulignent les expressivités les plus adaptées aux intentions de prière.
Dans la seconde, ils deviennent les personnages du drame. Ils ne dialoguent pas, nous ne sommes pas à l'opéra. On entendra des solos ou des ensembles y compris en complicité avec le.s chœur.s. Les enfants chantent la voix des anges. Je reprend ici la liste du casting :
Heather Harper (soprano I – Magna Peccatris) Lucia Popp (soprano II – Una poenitentium - pénitente) Arleen Auger (soprano III - Mater Gloriosa) Yvonne Minton (alto – Mulier Samritana) Helen Watts (contralto – Maria Aegyptiaca) |
René Kollo (ténor – Docteur Marianus) John Shirley-Quirk (baryton – Pater Ectaticus) Martti Talvela (bass – Pater Profundus). |
La couleur vert pomme dans le commentaire indique le premier verset de
chaque strophe traduit en français… Le texte bilingue allemand-français
intégral traduit par Guy Lafaille est à lire pour les passionnés dans ce
Site
Nota : la numérotation poursuit celle des plages du disque Solti.
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Édition complète de 1847 |
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Anachorète |
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Sainte Marie Madeleine (Le Greco) |
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La Samaritaine (Juan de Flandres-1500) |
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Sainte Marie l'égyptienne |
7 – [23:15] Poco Adagio, Orchestre. On retrouve cette écriture inimitable, ce climat wagnérien, si souvent entendu dans les adagios mahlériens. La transition est brutale avec la réjouissance du Gloria concluant la partie 1. Un léger coup de cymbale puis des pizzicati marquent le début de la promenade de bois, de cordes, de cors lointains ; mélopée au rythme martial, scansion musicale si souvent entendue dans les symphonies précédentes, des marches tragiques ou bucoliques (1, 3, 5, 6, 7). [27:17] Les trilles des cordes et le chant poignant des cors dramatisent la scène dans cette forêt sauvage, repère des anachorètes (ermites)
[29:50] Allegreto moderato. Orchestre Nous voici errant dans de sombres gouffres dans lesquels le sort du Faust maudit se décidera. Le thème "accende" (4) du Veni Creator revient, telle une supplication véhémente, désespérée. Le thème récurrent de l'adagio revient toujours et toujours, obsessionnel, mais la supplique anxieuse évolue vers une humble invocation.
[33:50] Wieder langsam (encore lentement) Orchestre, Chœur I & II. "La forêt, elle se balance vers nous…", Mahler confie le leitmotiv récurrent aux flûtes pour accueillir le texte chanté par les chœurs (7). Un petit quart d'heure d'une procession oscillant entre imploration et colère dans ces lieux dépeints dans un style expressionnisme marqué d'un hyper romantisme pourtant en déclin… Une page génialissime par sa construction et l'élégance de son écriture.
8 - [37:26] Moderato, baryton, orchestre. "Éternelle brûlure de bonheur. Lien ardent d'amour…". Air de Pater Ecstaticus, l'un des trois anachorètes qui vivent dans les gorges. L'âme de Faust va se nourrir de leurs sages méditations pendant son ascension. Pater Ecstaticus adopte un phrasé lyrique et passionné pour évoquer les contradictions dans les liens amoureux : ses délices et ses souffrances… L'orchestre fait appel majoritairement aux cordes, interprétant une mélodie mêlant volupté et vaillance. Diverses interventions instrumentales apportent à l'accompagnement une alacrité féérique aux mille nuances* ! L'ivresse de l'amour surgit bien de l'oraison malgré l'usage d'une sémantique étrangement violente de la part de Goethe. Étrange Lied** ésotérique et un exploit vocal de John Shirley-Quirk (1931-2014) !
(*) Mahler maitrise désormais pleinement son orchestration animée et colorée voire fantasque, mais sans les excès et le pathos parfois discutables en terme de bon goût et entendus dans la 7ème symphonie…
(**) La longue expérience de Mahler dans le domaine du lied symphonique atteint son aboutissement. La ferveur et la conviction embrasent la ligne de chant et excluent toute possibilité crédible de l'adapter à un récital de musique de chambre… (À mon sens.)
9 – [39:01] Allegro - Allegro appassionato, Orchestre, basse. "Comme, de ses propres forces, Le tronc s'élève bien droit dans l'air, Ainsi l'amour tout-puissant, Qui forme tout, nourrit tout…". Pater profundus, autre anachorète et écologiste avant l'heure 😊 honore de sa voix de prophète la beauté de la nature, l'associant au don suprême de la Création, donc à un acte d'amour, amour dont son âme tourmentée (telle celle de Faust ?) a tant besoin. La nature, les cascades, les rochers, l'amour, encore cette thématique pivot du romantisme. [43:11] Une conclusion orchestrale allègre, trompetant joyeusement, insère un temps de pause avant l'entrée des anges…
10 - [43:45], Allegro deciso, Orchestre et maîtrise de garçons + Chœur I et II limités aux sopranos et contraltos. "Sauvée du démon est la partie noble Du monde des esprits" chantent les "Anges" (chœur féminin), accompagnant ainsi l'âme de Faust en cours de purification ; papi Faust ? 😊. Les Enfants bienheureux (en duo) leur donnent raison "Tenez-vous par la main dans une ronde joyeuse ! Levez-vous et chantez vos sentiments sacrés !" L'orchestration est pétillante, les fanfares de trompettes font écho aux trilles des flûtes mais ne compriment en rien la ligne de chant vaillante des gosses et des dames des chœurs viennois dont les voix séraphiques voltigent dans ce jardin musical ludique et paradisiaque*. [44:44] Les angelots rejoignent leurs aînés, les "Anges juvéniles" (**). "Ces roses qui viennent des mains de pénitentes remplies d'amour saint nous ont aidé à gagner le combat, et à achever l'œuvre divine."
(*) Les anges… Mahler nous entrainait déjà dans une description enfantine du paradis dans un lied confié à une soprano, lied concluant la 4ème symphonie et s'inspirant d'un chant populaire du recueil du Knaben Wunderhorn…
(**) C'est rigolo cette distinction ! Y aurait-il des diplômes chez les anges à défaut de sexe 😊. On comprend ici pourquoi le compositeur requiert trois chœurs d'enfants.
11 - [46:50] Sempre listesso tempo, Orchestre, Chœur et alto solo puis ténor,. "Il nous reste un résidu terrestre à porter avec peine". (résidu au sens séquelle du péché.) Encore une épreuve, anxiogène, comme le témoigne le mélancolique duo violoncelle-violon suivi du solo de violon guidant l'entrée du chœur. [47:42] La voix d'alto solo souligne que le chemin vers l'absolution n'est pas achevé "Et même s'il était d'asbeste, Il n'est pas pur." [48:09] Les Anges juvéniles distillent néanmoins l'espoir de l'absolution "D'abord qu'il soit placé, jusqu'à la fin de l'ascension, avec ceux-ci !".
[49:12] Le ténor, troisième anachorète du nom de Docteur Marianus aperçoit, rayonnante dans les cieux, la Vierge Marie…. "Dans une couronne d'étoiles, c'est la reine des cieux, je le vois à son éclat !". Il est suivi par une dernière intervention vigoureuse des Enfants bienheureux " Nous l'accueillons avec joie Dans son état de chrysalide ; Il est déjà beau et grand d'une vie sainte".
12 - [49:44] Sempre listesso tempo ! Orchestre, Ténor, soprano II, Chœurs I et II. "Très haute maîtresse de monde, laisse-moi, sous la voûte bleue, que le ciel déploie, voir ton secret". Le Docteur Marianus tombe en extase en chantant un cantabile aux inflexions célestes. Il en appelle à la miséricorde de la Vierge pour qu'elle procure la sérénité à la psyché humaine en souffrance. [52:36] Le chœur rejoint le ténor dans cette félicité. Ils développent un hymne d'adoration, crescendo, et irradié par les cordes, notamment des solos de violons et de violoncelles empreints de spiritualité ; "Vierge, pure dans le sens le plus beau, Mère, digne d'être honorée. Et Reine choisie pour nous, Égale aux dieux !".
[54:17] Adagissimo Les voix se taisent pour laisser l'orchestre s'apaiser. L'orchestre se réduit à un ensemble chambriste d'un modernisme bartokien : harpe, célesta, piano, harmonium s'unissent dans une mélopée d'une infinie béatitude.
[55:43] Les pénitentes (chœur d'hommes) "À toi, l'intouchable…" puis [57:16] Mater Gloriosa conclut cette longue adoration à la manière d'un lied "Accepte notre prière, Toi qui es bienveillante ! Toi qui es sans pareille !".
13 - [57:53] fließend (avec fluidité). Orchestre, soprano I, alto, contralto. Ce passage met en scène trois pénitentes, nous écoutons trois lieder différents et un lied chanté en trio. La sainteté se cache derrière leurs noms allégoriques, hormis Maria Aegyptiaca, une anachorète du IIIème siècle ayant vécu 40 ans dans le désert pour racheter une jeunesse dissolue…
Magna Peccatris (Elle aussi une supposée ancienne pécheresse ? sans doute Sainte Marie-Madeleine, une prostituée repentante devenue une disciple aussi importante que les apôtres et fidèle jusqu'au pied du Golgotha…) "Par l'amour qui sur les pieds de ton fils transfiguré fit couler des larmes transformées en baume...". La soprano I entonne une tendre et voluptueuse mélopée.
[58:48] Succède pour le second lied Mulier Samritana (La samaritaine – pas le magasin, non, une femme anonyme vivant en Samarie 😊 – Elle reconnut d'emblée Jésus comme le messie lors d'une rencontre près d'un puits, encore l'eau… symbole du baptême). "Par le puits et le seau, qui du Sauveur put toucher et rafraîchir les lèvres… Par la source pure et riche…" La thématique demeure, mais la légère gravité de la voix de l'alto manifeste l'humilité de cette femme vertueuse face au divin. Le lied évolue vers l'exaltation. L'orchestre s'élargit : carillon et tutti de cuivres, pizzicati exacerbés des cordes… Un élan de solennité jubilatoire !
[1.00:21] Troisième et dernier lied chanté par Maria Aegyptiaca (Marie l'égyptienne, dont l'âme a quitté le désert brûlant pour la fraicheur des nues célestes). "Par les quarante ans de pénitence où je restais fidèlement dans le désert ; par l'adieu sacré que j'écrivis dans le sable." Le timbre de contralto presque enfantin illustre la simplicité du récit.
[1.01:26] Les trois pénitentes, en trio vocal, se réjouissent et invoquent ensemble le divin en faveur de la réhabilitation de "Marguerite". "Toi qui aux grandes pécheresses ne refuses pas ta présence, et qui élèves la récompense du repentir, jusqu'à l'éternité…" et "Accorde aussi à cette âme bonne, qui n'a succombé qu'une fois, qui ne savait pas qu'elle péchait, ton juste pardon !". La ligne de chant suit la forme d'un canon rayonnant avant une reprise à l'unisson du texte de Goethe. Cette atmosphère bon enfant fait écho à celle maintenue par les angelots lors du chœur des enfants bienheureux [10].
14 - [1.02:46] Tempo non précisé (une rareté ! les spécialistes comme Jean Matter le suggère recueilli.) Orchestre, soprano II, soprano III, maîtrises de garçons, Chœurs I et II. Intervient une quatrième pénitente nommé Gretchen (le surnom de Marguerite, allégorie de l'éternel féminin). L'enchaînement instrumental est une merveille de légèreté et préfigure l'orchestration du Chant de la Terre. Harpe, mandoline, célesta s'imposent. Une aubade ? Pas surprenant, les quatre femmes depuis le début de [13] dédramatisent le sentiment et l'acte amoureux comme un péché impardonnable… Bien entendu, Gretchen s'adresse de nouveau à la Vierge en gloire. "Ô rayonnante, ton regard gracieux sur mon bonheur ! Le bien-aimé depuis longtemps, qui n'est plus taché est de retour.".
[1.03:44] Introduit par la facétieuse romance de la mandoline, Enfants bienheureux participent à cette liesse préfigurant la paix voire la sanctification retrouvée ; ils s'adressent directement au Père "Nous avons été enlevés tôt aux chœurs des vivants. Mais lui, il a appris : Il nous enseignera.". Et quel kaléidoscope de timbres, du cristallin célesta à la grosse caisse à peine effleurée…
[1.05:01] Nouvel intervention de Gretchen louant le retour de son bien-aimé : "Entouré par le chœur noble des esprits, Il est encore aveuglé par Le jour nouveau.".
[1.07:03] Mater Gloriosa conclut toute cette séquence en adjurant le damné enfin absout de rejoindre Gretchen "Viens ! Lève-toi vers les hautes sphères ! S'il te sent,". [1.07:57] Le chœur rejoint ce "comité d'accueil" sur le simple mot "Viens ! Viens ! " !! Flûte, harpe, célesta, une musique venue des sphères… Les aigus bouleversants de Mme Arleen Auger restent inégalés à mon sens. 😥.
On approche de la fin… Paul Claudel présent à Munich dira de la symphonie "Ce n'est pas un homme qui a écrit ça, c'est un demi-dieu !"
15 - [1.08:04] Blicket aut zum Retterblick, Orchestre, Ténor, maîtrises de garçons et Chœurs I et II. Secondé par les harpes, le Docteur Marianus nous invite à contempler les âmes perdues puis sauvées rejoignant enfin la présence divine. La symétrie avec le Veni Creator, hymne au divin est patente. La boucle est bouclée dans cet assemblage qui semblait incongru : "Regardez en haut vers le regard du Sauveur. Tous, tendres et repentants, pour, en un divin bonheur, reconnaissants être transformés !" Un fanfare extérieure se manifeste ; je n'ajoute rien à propos du rôle de l'orchestre, Paul Claudel le résume fort bien !!!
16 - [1.12:52] Chœur mystique, Orgue, Solistes, Orchestre et Chœurs I et II. Nous arrivons à l'hymne en apothéose de l'ouvrage. Voilà un crescendo qui ne peut laisser indifférent, du début orchestral intimiste ppp jusqu'au climax fff. "Tout ce qui est éphémère n'est qu'allégorie ; L'éternel féminin nous entraîne vers les cieux." [1.14:08] Le chœur fait son entrée : les adultes, puis suivent les gamins, deux sopranos… Contrairement au final de la 2ème symphonie "résurrection", tout de même un chouias boursouflé, le flot musical s'amplifie de manière paroxystique certes, mais radieusement, sans vulgarité ni pathos… Les cuivres proclament une dernière fois le thème initial du Veni Creator. (Prévenez vos voisins… Mahler était un génie, un peu fou…).
La symphonie est dédiée à Alma. (Partition)
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Écoute au casque ou avec des enceintes additionnelles plus que conseillée. Le son des PC, sauf exception, est vraiment une injure à la musique…
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INFO : Pour les vidéos ci-dessous, sous réserve d'une écoute directement sur la page web de la chronique… la lecture a lieu en continu sans publicité 😃 Cool. |
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DISCOGRAPHIE
Éternelle interrogation pour les mélomanes et les discophiles, le disque de Georg Solti est-il LA référence absolue du catalogue pour cette symphonie la plus monumentale de l'histoire de la musique. Cette gravure réunit un top 7 des chanteurs d'opéra de l'époque, les choristes (grands et petits) germanophones experts de ce répertoire, l'un des meilleurs orchestres de la planète, réputé alliant puissance et raffinement, et un chef totalement inspiré.
Mais vous connaissez mon aversion pour cette assertion péremptoire "référence absolue". La discographie, du fait de l'effectif monumental, est une gageure pour les ingénieurs du son, les captations officielles commencent seulement avec l'émergence du microsillon : Eugene Ormandy (Veni creator seul) en 1948 dans le Hollywood Bowl de 13 500 places, un OVNI ! Leopold Stokowski en live et à New York en 1950. Hermann Scherchen, mahlérien avant l'heure bénéficie en 1951 de la qualité des chœurs et orchestre de Vienne et le sens de la poésie qui lui est propre nous fait vite oublier l'ancienneté du son (pas si mauvais que ça, ah les harpes et la mandoline 😊). Final un peu prosaïque néanmoins…
Trois live touchants par leur désir de promouvoir le chef d'œuvre de Mahler, mais qui souffrent de défauts communs : des tempi hasardeux, des fausses notes, un son pâteux et brouillon – on s'en doute. Certains solistes gardent cette manie passée héritée de l'opéra du vibrato chichiteux encore à la mode. Mais les wagnériens peuvent entendre George London, le Wotan et l'Amfortas de la légende wagnérienne d'après-guerre ou encore le ténor Charles Kullmann. Pour les curieux [A], [B], [C].
Il faut attendre la stéréo pour entendre quelques belles versions animées et mieux captées, j'en cite deux Maurice Abravanel avec son Orchestre de l'Utah et la meilleure version de Leonard Bernstein réalisée en studio à New-York pour Columbia. Le maestro faire preuve d'une vivacité, d'une jouissance et d'un ciselé idéals; la technique fait des miracles !
Les temps modernes ont apporté les versions adaptées aux matériels audiophiles performants, et la culture de l'interprétation du "monstre" a trouvé son accomplissement. (Pendant le nazisme et le stalinisme, jouer Mahler le juif était interdit.) J'ai écouté plusieurs versions à partir de mes souvenirs et consultés des comptes-rendus d'écoutes en aveugle. Les versions de Solti et celle plus récente de Sinopoli monopolisent le podium. J'ai une passion aussi pour celle de Rafael Kubelik en studio.
Ne revenons pas sur les qualités difficilement égalables de Solti. En 1971, Kubelik complète son intégrale avec un disque marquant du même niveau que sa 5ème commentée dans ce site… Une version à la clarté sonore concurrente de celle de Solti, une 1ère partie incantatoire, une 2ème raffinée grâce à des chanteurs de haut niveau, citons entre autres : Edith Mathis, Julia Hamari, Norma Procter, Dietrich Fischer-Dieskau, Franz Crass, n'en jetez plus !
En 1987, le chef italien Guiseppe Sinopoli à l'inspiration parfois inégale est ici au nirvana face à l'orchestre Philharmonia et ses chœurs. La mise en place est au scalpel, la subtilité des phrasés très articulés, les tempi vif-argent. L'interprétation échevelée montre définitivement la modernité de l'ouvrage. La prise de son est d'un dynamisme inouïe. Sumi Jo, soprano au sommet de sa carrière, touche au sublime par la stabilité sans faille de ses aigus dans l'air de Mater Gloriosa…
- Heuuuu, c'est tout Claude ?
- Oui… je crois, tu vois quelque chose à ajouter…
- Hein ? non, non, non…
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