vendredi 13 décembre 2019

LES MISERABLES de Ladj Ly (2019) par Luc B.


Le film commence par des hordes de gamins affublés de drapeaux tricolores, parfois algériens, venus fêter une victoire de foot sur les Champs Elysées. La France tricolore comme les médias aiment nous la vendre. Sauf que la réalité est tout autre. C’est ce que nous dit le réalisateur Ladj Ly par cette première séquence. Il y a ça, et il y a ce qui va suivre.
Ce qui va suivre c’est 36 heures à Montfermeil, banlieue parisienne parmi les plus sinistrées, filmée du point de vue de trois flics, dont  Stéphane Ruiz qui vient d’être muté depuis Cherbourg. Cherbourg… la campagne comme lui disent ses nouveaux coéquipiers « ça te manque pas trop, les vaches ? ». Le coup du bizut qui arrive au commissariat et les blagues qui vont avec sentent le réchauffé. Même si le chef d’équipe, Chris, 10 ans de terrain, facho sur les bords, a de bonnes répliques. Son district est son domaine, son royaume, et la légalité n’est pas son fort lorsqu’il s’agit d’y mettre de l’ordre.
Illustration par cette scène, où Chris et Stéphane abordent trois jeunes filles à un abri de bus. Un mégot de pétard est encore fumant au sol. Chris veut fouiller les filles, les palper comme il dit, le sourire entendu. Elles résistent. Il prévient : « je suis flic, je fais ce que je veux, je peux te mettre un doigt dans l’cul si j’veux ». Elles ont 14 ou 15 ans, c’est hyper violent, on déteste ce type, alors imaginez les trois gamines… Allez savoir pourquoi, ce personnage de Chris, si odieux soit-il, deviendra plus attachant, parce que boule de contradictions. Dans ce film, rien n’est blanc ou noir.
Etre flic ici, c’est survivre. Etre habitant ici, aussi. C’est ce que montre Ladj Ly : les deux camps. Mais il y en a d’autres, et c’est très bien rendu. On voit les Frères Muz’ (Frères Musulmans) qui racolent à la sortie des immeubles, appellent les gamins à la prière, ils sont surnommés par les flics la BAC, la brigade anti came. Ce sont les barbus qui font le ménage.  Mais Ladj Ly n’est pas dupe. Salah, grande figure du quartier, illuminé d’Allah (son discours sur le lion sauvage !) est surtout un ancien taulard qui s’est fait pousser la barbe pour se racheter une conduite.
Il y a aussi La Pince, gros dealer du coin, dont les flics useront du réseau pour démêler le tissu d’emmerdements dans lequel ils vont s’empêtrer. Et puis le maire. « Ah bon, le maire de Montfermeil est noir ?! ». En réalité un gars payé par la mairie, affublé d’un maillot flocké « Le Maire 93 » qui règne sur son petit empire, gère les gosses de la cité et les mètres carrés des étals du marché à coups de bakchich. Et où est l’Etat ? Nulle part. Ce que montre aussi le film, ce justement ce qui est absent. L’Etat, les politiques, et les femmes. A part quelques apparitions éparses, Jeanne Ballibar surfaite et anecdotique en commissaire, ou plus tard cette mama africaine outrée de l’intervention des trois flics dans son hall d’immeuble, le film est exclusivement masculin, comme sur le terrain.
LES MISERABLES n’est pas un documentaire, mais un film avec un scénario, une dramaturgie. Un enchainement de faits qui vont conduire au chaos. D’abord ce gamin paumé, Issa, qui vole un lionceau du cirque venu s’installer en ville. Plus tôt il avait volé des poules. Pour organiser un combat lion contre poules ? Les gars du cirque sont très remontés, débarquent à douze armés de batte de baseball chez Le Maire (« On m’a volé Johnny ! »). Face à face tendu, filmé caméra à l’épaule, les flics interviennent, on calme le jeu, mais on doit surtout retrouver le voleur, et le lionceau. 
D’où l’enquête des flics, les indics, l’importance des réseaux sociaux, l’identification de Issa et son interpellation qui tourne mal. Sauf que la bavure est filmée par un drone téléguidé par un gamin qui jusque-là s’en server pour mater des gonzesses au 8ème étage. Deuxième chasse à l’homme pour retrouve ce témoin gênant, que certains veulent faire taire, d’autres instrumentaliser. Et tout part en vrille…
Ladj Ly a deux façons de filmer, ras du sol, à l’épaule, mais sans nous donner le tournis, et vu du ciel, vu du drone, parenthèses aériennes qui apaisent autant qu’elles inquiètent. Le rythme ne faiblit pas, la tension monte d’un cran à chaque scène, avant une courte pause, la nuit, quand on voit les trois flics rentrer chez eux, ils habitent la cité aussi. La suite est un crescendo de tensions et de violences, huis clos asphyxiant, éprouvant, qui n’est pas sans rappeler le DEEPHAN de Jacques Audiard (qui excusez-moi, mais en termes de mise en scène reste très au dessus) 
Très habilement, le scénario convoque pour cette dernière séquence presque tous les protagonistes, la dernière image du film nous tétanise, à chacun de se faire une idée de ce qu’il va se passer dans la seconde qui suit. Cette absence d’épilogue est une très bonne idée, une chose est sûre, personne ne s’en relèvera indemne.  
On a beaucoup parlé de ce film comme un choc à la fois cinématographique, esthétique, social… bon, faut pas pousser non plus, d’autres metteurs en scène ont exploité la banlieue dans un film (on pense toujours à LA HAINE de Mathieu Kassovitz, pourtant réalisé y’a 25 ans) mais Ladj Ly, natif de Montfermeil, y porte un regard plus actualisé, la grande différence portant sur l’âge des personnages, beaucoup plus jeunes, et l’islamisation des consciences. Le film est remarquablement interprété, parfois drôle, loufoque, ne s’apitoie sur le sort de personne, c’est un terrible constat.

PS : ce film est le développement du court métrage homonyme réalisé en 2017, et qui reprend quasi l'exhaustivité de la distribution.

 couleur  -  1h45  -  scope 1:2.35
      

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