jeudi 28 janvier 2021

LISZT – Faust Symphonie (1857) – J. HORENSTEIN (1957) vs L.BERNSTEIN (1960) - par Claude Toon

x

- Encore une confrontation Claude… Mais, M'sieur Pat n'avait pas déjà écrit une chronique sur cette sombre histoire de Faust ?
- Notre ami Pat avait en effet consacré un billet sur la Damnation de Faust de Berlioz Sonia… Un opéra, ici une symphonie à programme de Liszt…
- Ah Liszt ! Mais ça me revient, on ne parlait pas déjà du docteur diabolique dans sa sonate en si mineur, un de tes papiers cette fois-là ?
- Absolument Sonia, et il existe aussi une Méphisto-Valse pour piano ou orchestre… Tu sais Sonia, le mythe de Faust, hormis Goethe, a inspiré environ 170 musiques, ballets, etc.
- Ah ouiii ! Une mine d'or que ce trio Faust-Marguerite-Méphistophélès pour les artistes dit-donc… Pourquoi deux interprétations ?
- Je n'ai pas réussi à faire un choix subjectif, et par ailleurs je n'ai jamais parlé de Jascha Horenstein, un grand maestro parmi les grands, mais à la discographie trop étique…


Liszt vers 1857

À mon âge avancé (non Pat, pas le 4ème tout de même), je partage la tristesse du Docteur Faust nostalgique de la jeunesse qui s'évade, croyant avoir perdu toute séduction… (- Ô pas tant que ça pour toi, Claude…). Suicidaire face à ses échecs, il invoque le diable qui lui envoie l'un de ses conseillers en damnation (l’un des sept princes de l'enfer), Méphistophélès qui, en échange de son âme permettra, à Faust de jouir des plaisirs de la vie pendant des années. Toujours insatisfait, conseillé par Méphistophélès, le savant en pince enfin pour la jolie, fraîche, pieuse et pure Marguerite. Faust, l'alchimiste, a cherché en vain à fuir les déceptions et à défier la mort. Marguerite répondra favorablement à cet amour… Il y aura maintes péripéties dramatiques. Mais comme écrivait Edgar Allan Poe dans l'une de ses histoires extraordinaires, "il ne faut jamais parier sa tête avec le diable" ! Terence Tamp l'apprend à ses dépens dans un court métrage tourné par Fellini en 1967 pour un film collégial consacré aux contes de l'écrivain.

Les spécialistes de la légende et les professeurs de lettres spécialistes de Goethe vont hurler face aux libertés prises dans mon résumé… Car, oui l'affaire est compliquée et grave ! Faust devra payer sa dette à Lucifer (le boss) et plonger en Enfer, Marguerite (personnage apparue en 1550 dans la légende) monte aux cieux… Sa pureté et sa prière pourront-elle sauver Faust des tourments éternels ?

On associe souvent la légende de Faust à Goethe. Le poète qui a immortalisé le personnage s'inspire d'une légende datant du XVème siècle, elle-même nourrie de la vie supposée d'un nécromancien de la Renaissance, Georgius Sabellicus Faustus Junior. Des érudits font remonter la genèse de la légende au XIIème siècle et même à des poèmes de Rutebeuf (1230-1285), l'époque des troubadours. Les variantes du récit défient l'imagination. Soyons clair, Goethe a influencé tous les musiciens et littérateurs du romantisme avide de métaphysique et de fantastique.

Hormis les deux célèbres pièces de Goethe écrites entre 1808 et 1832, le mythe de Faust a conduit à 174 créations dans les domaines artistiques les plus variés !! Une liste a été établie par Wikipédia et l'écriture d'un petit logiciel m'a permis de calculer ce nombre. (Clic ) Quarante pièces, romans, œuvres pour la jeunesse et traductions… Quarante-deux opéras dont la Damnation de Faust de Berlioz commentée par Pat (Clic) ou encore le Faust de Gounod pour citer deux must francophones… Huit ouvrages symphoniques, dont la Faust symphonie de Franz Liszt écoutée ce jour et la grandiose seconde partie en forme d'oratorio de la 8ème symphonie de Mahler. La sonate du même Liszt en porte les influences. Dix-sept chorégraphies, vingt-trois films, des BD, des chansons et du Rock, et j'en oublie, voir le site…


- Waouh Claude, tu es sûr de ce que tu avances, 174, ça me paraît beaucoup, il faudrait recompter dirait l'ex président Trump…
- Silence Sonia, j'ai une conception personnelle de la symphonie de Liszt, je ne veux que Liszt et moi dans cette chronique, tu bavardes tout le temps, silence !!!
-
Je sors, désolée… (Claude connaît par cœur la grande vadrouille, il se l'approprie ; hihihi)…

~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~


Jascha Horenstein

1857 : Liszt a 46 ans. Il réfléchit à une composition autour de la tragédie de Goethe depuis 1850, des esquisses en témoignent. Liszt est associé à l'essor de la musique pianistique dans la dimension la plus virtuose et difficile à interpréter qui soit. C'est en tant que pianiste d'exception qu'il a conquis l'Europe entre 1827 et 1839. Je vous incite à découvrir cette première période de sa carrière dans l'article sur les cycles dits Les années de Pèlerinage, trois ensembles pianistiques de forme libre à la thématique imaginative et poétique composés en Suisse puis en Italie lors de sa fuite avec Marie d'Agout déjà épouse d'un comte français, un beau scandale (Clic). Une histoire d'adultère un peu folle digne d'un roman de Flaubert ou de Stendhal.

Liszt a montré dans son œuvre pour piano son manque d'intérêt pour les structures académiques en usage à l'époque tant pour les quatuors, les sonates que pour les symphonies. L'incontournable carré de mouvements : Rapide, lent, menuet ou scherzo animé, final… Peu de compositeurs et d'œuvres semblent échapper à la règle : quelques sonates et quatuors de Beethoven, la symphonie "Rhénane" de Schumann, la symphonie inachevée de Schubert (sans doute volontairement – pourquoi quatre mouvements quand avec deux tout est dit) ! Un programme conservé même par les plus novateurs jusque dans les années du postromantisme à la fin des années 30 et même après ; voir la Symphonie N°3 de 1943 de l'autrichien maudit Marcel Tyberg (Clic). L'unique sonate de Liszt (1848-1850) est caractéristique de cet esprit franc-tireur et épouse une forme de continuité du discours en 3 parties réunissant 11 sections et déjà la présence de Faust et des interrogations philosophiques sous-jacentes.

L'intérêt de Liszt pour l'orchestre est donc tardif et influencé en grande partie par son amitié avec Berlioz et Wagner. Ce dernier projetait d'écrire un opéra mettant en scène Faust ; seule l'ouverture verra le jour et figure en complément sur le disque de Horenstein. (Franchement pas indispensable.)     Liszt n'écrira jamais de symphonie de schéma classique, et encore moins de musique "pure" (sans substrat poétique ou littéraire) comme Brahms ou Bruckner. Il invente en 1848 le poème symphonique, pièce symphonique de dix à trente minutes illustrant un poème ou un récit épique, ou encore un concept philosophique, la vie vs la mort. Le premier assez vaste s'intitule "Ce que l'on entend sur la montagne" d'après Victor Hugo (Clic). Douze autres suivront d'un intérêt très inégal. Le populaire "Les préludes" (Lamartine) m'indiffère par sa grandiloquence et sa cymbale assommante.

Plutôt qu'une symphonie à programme comme la Symphonie fantastique ou Harold en Italie de Berlioz, Liszt choisit une forme originale : trois portraits psychologiques : Faust, Marguerite (Gretchen), Méphistophélès. Attention, pas trois poèmes symphoniques successifs ! Le travail sur les liens via la riche thématique assure une profonde cohésion à l'évocation de ce trio : occultisme, amour et maléfice formant le ciment musical unissant les personnages. Conçu initialement pour petit orchestre puis transcrite pour piano, l'ouvrage symphonique majeur de Liszt sera orchestré et complété par un final choral en 1857.

~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~



Leonard Bernstein
Leonard Bernstein

Le titre de ce papier est trompeur. Aucune compétition entre Jascha Horenstein et Léonard Bernstein. J'ignore comment départager le dynamisme sardonique de Bernstein jeune de la folie pointilliste de Horenstein, deux défenseurs assidus de la Faust symphonie. Deux gravures qui dominent la discographie, j'y reviendrai…

Je ne présente plus Lenny alias Leonard Bernstein déjà à la une de huit articles du blog dans un registre très vaste allant de Mahler à Schumann en passant par Bruckner et Milhaud… Pianiste, maestro, compositeur et pédagogue, un caractère un soupçon hédoniste comme Karajan, mais avouons-le, une légende de la musique symphonique du XXème siècle. (Index)

Né en 1898 à Kiev en Ukraine, Jascha Horenstein fait partie de ces grands artistes comme Bruno Walter ou Otto Klemperer, tous d'origine juive, dont la carrière sera chaotique car ils devront fuir la folie meurtrière nazie. Les deux autres chefs garderont une certaine célébrité car soutenus par des grands labels discographiques comme CBS pour l'un et EMI pour l'autre. Ce n'est pas le cas pour Horenstein.

Pourtant dès 1920, le jeune Jascha devient l'assistant de Wilhelm Furtwängler à Berlin, une paille ! Le légendaire chef prendra en main la philharmonie en 1922. Horenstein devient un spécialiste des musiques qui déroutent encore le public comme Mahler ou Bruckner. (Une chronique sur son interprétation de la 3ème symphonie de Mahler, sans doute la référence – vous savez comme je suis avare pour utiliser cette expression péremptoire - est prévue en 2021.) En parallèle il défend âprement les créations contemporaines. On lui doit la promotion de la musique sérielle de Berg, dont la première de son opéra Wozzeck à Paris en 1950. C'est un ami du compositeur danois Carl Nielsen (Clic). Il en assure la création en Allemagne de la 5ème symphonie, œuvre brutale et angoissée, augurant dès 1922, tout comme la 4ème de Vaughan Williams la chute aux abimes de l'Europe 15 ans plus tard. Il gravera pour EMI (rare enregistrement chez la firme) une belle version de cette symphonie.

Pendant la période nazie, il navigue dès 1933 (35 ans c'est encore jeune) de la France vers l'Australie, le Mexique puis les USA où on ne lui propose pas un poste à plein temps, le chef assurant des piges à la tête de phalanges par forcément très prestigieuses. Il devient cependant citoyen américain en 1940. Après le conflit, il dirigera souvent aux Royaume-Unis : Le symphonique de Londres (Mahler), Le Philharmonia (Nielsen) et surtout l'orchestre de la BBC. C'est un peu grâce aux archives de la radio british que l'on peut savourer la souplesse raffinée et pourtant énergique de son style. Il nous a légué un fabuleux Chant de la Terre de Mahler (Clic). J'avais découvert la 8ème de Bruckner avec son enregistrement des années 50. Une vision sans outrance à la tête du symphonique de Vienne. Elle a été rééditée avec la Faust symphonie sous le label Vox (Vox, Unicorn, Turnbout, rien pour se maintenir facilement dans les discothèques). Continuant à diriger Mahler sans relâche malgré les avis contraires des médecins, Il meurt en 1973 d'une crise cardiaque.

~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~


Faust, Marguerite, Méphistophélès
Lithographie de Delacroix de 1825

L'orchestration reste caractéristique du romantisme germanique mais reflète l'influence de l'imaginatif Berlioz : 1 piccolo, 2 flûtes, 2 hautbois, 2 clarinettes, 2 bassons, 4 cors, 3 trompettes, 3 trombones, tuba, timbales, cymbales*, triangle, harpe et cordes. Un ténor soliste et un chœur d'hommes (deux parties de ténors et une seule partie de basses) dans le final et un grand orgue (ou harmonium pour les petits budgets paroissiaux).

(*) Dont Liszt n’abuse pas, ce que j’apprécie grandement. La plupart du temps en "classique", cet instrument ne s'utilise que pour marquer avec une emphase fracassante la conclusion d'un climax… Exception : Chostakovitch. Laissons nos amis batteurs des groupes de Rock et de Jazz colorer leur musique avec maestria 😊.

Le formalisme pur et dur de la forme sonate ne passionne pas Liszt. Dans sa symphonie, de ce dogme cher au romantisme musical, il n'en conserve qu'en partie l'organisation basée sur l'exposition et la réexposition de thèmes, le développement et les reprises. Mais justement question thèmes il va plutôt les concevoir comme des leitmotiv (il n'est pas ami de Berlioz ou de Wagner pour rien) mais abandonne les règles de répartition comme ABCA'B'C.

Je rappelle le principe élémentaire de la forme sonate : 2 thèmes principaux pour les mouvements 1, 2 et le final, pour le 3ème mouvement (2 thèmes structurent le scherzo et sa reprise, et 2 autres le trio). Le temps passant, des aventuriers comme Bruckner en écriront trois au moins pou chaque mouvement. Ils seront très élaborés, ainsi le thème initial de la 7ème symphonie s'étirera sur 21 mesures et 1'05" (deux sections, chacune de deux motifs). On comprend ainsi qu'avec quatre idées originales, le travail contrapunctique atteint un degré de variété extrême dans des morceaux approchant la demi-heure, sans lasser l'auditoire "attentif"… Liszt vise dans chaque portrait cette durée mais utilise un autre stratagème avec pas moins de cinq thèmes courts dans Faust, des motifs de quelques mesures illustrant, comme dans les opéras wagnériens, un leitmotiv : soulignant un trait de caractère ou évoquant un sentiment plus poétique…

Dans Gretchen et Méphistophélès Liszt introduit quatre nouveaux thèmes. Un total de 9 motifs, soit rien d'innovant diriez-vous. Sauf que le compositeur mixe furtivement et avec malice ces leitmotive entre les trois parties, unissant par là-même ce que l'on peut tout de même désigner comme un vaste et épique poème symphonique ; on pourrait évoquer malgré un découpage très précis et les sous-titres explicites une musique de scène. Cet omniprésent lyrisme peut expliquer l'ajout ultérieur de la coda avec ténor et chœur, un surprenant 4ème mouvement qui ne dit pas son nom mais fait songer à la 9ème de Beethoven et au chœur des anges concluant la Dante Symphonie (Magnificat) en gestation. La partition avec ses 300 pages déjoue toute tentative d'une analyse concise. Attachons-nous à quelques passages clés. Une analyse très complète de la plume de Dominique Sourisse est disponible en ligne (Clic). Dominique Sourisse répartit la thématique sur 5 thèmes principaux et des thèmes secondaires ; pas de polémiques, ces différences de vue analytique démontrent à quel point Liszt s'éloigne de tout académisme. 

La première playlist regroupe les trois mouvements et la coda chorale sous la baguette de Jascha Horenstein dirigeant l'orchestre de Baden-Baden. La seconde vidéo correspond à l'interprétation de Leonard Bernstein à New-York en 1960. Le minutage indiqué est celui de cette seconde vidéo…


Texte de la tragédie de Goethe en édition anglaise

1 – Faust : surgit un sombre la ♭ aux altos et violoncelles s'étirant decrescendo ff > p ; les "trois coups annonçant le drame en une note". Et déjà le premier thème A survient sur deux mesures, chacune incluant deux motifs arpégés ascendants. Oppression et désenchantement ? Génie expressif du thème exprimant angoisse existentielle et lassitude précoce du quotidien de Faust, l'alchimiste encore jeune, déçu d'une vie cheminant inéluctablement vers… la vieillesse et le trépas. Dessein ontologique aberrant qui sera au centre des symphonies 6 à 10 de Mahler au début du XXème siècle. Oui, ontologique car pourquoi Faust servirait le très-haut alors que Satan pourrait proposer l'immortalité ? Liszt nous plonge dans le débat métaphysique de l'œuvre en quelques notes dans la tonalité des âmes tristes : Ut mineur. [0:21] Suit un long arpège ascensionnel aux seconds violons prolongeant magnifiquement l'exposé du thème B, un soupir de désarroi, l'un des leitmotive piliers de la symphonie.

Le récit mélodique qui suit, dérivé de ces premiers leitmotive se métamorphosant sans cesse, se révèle très innovant pour l'époque en regard de l'univers très (trop) ordonné des modes d'écriture classiques. On discerne l'usage de la gamme chromatique dans son intégralité malgré le Ut mineur. Schoenberg avant l'heure ?  Non car, les douze tons ne suivent en rien une série dodécaphonique stricte. Mais avouons que comme Wagner, Liszt explore ainsi des timbres énigmatiques cause d'incertitude émotionnel chez l'auditeur. Les deux hommes s'échappent d'un carcan normalisé en termes de solfège et de tonalité. Ce transformisme thématique et ces sonorités indécises reflètent à merveille le cyclothymisme de Faust, chaos d'insatisfaction face à ses recherches infructueuses, de manque de reconnaissance exacerbant son orgueil de séducteur vieillissant… Cordes graves et bassons supportant ces sombres méditations… [0:59] & [2:19] Deux solos ténébreux de basson en arpèges descendants et aux accents désespérés précèdent une reprise pour l'un et le début de l'allegro porté par le troisième thème principal pour l'autre.

Pour Leonard Bernstein, la tristesse domine cette introduction. Faust s'abandonne et s'apitoie. Les cordes fluides et soyeuses de New-York chantent sans vibrato, glaciales. L'arrogance du personnage n'apparaît pas encore… Avec un discours plus rythmé, des bois cantabiles, des pauses affichant un vestige de logique dans la pensée du nécromancien, Jascha Horenstein dépeint un Faust désenchanté, plus gagné par la nostalgie que par la dépression avérée comme dans la vision de son confrère. Le dynamisme, le staccato, les couleurs franches même si le jeu des instruments de Baden-Badenest moins virtuose  ne sont pas étrangers à ma fascination pour cette gravure.

[2:36] Suivant les larmoiements du basson, un passage allegro impetuoso agreste, richement instrumenté, se nourrit de dissonances, d'appogiatures et de ruptures de rythme. Après l'introduction mélancolique, voici le retour d'un Liszt friand d'élans orchestraux féroces, le Liszt aux orchestrations volcaniques mais ici sans les tendances à la vulgarité de certains poèmes symphoniques. Des sous-thèmes apparaissent, annonçant le thème de l'allegro central, pierre angulaire de l'œuvre.



Débauche et luxure

[3:57] L'allegro noté agitato et appassionato s'élance à grand traits vindicatifs des cordes. Faust retrouve son énergie, son "éternel masculin", le désir charnel sans équivoque… Le riche thème C développé sur quatre mesures en deux motifs serpentant dans toute la symphonie de Faust à Méphistophélès en passant par Gretchen… Rien d'étonnant. Toute la tragédie se résume à cette décision énergique de l'alchimiste de recourir aux forces magiques et diaboliques pour trouver l'âme sœur, le bonheur et la sensualité, une revanche sur le destin imposé par le Divin. Premier motif frémissant des trémolos aux cordes basses : Faust vindicatif, ourdissant un plan pour assouvir son but sacrilège ; second motif vivace, le désir impérieux de la jeunesse éternelle. Le développement illustre avec force les épisodes à venir… Leonard Bernstein réfute par sa direction élégante un Faust définitivement avide de débauche et de luxure. Son Faust se veut Dandy comme Dorian Gray d'Oscar Wilde qui avait les mêmes troubles narcissiques, un parallèle qui n'engage que moi… Jascha Horenstein n'absout en rien Faust. Le phrasé abrupt reste cinglant et impétueux comme la sécheresse du cœur du héros. Les connaisseurs ne seront pas surpris que Horenstein soit plus soucieux que Bernstein du respect des tempos acérés voulus par Liszt. (1H11 pour Bernstein, 1H05 pour Horenstein, exceptionnellement fringant - moyenne chez les maestros : 1H15.)

Le flot musical se prolonge avec une élégiaque liberté comme à [6:13] où la tempête symphonique laisse place à une mélopée amoureuse et son groupe thématique D. [10:02] Cors et trompettes introduisent le thème E, celui du Faust glorieux qui devrait se méfier des petits arrangements entre amis avec les sbires de Lucifer 😊.


2 – Gretchen : Dans ses poèmes symphoniques, Liszt nous habituera aux contrastes entre quelques mesures poétiques et des déferlements ffffff de cuivres et de percussions parfois jusqu'au mauvais goût braillard ; Héroïde funèbre (assez proche de la Symphonie funèbre et triomphale de Berlioz), ou La bataille des Huns (titre évocateur) côtoient l'insupportable 😆. Liszt reste avant tout avec Chopin lié au piano moderne, tant par la virtuosité exigée, la prolifique production, l'évolution de la technique de l'instrument. Novateur acharné, ami de Wagner, il fera preuve d'un talent imaginatif dans l'univers symphonique mais pas génial au sens d'un Beethoven. Très inégaux, les poèmes symphoniques établissent surtout un pont définitif entre l'orchestre et le romantisme littéraire ou philosophique. La Faust symphonie est son unique chef-d'œuvre, sa partition la plus indispensable. La Dante symphonie écoutée l'an passé, construite à l'identique en trois parties dont un chœur féminin conclusif, souffre parfois des lourdeurs citées avant.

Tout cela pour affirmer que Gretchen est sans nul doute l'Andante le plus tendre, raffiné et équilibré de la main du compositeur. Cette partie dure une vingtaine de minutes.


Marguerite au rouet - Ary Scheffer

[27:28] Le portrait de la douce Marguerite, en dehors de tenir le rôle de mouvement lent de la symphonie, apparait comme l'antithèse de l'esprit de l'allegro peignant un Faust aigri et rancunier, démoniaque et vociférant. Une introduction fredonnée par le quatuor des flûtes et des clarinettes renvoie au tableau ci-contre : une jeune fille rêveuse, timide et les mains croisées suggérant un instant de méditation (prière ?). 

La singularité songeuse de la couleur sonore découle de l'opposition entre La 𝄬 majeur vs Sol # mineur  inscrites sur les portées de chaque vent, encore une audace tonale. [28:47] Le thème G, fluide, symbole d'une féminité d'apparence "fleur bleue" (J. Sourisse) est exposé en duo par le hautbois et un alto. Liszt note "avec douceur et simplicité". Non Sonia ! la pureté de Marguerite est sincère, elle n'est aucunement simplette. la ligne mélodique se déploie avec charme, mais sans fioritures maniérées démasquant une possible galante sournoise. On retrouvera ce thème dans Méphistophélès lors du départ de Marguerite pour les cieux.

Comme toute jeune femme, notre héroïne rêve à l'amour chevaleresque. [29:33] Ce sentimentalisme se traduit par un léger changement d'atmosphère et le déploiement du thème H, nouveau duo délicat, entre la clarinette et les premiers violons cette fois-ci. Une entrée en matière somme toute de forme sonate usuelle qui enchaîne sur un sublime développement dans lequel, sans surcharges, les instruments chantent les pensées sensuelles de la donzelle. L'orchestre gagnera en puissance, entrecroisant divers leitmotive. [36:06] Des accords de cors introduisent le développement central émaillé de motifs secondaires ; un enchantement : arpège des harpes, solo sensuel du violoncelle… la passion dévorante. On pense à Tristan.

Le legato prononcé imposé par Leonard Bernstein joue la carte de l'affection teintée de volupté. La plastique sonore de l'orchestre sonne comme en écho au Faust initial (allegro). L'alchimiste est enfin un courtisan heureux, inconscient de la dette qui l'attend.

Jascha Horenstein avec toujours une battue plus soutenue nous présente une jeune fille moins timorée, plus ardente. Le duo clarinette – alto affirme la certitude de rencontrer "mon doux prince" plutôt que l'espoir platonique d'une midinette. La direction du chef accentue l'opiniâtreté de l'héroïne que l'on retrouve ici moins lascive qu'avec Bernstein. Deux interprétations qui ne s'opposent pas, les deux maestros adjoignent les innombrables facettes romanesques de cet andante féerique. Bien que plus ancien, la prise de son à Baden-Baden magnifie l'orchestration ; on entend "pour une fois" les détails les plus subtils (coup de fouet ppp sur la cymbale). 


Méphistophélès 

3 – Méphistophélès :  "Me voilààààà !!!!!" Ah oui, en effet Sonia, cette réplique jaillit dans la Damnation de Faust de Berlioz, désolé. Un diable assistant débonnaire et rigolard (article de Pat). Si Berlioz ensorcelle la belle lors du menuet des Feux Follets, des esprits plus taquins que malfaisants, Liszt sort le grand jeu des créatures infernales. [48:18] Farfadets et autres follets se déchaînent dans une introduction notée allegro vivace ironico… Des traits sataniques aux cordes basses entrecoupés d'accords staccato réunissant bois, pizzicati, triangle et une pincée de cymbale. Comique et inquiétant ce ballet de la garde rapprochée de Méphistophélès. [48:43] le thème H de Méphistophélès surgit de cette bacchanale, prêtez l'oreille, seulement trois notes lors de la discrète entrée des cors.

Musicalement le tumulte est cocasse, les créatures batifolent. Après tout Faust recourt à Méphistophélès en tant que conseiller conjugal. Après diverses propositions d'expériences épicuriennes vulgaires qui déçoivent Faust, le démoniaque manipulateur envoûte Faust et Marguerite à l'aide des follets pour l'un et des sylphes pour émoustiller la seconde. La bagatelle sera au rendez-vous…

En termes de composition, la construction de la troisième partie complexifie avec gourmandise la structure musicale. Méphistophélès n'est qu'agitation, bravades, fantasmagories. Liszt conçoit une forme de scherzo sardonique. Les motifs de Faust et de Marguerite font leur retour mais de manière grotesque car déformés par un Méphistophélès satanique et pervers. Oui, le flot musical est perverti jusqu'à l'absurde : ruptures de rythme incessantes, l'anarchie des tonalités, férocité ludique de l'orchestration. Méphistophélès corrompt les âmes et les mélodies en opposition au chant suave et raffiné de Gretchen. On peut imaginer à juste titre que la découverte de la bestialité du final de La symphonie fantastique de Berlioz a influencé l'écriture de Liszt grand admirateur de l'œuvre et du compositeur. Ce cyclone symphonique hystérique ne pourrait que suggérer la victoire tant attendu de Méphistophélès après que Marguerite ait été séduite à son grand désarroi… Elle a été trahie (voir le résumé de la pièce). [56:46] La furie est interrompue par la mélopée des milles regrets jouée au hautbois soutenu par les cors et des cordes. Le thème I de Méphistophélès reprend, le démon étant à la fois découragé et vengeur. La contrition de Marguerite sauvera-t-elle Faust de la damnation ? des accents joyeux disséminés dans une fausse coda martiale suggère que oui… [1:02:40] Flûte et harpe reprennent le thème serein de la rédemption. L'orchestre énonce le thème de la conclusion ajoutée par Liszt ultérieurement, pas forcément de la dentelle. [1:04:14] Le chœur masculin entonne le texte dit "de l'éternel féminin" repris par le ténor. Sympa, un rien précieux et le mugissement de l'orgue n'allège guère cette coda à mon sens superflue… Liszt et sa petite manie d'un certain pompiérisme… Grandiose certes !

Leonard Bernstein cabotine dans l'introduction, un joli sujet de ballet frénétique pour son copain chorégraphe Jérôme Robbins. Le chef se domine en évitant son travers habituel, à savoir adapter les tempos de manière hédoniste. Le drame sulfureux ourdi par Méphistophélès donne lieu à une farouche et caricaturale orgie instrumentale. Le chef américain assure jusqu'au point d'orgue l'ironico imposé, une vision drolatique. Faire gueuler l'orgue à ce point dans les ultimes mesures ne s'imposait pas, mais tolérons un peu de maniérisme de la part de Bernstein à la fin de sa performance bien déjantée…

Quant à Horenstein, l'humour est bien là mais avec l'hypocrisie du démon en plus. On gagne encore en précision dans le discours, aucun instrument n'échappe à la sagacité du maître dans cette orchestre luxuriant. On subit une marche vers les flammes éternelles, implacablement. Les traits de cordes sont anguleux. Son Méphistophélès se réjouit du mal qu'il insuffle, démon facétieux peut-être, mais un monstre quand même. Sans jeu de mots, le flot sonore est plus endiablé que celui de Bernstein sans pour autant que le maestro recourt à des accelerandos malvenus. Et puis la notation mysterioso fréquente dans les passages méditatifs est respectée à la lettre, y compris dans le chœur aucunement emphatique, même l'orgue se fait discret. Hélas le son des voix est aigrelet.

Texte chanté : (Faust II Acte V - Ravins, forêt, rochers, solitude)

Alles Vergängliche ist nur ein Gleichnis;
Das Unzulängliche hier wird's Ereignis;
Das Unbeschreibliche hier wird es getan;
Das Ewig-Weibliche zieht uns hinan.

Tout ce qui est passager n'est qu'image ;
L'inachevé ici s'accomplit ;
L'indescriptible ici se réalise ;
L'Éternel-Féminin nous entraîne vers le haut.

Deux interprétations inspirées, poétique et fougueuse chez Bernstein, dantesque chez Horenstein. Impossible à départager car dans les deux cas indispensables et cultissimes.

Les noms des ténors solistes : Ferdinand Koch (1927-1990 & chef de chœur) avec Horenstein ; Charles Bressler (1926-1996) avec Bernstein.

- Une préférence personnelle Claude ?
- Difficile à dire Sonia ; Horenstein pour être sincère… Bernstein à Boston pour la splendeur sonore quoique moins engagée qu'à New-York... C'est une colle 
Sonia  ? 😈

~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~


~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~


Curieusement, beaucoup d'enregistrements disponibles mais peu de réussites flagrantes. L'opulence de l'orchestration lisztienne et la force minérale des mouvements extrêmes, opposées à la langueur innocente de Marguerite, défient le talent des chefs et des orchestres, à l'évidence. Pas de dénonciation, vous seriez surpris par la liste des maestros qui ont trébuchés : trop long, discours brouillons, enchaînements désordonnés, etc. Aux deux disques écoutés, j'en ajoute trois concurrents ou presque.

En 1972, Horenstein, passionné par l'ouvrage, comme Bernstein, dirige l'un des orchestres de la BBC dans une interprétation tout aussi passionnée qu'en 1957. La particularité du chef est de favoriser la peinture psychologique des trois protagonistes avant le brio de la partition ; sa marque de fabrique si je puis me permettre (BBC – 5/6). Son live un peu étriquée certes…

Vingt ans après l'orgie newyorkaise, Bernstein se confronte à lui-même avec l'une des plus belles phalanges américaines : le symphonique de Boston. Le chef en fin de carrière ralentit tous les tempos dans ses gravures. La rage sabbatique de 1960 fait place au romanesque, la diction sonore manifeste un legato d'une précision horlogère et quelles couleurs… les cors dans l'introduction, la finesse sans vibrato des violons… Deux références pour le même maestro, c'est rare (DG – 6/6).

Aller, un petit joker ! La clarté énergique légendaire des orchestres anglais et américains participent grandement à éclaircir le tissu orchestral épais de Liszt. Ou alors des orchestres germaniques rompus à la musique moderne comme le SWR de Baden-Baden. Riccardo Muti en italien bouillant nous offre avec l'orchestre de Philadelphie, dressé à la minutie pendant cinquante ans par Eugène Ormandy, une version d'un beau lyrisme ; on ne change pas un chef d'opéra de ce niveau 😉 (EMI -5/6).


Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire