mercredi 12 juin 2024

SPOOKY TOOTH " You Broke My Heart, so... I Busted Your Jaw " (1973), by Spooky Bruno



"Et quand ça veut pas, ça veut pas" Pline l'Ancien

     Tortueux et hasardeux sont les chemins traversant une carrière musicale, dont le déroulement pourrait parfois s'apparenter à un Jumanji, où rien n'est sûr, où chaque porte peut indifféremment s'ouvrir autant sur un précipice que sur un tremplin - ou sur rien du tout. Et malheureusement, ce ne sont pas toujours nécessairement les plus méritants qui parviennent à gravir les échelons - à s'extirper de l'anonymat. 

     Ainsi, certains groupes et artistes ont pu survivre à deux ou trois galettes passables avant de se révéler, quand d'autres se sont incroyablement vautrés après avoir démarrer en fanfare. Alors que tout les prédestinait à une carrière florissante. 

     Spooky Tooth appartient à la seconde catégorie. Pourtant, dès l'intégration d'un Américain en la personne du claviériste et chanteur Gary Writh, et de la sortie de leur premier disque, "It's All About" en 1968, l'avenir s'annonce prometteur. Etiré entre le rock psychédélique, la Pop du Swinging London, l'influence (incontournable) des Beatles et des Who, et un attrait pour la Soul, quelques mouvements et morceaux de l'album peuvent s'inscrire dans une forme de proto-hard. Bien que n'ayant pas occasionné de tsunami, l'album va longtemps rester une référence de cette époque charnière du rock anglais où le psychédélisme sort déjà de son orbite, entamant sa chute, mais non sans laisser de profondes traces. Ces débris donnant vie à d'autres essences (à d’autres monstres ?), parents du Rock progressif et du Heavy-rock. 


   Quelques mois plus tard, en mars 1969 (
en même temps que Led Zeppelin en Angleterre), avec l'album "Spooky Two" (lien), Mike Harrison, chant et claviers, de Luther Grosvenor, guitares, Greg Ridley, basse, Mike Kelley, batterie, et Gary Wright, claviers et chant, sortent un fameux disque de Hard-rock. Avec un tel disque, il était juste de prédire au quintet un bel avenir, cependant, déjà, avant la fin de l'année, les premiers nuages arrivent. 

     Greg Ridley a bien envie de pousser la chansonnette et faire parler le Blues (après trempage intensif dans le cambouis) ; il répond alors favorablement à Steve Marriott avec lequel il va faire une belle carrière au sein d'Humble Pie. Toujours la même année, Spooky Tooth opère un quasi suicide commercial en s'alliant au compositeur français de "musique concrète" et "avant-gardiste" Pierre Henry, pour un disque déconcertant, stressant, difficile à écouter. "Ceremony" déstabilise, brouille les pistes et perd les fans. La presse française, par contre, s'extasie sur cette œuvre qu'elle considère comme "visionnaire". En cette période effervescente, riche en disques qui vont forger de nouvelles tables de la loi, cette incartade arrive au mauvais moment. Notamment pour Gary Wright qui claque la porte - et va bosser pour un franco-belge, Jean-Philippe quelque chose. Le groupe perd alors un élément fort, de par ses claviers mais aussi par son chant qui contraste avec celui nettement plus rugueux de Mike Harrison. Mais surtout, Wright est le principal compositeur du groupe.

     Malgré tout, Harrison essaye de maintenir le vaisseau à flot, et dégotte des anciens du Grease Band de Joe Cocker, laissés sur la touche depuis que Leon Russell a pris le plombier de Sheffield sous son aile, pour le faire tourner intensément outre-Atlantique. Ainsi, Henry McCullough, Alan Spenner et un certain Chris Stainton sauvent du naufrage le groupe et réalisent rapidement un nouvel album : "The Last Puff", essentiellement resté dans les mémoires pour une reprise pesante et étirée de "I Am the Walrus". Si l'album est bon, une fragilité transparait, trahissant un manque cruel d'inspiration, confirmée par l'abondance de reprises. 

     Une évidence s'impose : la refonte est inévitable, tout comme le retour de Gary Wright. Ce qui ce fait en 1972. Revenu de sa courte aventure française, Wright ramène dans ses bagages un guitariste de 27 ans qui souhaite retourner au pays, où il sera plus aisé de faire tâter à sa Gibson ES335 de sonorités plus lourdes, et monter les potards de son double-corps Marshall. Il s'agit de Michael "Micky" Jones, l'Anglais qui a accompagné Eddie Vartan, puis sa sœur Sylvie et enfin Johnny (qu'il ne laisse pas encore totalement tomber). Ensemble, ils fondent l'éphémère Wonderwheel (un album est édité tardivement en 2016, en reprenant les deux 45 tours d'époque, complété de matériel jusqu'alors inexploité) qu'ils abandonnent promptement pour saisir l'opportunité de sauver Spooky Tooth de la débâcle. Ou plutôt de le ressusciter. Hélas, Mike Kellie prend une petite pause avant, à son tour, de traverser la Manche rejoindre l'orchestre de J.H. Il laisse sa place à Bryson Graham (qui rejoindra plus tard Alvin Lee, avant de s'essayer à la scène punk puis new-wave. On le retrouve plus tard au sein de Girl, aux côtés de Phil Collen). Généralement, cette quatrième mouture est jugée moins prodigieuse. Difficile de faire aussi bien que le magistral "Spooky Two", qui n'aura d'ailleurs jamais de digne successeur. Toutefois, ce "You Broke My Heart, so... I Busted Your Jaw", n'est pas dénué d'intérêt. 

de G à D : G. Wright, M. Jones, M. Harrison et Graham

   A commencer par ce "
Cotton Growing Man" qui, dans une orgie d'orgues heavy, retrouve toute la puissance et la magie de "Spooky Two". Le jeu de Mick Jones doit beaucoup à Leslie West (avec qui d'ailleurs il jouera et tournera en 1975). Gary et Mike chantent comme un seul homme, le premier tempérant l'âpreté du second. « Old As I Was Born », plus léger, est comme un papillon de fer virevoltant entre sombres fleurs aux reflets métalliques et d'autres plus chatoyantes, cintrant l'entrée de chapelles d'ordre progressive. "La lumière du jour fait ressortir ce qu'il y a de bon en moi. La nuit jette son charme. Serai-je à jamais un étranger, courant dans l'espoir de trouver quelque chose qui m'aveugle ? Me confine chaque jour ?". 

   Avec "This Time Around", la guitare de Mick Jones s'enivre de fuzz Tone Bender, et essaye d'imposer une atmosphère de blues bitumeux, en dépit des chœurs de "comédie musicale" (de Mike, Mick et Gary) qui le casse ponctuellement.  

   La première face s'achève sur une atmosphère plus intimiste, quasi acoustique - à peine brisée par de légères et occasionnelles nappes d'orgue -. Porté à bout de bras par le piano et la voix affectée de Wright, juste soutenu par quelques chœurs solennels, "Holy Water" s'impose comme une liturgie, un repenti nécessaire après une vie vouée au rock (et donc aux péchés ? 😁) . "Eau bénite, je suis une fleur dans la nuit s'effaçant dans la lumière du matin. Aujourd'hui, apportez-moi la vérité, purifiez mon esprit, lavez mes péchés, montrez-moi le chemin". A l'exception des paroles, cette chanson préfigure certaines chansons "piano-chant" de Freddy Mercury avec Queen.


 La seconde face s'ouvre sur "
Wild Fire", un blues-rock rampant, moite, souffreteux, qui prend crânement son temps. Tandis que Jones déroule en boucle son riff, comme sous hypnose, Harrison dégaine son harmonica, pour, dans des spasmes poisseux, soulager son esprit torturé par un désir ardent. Hélas, l'élan est stoppé par deux pièces plus ternes, où l'influence du blues et la guitare sont étouffées. "Self Seeking Man", pompeux, évolue tel un porteur trop chargé ne parvenant pas à prendre son envol. Le progressif et éthéré "Times Have Changed", - l'instant-recueillement de Gary Wright -, pratiquement seul à l'œuvre les deux-tiers du temps, est plus intéressant mais son spleen trouble et pluvieux tranche radicalement avec l'ensemble (pas impossible que cette pièce ait servi d'inspiration à The Korgis).

   Le rideau tombe sur "Moriah", qui renoue avec ce Rock languissant, exsudant un spleen maussade où pointe la morgue du gars qui, bien qu'en passe de perdre la foi, se redresse, lutte encore. Un rock qui cherche à s'imprégner avec respect de l'essence du Blues, en évitant de le parodier en le copiant. Un rock cherchant à marier cette essence blues à un élan progressif.

     Bien que la seconde face pèche par une nette perte de puissance et d'accroche, ce cinquième album est un bon cru. Il permet de renouer, une fois de plus, avec le succès outre-Atlantique. Au contraire de la vieille Angleterre, qui s'obstinera toujours à bouder ce groupe de Carlisle (petite ville au nord, toute proche de la frontière écossaise). Enthousiasmé par ce nouvel élan et le retour de Mike Kellie six mois plus tard, en novembre 1973, le quintet remet le couvert avec un nouvel album, "Witness". Bien que mieux produit, cet album souffre d'un défaut de puissance et de morceaux plus aboutis. Il y a pourtant de la matière, mais il paraît évident qu'une bonne partie aurait mérité d'être affutée (en concert), et d’être plus élaborée. Toujours un assez bon album (avec une petite poignée de perles, telles "Things Change" et "Don't Ever Stray Away"), plus progressif dans l'ensemble, mais loin du niveau de ce que peut offrir Spooky Tooth. La formation n'y résiste pas, et les piliers Mike Harrison et Mike Kellie faussent compagnie. Wright et Jones retentent le coup, pour la dernière fois, avec une énième mouture alternative avec un autre « looser magnifique », Mike Patto, aux claviers et au chant. (en dépit de très bons disques sur son C.V., d'un groupe à son nom, et de la reconnaissance de ses pairs, Patto ne trouvera jamais vraiment le succès. Atteint de leucémie, la maladie l'emporte à l'âge de 36 ans). Pour beaucoup, ce dernier sursaut, l'album "The Mirror" de 1974, est une belle surprise, pour ne pas dire un must. Mais le groupe semble être sous l'emprise d'une malédiction le clouant au sol, l'empêchant tout envol. Ainsi, une fois encore, cette dernière formation ne survit pas et éclate dans l'année. 

     Il faudra attendre 1999 pour retrouver un disque du groupe dans les bacs. Cette fois-ci, sans Gary Wright mais avec le retour des Grosvenor, Kellie, Greg Ridley et Mike Harrison. Mais tout le monde a vieilli, et l’énergie d’antan n’est plus.


     Le 4 septembre dernier, en 2023, Gary Wright, malade depuis quelques années, est parti pour un ailleurs, peut-être parti rejoindre les vieux amis : Bryson Graham, Mike Harrison, Greg Ridley, Mike Kellie, Mike Patto. En plus de sa carrière chez Spooky Tooth, il aura réalisé de 1971 à 2010, treize albums sous son nom. Occasionnellement, il apporte sa contribution en tant que compositeur et musicien. Il était de la partie du célèbre triple album de George Harrison, "All Things Must Pass", ainsi que sur quelques chansons d'autres albums du Beatles. Ringo Starr était également un sérieux client (il est présent sur le "Live at the Greek Theatre" de 2008). Johnny Halliday fit également appel à ses services, jusqu'en 2014, pour la chanson "J'tai même pas dit merci". Plus rarement, il fut employé par le cinéma pour des musiques de films, dont "Fire and Ice", le gros nanar "Cobra"; et "Larry Flint". "Wayne's World" et "Toy Story 3" reprennent "Dream Weaver", son tube à la guimauve.



🎼👻

2 commentaires:

  1. Shuffle Master.15/6/24 13:03

    J'ai les premiers que je n"écoute jamais. Le seul qui sorte régulièrement du placard, c'est The Mirror. Sûrement par nostalgie, je l'avais acheté à sa sortie.

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  2. "The Mirror" est un disque à part dans la petite discographie de Spooky Tooth.
    Entre l'absence de Mike Harrison, et une implication accrue de Mick Jones dans la composition, plus celle du dernier arrivant Mike Patto,
    cette dernière incarnation de la décennie n'a plus que quelques liens ténues avec les précédentes.
    Il arrive ainsi que certains, en ce qui concerne Spooky Tooth, ne jurent que par cet album.

    A mon sens (forcément discutable et subjectif), si "The Mirror" est effectivement un bon album, que c'est un beau et inespéré sursaut après un "Witness" faiblard,
    il n'arrive pas à la hauteur des "Spooky Two" et "You Broke my Heart, So...", voire de "The Last Puff"

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