- Tiens,
Mahler est de retour M'sieur Claude… Mais pas une symphonie cette fois-ci… Un
CD pour un seul lieder, il est très long ?
- Une suite
de six lieder Sonia, son nom donné par Mahler est symphonie pour ténor, alto (ou
baryton) et grand orchestre…
- C'est
bizarre. Cela dit, il y a souvent des parties lyriques dans ses symphonies… Il
paraît qu'il voulait s'affranchir d'une malédiction ? C'est une blague ?
- Non, depuis
Beethoven et sa 9ème symphonie 'Ode à la joie", de grands compositeurs sont morts sans réussir à écrire ou terminer
une dixième symphonie ! Mahler était superstitieux…
- Vous nous
proposez une belle interprétation à coup sûr, vous avez noté 7/6 ! La
discographie est-elle riche ?
- Ô que oui,
j'en possède une quinzaine sur 150 à 200 gravures… Celle-ci est totalement
culte, j'y reviendrai comme toujours. Je note à la fois l'œuvre et l'interprétation.
Mahler (1,63 m) en 1910 |
Houlà, je m'attaque à un monument de la musique, une
œuvre époustouflante par sa forme et son ambition artistique. Quant à commenter une belle
interprétation, on a le choix entre le cultissime et l'excellent jusqu'au… bof
! J'ai opté pour la première solution. Car en résumé, ce chef d'œuvre ne prend
son essor qu'en réunissant : une alto ou une contralto (baryton admis) d'exception, pareil pour le ténor même si sa contribution est plus modeste, un
orchestre de très haut niveau et un chef plus qu'inspiré… En résumé et suivant
les goûts, à peine une demi-douzaine de disques depuis 1938. Cela dit, il
existe de très belles versions malgré un ténor un peu léger et une direction
moins charismatique que celles de Walter,
Klemperer ou Reiner
pour anticiper la discographie conclusive…
Composée entre 1906 et 1907, la 8ème symphonie est un
déroutant patchwork entre la symphonie et l'oratorio. Un Veni Creator d'une demi-heure
suivi d'une adaptation des "scènes de Faust"
d'après Goethe ; effectif : huit solistes,
trois chœurs, des maitrises de mômes et un orchestre dément, soit mille
exécutants ! Elle n'est pas ma symphonie favorite de ce compositeur que j'adore, trop longue et un peu boursouflée à mon goût… Elle sera créée à Munich
dans un hall à la mesure dudit effectif dans une poilante pagaille dont je
m'étais fait l'écho lors de notre 1000ème chronique😁. (Clic)
Après l'écriture de cet ouvrage monumental sans
vraiment de concurrent (Gurrelieder de Schoenberg
?), Mahler est au pied du mur pour écrire la
"maléfique" 9ème symphonie. Quelle malédiction
? Les lecteurs non superstitieux vont se marrer, par contre, amateurs de
l'étrange, lisez-bien. Depuis Beethoven
qui composa 9
symphonies mais ne fit qu'ébaucher la 10ème, aucun
compositeur de renom n'a pu franchir cette barrière de 9 compositions
symphoniques. Schubert a abandonné le
projet de la 7ème,
donc il n'y en a que 8 à son catalogue, Dvorak
termine aussi sa carrière sur la 9ème ("Nouveau monde"),
Bruckner mourra en ayant en vain tenté
d'écrire le final de sa 9ème (Cela dit, avec une
symphonie de jeunesse plus la "0" qu'il avait rejetées, il triche le
Anton), Pareil pour Atterberg.
Schumann et Brahms se sont limités à quatre symphonies
volontairement… Je vous l'accorde, tout cela paraît pour le moins tiré par les
cheveux et, si on prend en compte la production des compositeurs moins en vue,
ça n'a absolument aucun sens. Mais Mahler
y croit dur comme fer. Il faut dire que la composition en 1904 du cycle morbide Chant des enfants morts (Kindertotenlieder),
à la grande colère d'Alma, a précédé
la mort par la scarlatine de l'une de ses filles âgée de quatre ans, son renvoi de l'opéra par antisémitisme
et le diagnostic de sa maladie cardiaque qui l'emportera en 1911 ; de quoi exacerber les angoisses
d'un homme au tempérament dépressif.
Mahler pense
donc exorciser la malédiction en composant ce Chant de la Terre,
une symphonie lyrique qui cache son nom ; il se trompe !
Bruno Walter en 1912 |
La 9ème symphonie sera créée
en 1912 par son ami Bruno Walter. La première du Chant de la Terre avait eu lieu en 1911 également dirigée par Walter un peu dérouté par les audaces de
la partition ! (Il y a exactement 108 ans ce jour, 20 novembre.)
Nota amusant : le maestro et compositeur finlandais Leif Segerstam en était à 316 symphonies d'une vingtaine de minutes
en 2017… Il pète la forme à 75 ans,
un colosse à l'allure de viking.La malédiction est terminée 😂.
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Laissons de côté les numérotations et un supposé
maléfice. Depuis la terrifiante sixième symphonie, chaque nouvelle œuvre est un
pont stylistique et psychologique entre la précédente et la suivante.
L'artiste, l'homme et ses tourments, la peur obsédante de la mort, concept
absurde pour Mahler, se conjuguent dans
une forme de continuité esthétique parfois erratique (la 8ème
symphonie). Le Chant de la
Terre et la pathétique, mortifère et grinçante 9ème symphonie sont deux
reflets de la même douleur, la symbiose et la quintessence des inventions de Mahler purifiées des coquetteries
compliquées voire grotesques dont les critiques se gaussaient, notamment dans
la bizarre 7ème… (Clic)
1907 est donc une année
maudite marquée par la mort de sa fille, l'éloignement d'Alma qui lui reproche
d'avoir attiré le malheur en composant Kindertotenlieder,
une crise conjugale sans fin qui culminera avec l'infidélité d'Alma avec
l'architecte Walter Gropius en 1910. C'est aussi l'époque où Mahler découvre les traductions en allemands
des poèmes de Li Bai, poète chinois
de la dynastie Tang (701-762). Des textes inspirés par le taoïsme,
des poèmes évoquant l'ivresse (le premier lied),
les femmes et la nature sauvage. Dans la même veine, il lit et utilise des
poèmes plus sensuels de Qian Qi (710-782)
et, pour l'extraordinaire dernier lied de 30 minutes ("L'adieu"), deux poèmes
écrits par d'autres poètes, l'un par Meng Haoran et l'autre
par Wang Wei (691-740 et 701-761). Mahler fusionnera les deux derniers en une
seule partie en insérant un intermède orchestral imitant en cela Ernest Chausson dans le Poème de l'amour et de la mer. Il adaptera les traductions
allemandes à sa guise, comme souvent, pour parfaire l'équilibre entre les
intonations des mots et les sonorités musicales et souligner plus nettement certains sentiments.
La partition est scindée en six lieder chantés en
alternance par un ténor et une alto ou une contralto (baryton éventuellement,
mais un duo assez rare au concert).
L'orchestre est d'une richesse démentielle, mais Mahler hormis de rares climax l'utilise de
manière chambriste. Voyez plutôt :
1 piccolo, 3 flûtes plus second piccolo, 3 hautbois plus
cor anglais, 3 clarinettes plus clarinette en mi bémol, 1 petite clarinette, 1
clarinette basse, 3 bassons plus un contrebasson, 4 cors, 3 trompettes, 3
trombones et 1 tuba basse, timbales, tam-tam, caisse claire, grosse caisse,
cymbales, glockenspiel, triangle, tambourin, 1 célesta, 2 harpes, 1
mandoline et les cordes.
Otto Klemperer (Clic)
à ses débuts avait connu Mahler
et bénéficié de ses conseils. Christa Ludwig
est une mezzo-soprano et non une alto, mais ses capacités vocales sont encore sans
limites à l'époque (moins de quarante ans). Voir un portrait de cette grande dame dans
l'article sur Tristan
et Isolde de Wagner
(Clic).
Fritz Wunderlich est un ténor
"léger" légendaire. Léger, c'est vite dit, dans cet enregistrement,
il semble pouvoir rivaliser avec la vaillance des ténors héroïques wagnériens.
L'enregistrement débute en 1966. Le
ténor a déjà gravé ses trois lieder. Hélas, il se tue malencontreusement fin 1966 ! Otto Klemperer
reprend le travail courant 1967 avec
Christa Ludwig.
Une interruption qui aurait pu conduire à des défauts de continuité dans la conception. Mais le vieux maître est en symbiose avec l'œuvre. Celle-ci
nécessite un chef rigoureux et pointilleux, les deux traits de caractères
dominant du gaillard. Entre temps le New Philharmonia
est devenu le Philarmonia tout court,
juste une péripétie juridique.
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Plus de boisson ? essayez l'opium... |
1 - Das Trinklied vom Jammer der Erde ("Chanson à boire de la douleur de la terre")
: La biture n'est pas a priori un sujet mahlérien ! Pourtant, le poème de Li Bai
est, comme indiqué, une chanson à boire, et une bien "bourrée" sachant
que le ténor ne doit guère pouvoir la danser… la bourrée😜. Ah, le ténor, souvent le point faible de l'exécution
de l'ouvrage car le large florilège de sentiments à exprimer exige des prouesses
vocales insensées de la part du chanteur, de l'ébriété la plus braillarde à l'élocution
chagrine quand il a le vin triste. [0:19] Prouesses d'un ténor héroïque pour
beugler "Déjà le vin fait signe dans la coupe
d’or" et celles d'un ténor lyrique pour pleurnicher, la larme à l'œil,
"Sombre est la vie, sombre la mort" [1:07].
Fritz Wunderlich est sans doute le rare
ténor à nous avoir offert avec brio les deux facettes de ce poivrot d'opéra. Bon, le
micro de EMI aide un peu, mais quel numéro de pilier de taverne !
L'orchestre en tient aussi "une bonne" dès les premières
mesures : arpèges stridulants des bois, trilles criardes des trompettes, scansions gaillardes des cordes, cliquetis
du glockenspiel, une ivresse de timbres ff. Hallucinée et étrangement macabre, la mélodie intègre le mode
pentatonique extrême-oriental dans un accablé mi mineur ; toujours cette magie
de l'écriture de Mahler, ces innovations aux tonalités bizarres qui préfigurent le sérialisme… Exubérance et désespoir noyés dans l'élitisme
font pourtant bon ménage là où l'extrême violence sonore pourrait sombrer dans
le pire mauvais goût. "Sombre est la vie,
sombre la mort" ? Oui, Mahler
anticipe son destin qu'il sent néfaste en singeant cet ivrogne, car même dans une taverne, la grande faucheuse veille… Otto Klemperer
contrôle avec la lisibilité qu'on lui connaît cette furie instrumentale.
Même si dictatorial et sévère, l'homme était réputé pour son humour juif décalé,
voire cinglant (Goebbels en fit les frais !), et cette débauche musicale en devient
vraiment risible. La prise de son agreste et dynamique aère l'espace sonore et
gomme toute confusion préjudiciable à l'écoute jouissive de l'orchestration survoltée.
2 - Der
Einsame im Herbst ("Le Solitaire en automne"), poème de Qian Qi : pour suivre, voici un site
avec une traduction bilingue de ces poèmes d'une grande qualité littéraire (Traduction).
Le premier lied enivré, effervescent, débridé et sarcastique trouve son antithèse
sur le plan musical devrais-je ajouter dans le second lied. Il est chanté par l'alto. [8:05]
Ce lied met en scène un narrateur qui rejoint seul son logis un jour de frimas.
Le froid et la brume symbolisant la morosité gagnant ses pensées. Une mélodie affligée
et sinueuse aux violons offre un écrin venteux au "chant plaintif" du
hautbois dans l'aigu (Le chant
plaintif, titre d'une cantate de jeunesse de Mahler). Un hautbois solo au son perçant, l'instrument
idoine pour exprimer la mélancolie, le désarroi et ici la solitude. Clarinette,
cors, violons et altos dialoguent et mettent en place un décor glacé et
nébuleux à l'aide de résonances naturalistes qui ne sont pas sans évoquer
celles de l'univers du Knaben Wunderhorn qui
enchantent les lieder éponymes et les 3ème
et 4ème symphonies.
Comme dans le premier lied, la ligne de chant jongle
entre l'expression antagoniste des sentiments : la fascination pour la beauté des paysages
enneigés et l'amertume de la solitude. Christa Ludwig
trouve le ton juste dès le premier vers sans forcer sa voix aux accents veloutés
"Les brumes d’automne errent bleues sur le lac".
Dans la première partie ("Poudre de jade, fleurs
délicates, doux parfum, pétales d’or fanés"), l’orchestration scintille
de mille couleurs mais sans aucune surcharge. Mahler
utilise peu les tutti au bénéfice de solos délicatement concertants ; un à un, les
bois, les cors, fredonnant des
variations sur le thème obsédant énoncé au hautbois, leitmotiv du lied. Les
grands absents instrumentaux seront les cordes graves, les trombones, les percussions non
métalliques. Le compositeur recherche la légèreté, une brume sonore translucide
couleur de perle. [12:42] Un court intermède, sans parole et plus dramatique,
précède la second partie du poème dans lequel l'alto évoque ses peines (Mon cœur est fatigué. Ma petite lampe / S’est éteinte
dans un crépitement, elle me rappelle au sommeil). Si la mélodie prolonge
la même thématique initiale, descriptive et chatoyante, les instruments plus graves,
bassons clarinette basse…, accompagnent ce chant de solitude. [16:12] Sur les
vers empreints de mélancolie (Soleil de l’amour, ne veux-tu plus jamais
briller / Pour sécher tendrement mes larmes amères ?), la musique devient pathétique, ardente, des
larmes sourdent des harpes avant le retour de la douce mélopée introductive des
violons.
Pour la cantatrice, la difficulté et la beauté résident
dans l'abandon de toute coquetterie propre à l'art lyrique appliqué à l'opéra : un chant de tête
détimbré, sans aucune vocalise maniérée héritée des airs de bravoure, presque "atone" disait Jean Matter. L'artiste face à une mélodie articulée sur une
tessiture étendue se trouve confrontée à une forme de récitatif épique. Sans
doute l'un des plus émouvants et épurés lieder de Mahler.
3 - Von der
Jugend ("De la jeunesse"), poème de Li Bai : les deux premiers lieder durent chacun une
dizaine de minutes (lieder parfois appelés mouvements pour satisfaire le
vocabulaire de la symphonie – voir cette étrange affaire de superstition en avant-propos).
Les trois suivants sont plus courts. Par ailleurs, si les lieder initiaux conjuguent
épicurisme, contemplation et désarroi face à la mort, les textes retenus après
par Mahler seront d'esprit
plus bonhomme, exaltant la jeunesse, la beauté féminine, et de nouveau les
libations. Mahler s'interroge-t-il sur l'absolue nécessité de
toujours s'angoisser face au destin et à l'inévitable trépas ? Trois lieder
guillerets de trois à six minutes. Inutile de revenir sur la nature expansive
et chamarrée de l'accompagnement musical déjà commentée plus haut. Elle conserve sa rutilance
permise par une instrumentation luxuriante mais utilisée de manière chambristes
pour ne pas couvrir les voix. Une exception, à la fin du 5ème lied,
encore une chanson d'ivrogne jubilatoire. J'y reviendrai.
[18:18] L'introduction orchestrale brille d'accents
orientalistes (disons "exotiques"), une musique pimpante : cor, flûte & picolo, hautbois,
triangle, aucune corde (instrument occidental par essence), une évidente
intention folk. Le ténor célèbre l'amitié,
la complicité gaillarde. La scénette a lieu dans un joli pavillon (Au milieu du petit étang / Se dresse un pavillon de verte
/ Et blanche porcelaine.) Les vers irradient l'intimisme et la verdeur (Des amis / Bien habillés, boivent, bavardent).
4 - Von der
Schönheit ("De la beauté"), poème de Li Bai : on discerne trois parties et une symétrie dans le
quatrième texte profondément remanié par Mahler
qui souhaitait apporter une touche de sensualité. Une galante danse des violons
et des flûtes nous invite au sein d'un groupe de jeunes filles (Des jeunes filles cueillent des fleurs / Des fleurs de
lotus au bord de la rivière […] / En se taquinant.). Christa Ludwig distille douceur et
féminité, une ligne de chant toujours aussi subtile. Là encore l'orchestre nimbe cette fraîche
réunion ingénue de sonorités raffinées soutenues par un espiègle martèlement du glockenspiel.
[V2-2:32] L'orchestre rompt cette quiétude féminine, un groupe de jeunes
cavaliers apparaît et provoque bien des émois (Ô
voyez, qui sont ces beaux garçons / Là-bas au bord de l’eau sur leurs braves
destriers !). L'un des rares passages fougueux pour l'orchestre à grand
renfort de percussions et de cuivres "guerriers". On pensera aux
facéties délirantes du final de la 7ème symphonie. Mais là où bien
des chefs se perdent dans un discours très brouillon, égarés dans ces portées fantasques et sarcastiques,
Klemperer (tout comme dans sa singulière interprétation de ladite 7ème symphonie)
organise un chahut juvénile haut en couleur. Le lied se termine par une facétie
érotisante sur une mélodie assagie et langoureuse [V2-4:30] (Le soleil d’or brille sur leurs corps […] Dans la nuit de son regard brûlant / Vibre et soupire
encore l’excitation de son cœur).
5 - Der Trunkene im Frühling ("L’Ivrogne au
printemps"), poème de Li
Bai : le titre original était le bien impersonnel "le buveur". Or
Mahler
dresse le portrait d'un impénitent qui trinque généreusement en
l'honneur du printemps, au bonheur de vivre, au chant des oiseaux ; aucune
tristesse métaphysique, vraiment aucune. [V2-7:45] La musique se pare de
couleurs réjouissantes, débonnaires, en un mot enivrantes et d'un discours staccato ! Le ténor doit
avoir du coffre, Fritz Wunderlich en a avec un réalisme qui fait penser qu'il a répété sa partition à
coup de saké 😁 (Je bois, jusqu’à ce que je n’en puisse
plus / Tout au long de l’aimable jour ! […] Qu’ai-je à voir avec le printemps ?
Laissez-moi être ivre !).
6 - Der Abschied ("L’Adieu"),
poèmes de Meng Haoran et Wang Wei : commenter exhaustivement le dernier lied de trente minutes me semble aussi prétentieux
qu'inutile. Je n'aime guère les rhétoriques impérieuses, mais là, Mahler compose un incroyable chef-d'œuvre au sein d'un chef-d'œuvre, à la manière d'une poupée russe. Le lied se compose lui-même
de deux poèmes encadrant un intermède symphonique. Sur le fond, il imagine une énigmatique
opposition : le désir de l'arrivée de l'ami puis… le départ pour toujours de
celui-ci, d'où le titre de la compilation des deux textes.
[V2-12:30] Après l'allégresse orchestrale du 5ème
lied, la noirceur et l'ascèse de l'introduction surprennent : de lugubres coups
de tamtam, des mesures syncopées "pesantes" du contrebasson, des violoncelles et des contrebasses,
la lamentation poignante du hautbois. De nouveau nous entendons l'une
de ces marches funèbres qui se succèdent d'ouvrage en ouvrage dans l'œuvre du
maître. La chanteuse fait une entrée tardive [V2-14:00]. L'accompagnement se résume
à un ison (tenue d'une note aux violoncelles comme à l'époque du grégorien) soutenant
une mélodie dramatique à la flûte qui sera reprise en leitmotiv par les
hautbois, le basson, la kyrielle de bois présente… Mahler
s'offre une liberté d'écriture inconnue jusqu'alors pendant le postromantisme, y compris par lui-même.
L'appel à l'ami témoigne d'une désespérance ; n'est-ce pas une cruelle analogie
avec la situation du compositeur abandonné par son épouse, ses pairs, sa santé
? Oui, une marche ou du moins un cheminement vers les strophes clés de ce
premier poème [V2-22:43]. (J’ai tant
envie, ami / à tes côtés De partager la beauté de ce soir / Où es-tu ? Tu m’as
laissé seul si longtemps !). Le passage nous confronte à un orchestre
quasi désertique : des notes éparses énoncées tragiquement par les vents, des
solos sépulcraux du contrebasson, quelques notes de mandoline… Bien que le
texte ne l'évoque pas directement, il règne une atmosphère funeste qui nous
prépare à "l'adieu".
La première partie s'achève en supplication.
[V2-26:59] L'intermède symphonique ? Encore une étrangeté.
Peut-on parler de style "gothique" en musique classique ? Ici oui. Le morceau
d'environ trois minutes voient se succéder de pupitres en pupitres les motifs
entendus précédemment à travers une forme sonate pour le moins extravagante
dans sa construction. Espoir, gaité, où découragement ? La musique semble
vouloir garder son secret. C'est absolument magique d'inventivité. Impossible
de ne pas tressaillir, surtout dans cette interprétation où le chef laisse s’épanouir sans précipitation le flot mélodique si coloré.
[V2-33:00] Dès les premières notes du second poème chantées
voire pleurées par l'alto, nous savons que Mahler
pense au bout du chemin, de son chemin. (Il
descendit de cheval et lui tendit le breuvage de l’adieu.) La
résignation sera le mot-clé de cette conclusion. Du chagrin ? Non, plutôt l'acceptation tant désirée, libératrice. Les ultimes mesures distillent de l'espérance pour "l’éternité". L'accompagnement : quelques cordes graves discrètes, mais surtout cette litanie crépusculaire et cristalline des
harpes, du célesta et de la mandoline (Partout et
éternellement, les lointains bleuissent de lumière ! Éternellement…
éternellement… éternellement… éternellement… éternellement… éternellement… éternellement…).(Partition)
- Houlà, vous
voulez un mouchoir M'sieur Claude ?
- Berci
Zonia, dézolé, za me fai za à chaque égoutte…
- Pardon M'sieur Claude, mais répéter sept fois éternellement, ça prend du temps quand même ?
- En allemand, cet adverbe se dit "bewig", ça passe très bien !!!
~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~
Vous l'aurez compris, je commente ce jour l'une des œuvres
de ma vie, le disque pour l'île déserte, etc. Je vous épargne la rengaine des clichés… le Chant de la Terre découvert en 1969 à la radio (Ferrier-Walter).
Pour le disque Ludwig-Klemperer, je
n'ajoute plus rien. Pour l'enregistrement de référence rival Ferrier-Walter de mai 1952, une chronique complémentaire estivale se justifiera. À 40 ans Kathleen Ferrier est mourante, victime d'un cancer… La plus
belle voix de contralto naturelle jamais entendue va s'éteindre en 1953 (naturelle car pas affectée suite
à des études lyriques très poussées). Bruno Walter
qui créa l'œuvre dirige la Philharmonie de
Vienne. Julius Patzak
n'est pas Wunderlich mais assure avec vaillance. Bruno Walter parcourt la partition avec une
finesse analytique foisonnante et les ingénieurs offrent un son très lisible à l'aube de la monophonie.
Pas une référence. Non ! Un mythe… (DECCA
– 7/6)
Nota : à propos de Bruno
Walter, il faut rappeler qu'il fut le premier à enregistrer
l'intégrale du le Chant de la Terre le 24
mai 1936 en live à la Philharmonie de
Vienne. Le ténor lyrique Charles Kullman
(1908-1988) égale en puissance Fritz Wunderlich, la contralto suédoise Kerstin Thorborg, grande wagnérienne maîtrisant
parfaitement la langue de Goethe, joue la carte de la sobriété et incarne à
merveille le sentiment de lassitude existentielle de l'œuvre. Les tempos sont tendus, la direction met en avant les mille et un détails de
l'orchestration telle que Mahler, mort 25 ans plus tôt, aurait souhaité
l'entendre. Son 78 tours remastérisé au mieux, mais d'un autre âge. Un
témoignage laissé par un élève de Mahler
à écouter par curiosité. (YouTube – attention, d'autres repiquages de vinyles sont insupportables aux tympans).
Œuvre d'exception, Das
Lied von des Erde enrichit souvent la discographie. De
nombreuses versions apportent une à une des petites nouveautés passionnantes…
Enfin pas toutes… J'en connais des dizaines, il faut faire des choix, en voici
cinq représentatives du meilleur cru, à mon sens ; on peut en proposer d'autres
sans doute.
En 1959, Fritz Reiner dirige l'un des meilleurs
orchestres de la planète, le symphonique de
Chicago et par ailleurs il a été le premier maestro à enregistrer
en stéréophonie, pour RCA en 1954. Pointilleux, peu sentimental, on
ne l'attend guère relever le défi de graver une œuvre aussi émouvante. Pour son
disque, souvent placé en 3ème position sur le podium, Reiner optera donc pour l'approche
symphonique avec voix obligée plutôt que l'inverse. Un orchestre magnifique,
détaillé, d'une beauté plastique inouïe. L'intermède de l'adieu sonde les
profondeurs de l'âme mahlérienne. Les sonorités veloutés des violoncelles nous
envoûtent ! Des pleurs ? Maureen Forester
rivalise avec Kathleen Ferrier en tant que
vraie contralto. Une voix soyeuse, une ligne de chant pudique mais sans
larmoiement. La chanteuse canadienne (1930-2010)
tente de sublimer le propos et y parvient. Léger point faible à mon goût, le
ténor anglais Richard Lewis (1914-1990) manque de gouaille dans les
deux chansons à boire, par contre il n'en fait pas trop en terme de puissance
hédoniste, ce qui aurait été pire. Il accompagnera d'ailleurs une autre fois Maureen Forester pour une gravure avec Bruno Walter (1960) et Katleen Ferrier
dans un live d'avril 1952 dirigée par John Barbirolli au son
hélas atroce (YouTube).
Aucune de ces deux captations n'éclipse Reiner-Forester
ou Ferrier-Walter. (RCA – 6/6)
Si on se penche sur les interprétations masculines
mettant en scène un baryton en lieu et place d'une contralto ou alto, la
discographie s'appauvrit nettement. Un nom revient fréquemment, celui de Dietrich Fischer-Dieskau (1925-2012) bénéficiant d'une voix aux
nuances de timbres illimités. Interprète de lieder et de musique sacrée hors
pair, il apporte une touche de sensibilité spirituelle bienvenue. La voix de stentor
dénuée de toute affectation de James King
(1925-2005) profite bien aux
chansons à boire. La direction flamboyante de Leonard
Bernstein conduisant la philharmonie
de Vienne en cette année 1966
vivifie cette incontournable version entre
hommes (Bernstein réalise à l'époque sa première
intégrale des symphonies à New York) (DECCA - 6/6) Prise de son superlative. (YouTube)
Si les quatre versions citées avant constituent un
indiscutable (a priori) peloton de tête des références, trois versions me sont
chères et partiront également dans mes bagages sur une île déserte (prévoir un porte
container à disques).
En 1963, DG qui a commencé de graver la première
intégrale des symphonies avec Rafael Kubelik confie à Eugen Jochum l'enregistrement du Chant de la Terre. Le chef réalise pour le
label une intégrale Bruckner qui fera date. On aurait
pu craindre une interprétation marmoréenne… Il n'en est rien. Le chef allemand
bénéficie d'un atout majeur : le Concertgebouw
d'Amsterdam habitué de longue date à jouer Mahler ; une intégrale symphonique dirigée par Bernard
Haitink pour Philips
est alors en cours. Un orchestre resplendissant, une lecture fouillée, précise,
sans aucun pathos. La mezzo américaine Nan Merriman
anime "l'adieu" sans dramatisme accablé. Très émouvant ! La
prestation d'Ernst Haefliger,
l'évangéliste des passions de Bach
(notamment avec Jochum) pendant quarante ans
convainc par sa virulence d'alcoolo. De l'Évangile à l'ivrognerie, drôle de
métier que celui de ténor (DG – 6/6).
Tiens un live du 28 avril 1972 avec l'orchestre de
la BBC. Au pupitre Jascha
Horenstein. Maestro de légende (1898-1973) et l'un des mahlériens
les plus talentueux du XXème siècle, trop oublié de nos jours car
ayant peu dirigé pour les grands labels. Un commentaire sur la 3ème
symphonie avec le symphonique de Londres est
prévu pour 2020. Le disque Unicorn est enfin réédité. Horenstein
ne dirige pas, il vit l'ouvrage. L'anglaise Alfreda
Hodgson (1940-1992) disparue bien jeune comme Ferrier est également une vraie contralto.
Une voix très articulée affronte sans difficulté une tessiture large et un
spectre d'émotions fort complexe. Une interprétation crépusculaire (BBC – 5/6).
À me lire, on pourrait penser que seuls les artistes
trépassés savaient chanter cette musique. La discographie pléthorique pose
problème pour son renouvellement au sommet. Une exception existe, mais hélas un disque
rarissime à dénicher. En 1999, l'orchestre du Minesota dirigé par le chef
Nippon Eiji Oué né en 1956 ose tout. L'orchestre qui a connu
la cravache exigeante de Dimitri Mitropoulos
subjugue par sa discipline, l'aération entre les pupitres, une dynamique magnifiée
par le mode HDCD (filtre rarement disponible sur les lecteurs de CD). Waouh,
quelle prise de son ! Le point d'orgue à la fin du premier lied et l'équilibre
des lignes instrumentales dans le second, enfin une grosse caisse réaliste. Combien
de fois n'a-t-on pas entendu le hautbois criailler comme un klaxon à l'inverse
de cette gravure. Jon Villars a travaillé le Chant de la Terre avec Boulez, ça s'entend. (Dommage que Boulez ait gravé une version à la même époque pour DG pédagogique par sa rigueur mais sans passion.) Poivrots et copains
sont d'une chaleureuse humanité. Plus connue, Michelle
DeYoung est une mezzo américaine. Certains pourraient reprocher un
léger vibrato dans son chant mais, celui-ci, très discret, offre par ricochet un cœur et une
chair aux personnages. Une interprétation qui conjugue lisibilité et exaltation
douce-amère. Et si ces trois artistes démontraient que Mahler souhaitait une
simplicité sincère au-delà des exploits vocaux ? (Reference Recordings – 7/6). Vous devez déjà avoir lu tout le bien
que je pense de cet orchestre, ex orchestre de
Mineapolis. (Tout simlement.) Une phalange qui a vu se succéder Eugene Ormandy, Dimitri Mitropoulos,
Antal Dorati, Neville
Marriner… Vous voyez le genre…
- Si avec
tout cela, et bien… heu, vous n'avez toujours pas d'atomes crochus avec Le chant de la Terre, un conseil, lâcher
l'affaire 😊😁😂 !
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En France, un critique qualifia un jour Kathleen Ferrier de "Mireille Mathieu pour intellectuels de gauche". C'est un peu injuste... Son timbre est magnifique, la voix est très expressive, la diction reste sans doute à parfaire...
RépondreSupprimerEtonnament, je n'aime pas outre mesure "Le chant de la terre" -la dernière fois que je l'ai entendu en concert, j'ai dormi la première moitié et ne me sui srévelillé que pour "Les Adieux", et ma relation à Mahler reste complexe -j'adorais sa musique adolescent, je l'aime encore beaucoup par certains aspects, mais moins qu'avant-.
J'aime beaucoup la version Jochum dans cette oeuvre, ainsi que Ludwig/Karajan -belle plastique, ambiance quasi-extatique- ! Ce qui est curieux, dans ta liste, c'est qu'elle ne compte aucune version récente... Il y en a pourtant eu de fort belles ces dernières années, dont celle de Zinman -très belle orchestralement, avec des voix convenables sans plus-.
Ah Ah, une citation hermétique de Jacques Drillon… Hermétique car j'ai du mal à comprendre les liens entre la voix de contralto de Ferrier (pas à l'aise avec l'allemand, ça s'est connu), et notre "soprano" stentor de Marseille qui est raillée par cette vanne tout autant que les intellos (?) mais uniquement de gauche (pas de droite, mystère !)…. J'essaye d'imaginer Mireille chanter l'adieu, j'y arrive pô. Je dois avoir ses deux premiers 45 tours de 1966 quelque part, mais où ? De toute façon, ma platine Thorens après 47 ans de carrière vient de m'abandonner... Je vais devoir invertir :o)
SupprimerJ'aime bien Suzan Graham et Encore plus David Zinman. Je ne connaissais pas l'existence de ce disque disponible sur Deezer, mais hélas inécoutable sauf le premier lied (un problème de niveau sonore… bizarre). Comme je l'écrivais, l'histoire discographique du Chant de la Terre n'est pas terminée… La concurrence est rude…