jeudi 6 juin 2024

DVOŘÁK – Symphonie N° 1 "Les Cloches de Zlonice" (1865) – István KERTÉSZ (1967) - par Claude Toon

- Dis Claude, cette pochette représente bien la tour de Babel peinte par Brueghel ? C'est par une symphonie en forme d'oratorio biblique que Dvořák a commencé son cycle symphonique, comme Mendelssohn et sa symphonie N°2 ?

- Non, non Sonia… Mais au temps du vinyle, il y avait des jolies pochettes… Pourquoi ce choix, je ne sais pas. Tous les disques de la série présentent des tableaux de l'école flamande, pourquoi pas… Dvořák a débuté dans le genre symphonique par un ouvrage purement instrumental… Waouh, bravo pour Felix Mendelssohn, je n'ai jamais parlé de la symphonie "Lobgesang" (chant de louange) … très peu connue d’ailleurs. Te voilà bien savante… Tu l'as entendu où ?

- À la radio… c'est un peu long, beaucoup de chœurs, et tu n'as pas écrit de billet contrairement aux quatre autres…

- Chaque chose en son temps. Longtemps, les orchestres n'ont joué que les cinq dernières symphonies du compositeur tchèque, numérotées alors de 1 à 5 et non de 1 à 9, la dernière étant celle dite "du Nouveau monde". Les quatre premières méritent une écoute ne serait-ce que par curiosité…voire plus…

- Tiens de nouveau Istvan Kertész présenté lors du billet commentant le Requiem de Dvořák. Il a abordé d'autres répertoires ?

- Oh oui, Brahms notamment, ce qui est logique, mais hélas il s'est noyé à 44 ans peu de temps après ces gravures londoniennes….


Dvořák vers 1865

Sacrée Sonia, elle révèle déjà nombre d'informations dans cette petite causerie matinale…

Je dois préciser que ce billet présente une certaine continuité à propos d'un point d'histoire de la musique détaillé dans la chronique publiée il y a une quinzaine et consacrée au quatuor avec piano N°1 de Brahms. Revenons sur une citation, presque un anathème posthume, prononcée par le maestro Felix Weingartner (1862-1942) ; "Devant l'abondance intarissable de pensées et de sentiments exprimés par Beethoven dans sa musique, une telle entreprise semble vraiment presque aussi insensée que celle de vouloir monter plus haut qu'un sommet." Quant à Richard Wagner, il y voyait "la dernière des symphonies", ayant lui-même échoué à composer une partition de valeur vers 1840

En effet, après la mort de Beethoven et de Schubert en 1827 puis 1828, les compositeurs, même de génie, semblaient ne pas pouvoir assumer la postérité de la symphonie et des grandes œuvres chambristes après la période classique et le début du romantisme, disons entre 1750 et 1828. Mozart et Haydn pendant le classicisme et, bien sûr, les deux génies cités avant et pionniers du romantisme, placèrent à un niveau superlatif le qualificatif chef-d'œuvre dans bien des genres musicaux. Cette production inégalée intimidera les générations à venir incertaines de relever le défi de les imiter voire de les dépasser … (Clic). Les quatuors et quintettes de Beethoven ou de Schubert et les symphonies ont-elles été surpassés entre 1828 et 1860 ? Pas vraiment même si pour le genre symphonie, comme le note Sonia, Mendelssohn et Schumann ont apporté quelques symphonies populaires de grande qualité souvent inscrites au répertoire des concerts et des séances d'enregistrement.

Il faut attendre 1876 pour que Brahms, après quatorze ans de travail, rompe enfin cette appréhension de près de cinquante ans de la part du monde musical. Un renouveau jaillit lors de la création de sa symphonie N°1 dont le célèbre maestro Hans von Bülow dira "Voilà la 10ème symphonie de Beethoven". On a tort de négliger le coup de tonnerre de la symphonie fantastique de Berlioz de 1830 !


le LP Karajan de 1963 et sa double numérotation

Dvořák a-t-il été plus aventureux ? Oui puisqu'il composera entre 1865 et 1875 cinq symphonies d'une belle ampleur. Mais, il faut bien l'avouer, pendant cette période où le public boude la symphonie, attendant Dieu sait quel miracle, aucune n'aura les honneurs d'un concert inaugural 😥… La 1ère symphonie de 1865 ne sera créée qu'en 1923 ! Le tchèque avait envoyé son manuscrit en tant que participation à un concours en Allemagne ; l'ouvrage n'intéressa pas, son travail ne lui fut même pas retourné et la partition sera considérée comme perdue… Dvořák ne se décourage pas, un trait de caractère très affirmé chez cet homme. Il s'attelle à écrire sa 2ème symphonie terminée aussi en 1865. 2ème symphonie qui tout comme la 3ème et la 4ème ne seront créées qu'en 1888 ; le compositeur ayant apporté des corrections finales à ses œuvres. Dans les années 1860, tant d'échecs finiront par avoir raison de son courage et Dvořák détruisit nombre de partitions… Heureusement les symphonies échappèrent à cet autodafé personnel…

La symphonie N°5 de 1875 sera la seule publiée et créée rapidement après sa composition. Elle est jouée à Prague le 25 mars 1879 sous la direction d'Adolf Čech, le même chef qui assurera la première de la première* 😊 en 1888. On comprend facilement pourquoi pendant plus d'un demi-siècle, le catalogue symphonique ait porté la numérotation 1 à 5 et non 1 à 9. La redécouverte des quatre symphonies de jeunesse permettra pas à pas d'établir un vrai classement après la fin de la guerre… et surtout le début de la gravure du corpus dans sa complétude. Ah là là, dure la vie de compositeur…

Sur la pochette de la captation de 1963 par Herbert von Karajan de la Symphonie du Nouveau monde, le chef-d'œuvre ultime au retour des USA du maître, on peut encore lire la réminiscence de cette double numérotation : N°5(9). Et en plus la pochette est d'une laideur !!!

* - Ben je n'y peut rien… Ou la première de la 1ère…


Itsvan Kertesz en 1973

Après quelques recherches, je me demande si les quatre premières symphonies ont fait les choux gras des labels avant l'ère du microsillon en 1950. Pour la 1ère symphonie, aucune référence identifiée. La symphonie du Nouveau Monde a connu le succès dès l'invention du 78 tours (au hasard : Stokowski en 1925, Karajan en 1940, Furtwängler en 1941, etc.). Pour les fans, un site en dénombre une centaine (Clic).

Dans les années 60-70, la stéréo aidant, Dvořák atteint enfin la consécration avec l'enregistrement de plusieurs intégrales. Leur qualité sera difficile à concurrencer par la suite. Citons : Itsvan Kertesz avec le symphonique de Londres (1963-1967), Witold Rowicki avec le même orchestre (1965-1972), Rafael Kubelik avec la Philharmonie de Berlin (1966-1978) et Vaclav Neumann avec l'Orchestre Philharmonique Tchèque (1968-1980). Je me dois d'ajouter celle d'Otmar Suitner plus tardive mais qui réunit des appréciations élogieuses des discophiles (1979-1983).

Toutes ces intégrales sont disponibles. Celle de Kertesz s'impose sur le marché DECCA depuis près de 60 ans ! J'y reviendrai en conclusion… Un départ pour le moins réussi pour la découverte d'un répertoire à moitié oublié pendant un petit siècle !

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Je reviens rapidement sur la courte carrière du maestro tchèque Itsvan Kertesz (1922-1973). Natif de Budapest, il devra grandir et survivre dans cette Hongrie dirigée par un allié d'Hitler, le régent Horty. Le dictateur peu enclin à s'investir dans la shoah, Adolf Eichmann viendra en 1944 s'occuper en personne de l'abjecte tâche de déporter vers Auschwitz les juifs hongrois. 

On connaît la monstrueuse efficacité de l'officier SS. En moins de deux mois, 450 000 juifs partiront et ne survivront pas à son zèle (50% de la communauté israélites et des milliers de tziganes dont le folk inspira  Dvořák et Brahms). Itsvan Kertesz sera l'un des rares survivants de sa famille et commencera sa carrière en 1948.  

En 1956, après l'insurrection de Budapest, il quitte sa Hongrie natale et dirigera en Allemagne, aux USA et en Angleterre, notamment l'orchestre symphonique de Londres entre 1965 et 1968. Pour plus de détails, voir la chronique consacrée au grandiose Requiem de Dvořák. (Clic). À noter qu'avec le même orchestre british, il gravera une belle intégrale des symphonies de Brahms, ami de Dvořák. Une noyade accidentelle en 1973 met un terme à un concurrent sérieux pour les autres maestros hongrois comme Georg Solti….


Église de Zlonice

Succinctement, les compositeurs appartiennent à deux écoles suivant leur progression artistique. 

Parmi les génies précoces, mentionnons Mozart et Mendelssohn qui écrivent dès la préadolescence de jolies pièces dignes de figurer dans leur catalogue définitif. D'autres confrères, malgré une formation solide, mettront plus de temps à atteindre la maturité artistique, à maîtriser leur talent. Dvořák fut de ceux-là tout comme un certain Bruckner, qui, le monde étant petit, proposera sa 1ère symphonie marquante en 1865, soit la même année que Dvořák pour son coup d'essai. Bruckner a 41 ans et sa symphonie est jouée devant un public peu averti qui aime et des critiques qui baillent, mais au moins elle ne finit pas aux oubliettes (certes la deuxième exécution attendra 1891 😊). Je ne reviens pas sur les décennies pendant lesquelles le compositeur autrichien restera incompris de ses contemporains, raillé par les critiques. On estime de nos jours Bruckner comme le symphoniste majeur de la seconde moitié du XIXème siècle ! Toutes ont été chroniquées. (Index)

Dès la fin de ses études, Dvořák manifeste une téméraire ambition musicale. Comme tous les jeunes chiens fous, il pêche par la démesure de ses partitions… Sa symphonie N°1 dure plus de cinquante minutes si on joue toutes les reprises. Dvořák n'a cure de l'ombre de l'illustre Beethoven, principe qu'il applique aussi aux quatuors, autre domaine dans lequel Ludwig van et Schubert s'étaient surpassés… Les quatuors N°1 & 2 durent cinquante minutes, les N°3 & 4 1H10 chacun ! Très méconnus, même de certains quatuors professionnels, ils ne portent même pas de numéro d'opus. Les partitions ont échappé elles aussi aux autodafés… Les enregistrements dans le cadre d'intégrale sont rarissimes, trois à ma connaissance…

Des ouvrages de telles durées exigent un matériau thématique à la hauteur, varié et scindable en sous motifs permettant de développer une fastueuse polyphonie qui passionnera l'auditeur. Les grands ouvrages de jeunesse de Dvořák souffrent de l'académisme de la forme sonate appliquée à la lettre sur une thématique modeste. Cette déficience induit-elle des répétitions et des développements peu fantaisistes, une écriture presque scolaire préjudiciable au charme et au suspens du récit musical ? Pas toujours.

Bruckner, usant des thèmes complexes qu'il fusionne en sections de plusieurs motifs antinomiques, pourra ainsi s'autoriser un jeu contrapuntique raffiné et se déployant sur des dizaines de minutes, à la manière d'une odyssée lyrique d'un Wagner… Revers de la médaille, les œuvres déroutent les orchestres du temps peu familiers de telles sophistications et immensités. Des maestros de renom avoueront leur incapacité à interpréter la 8ème symphonie dans sa forme originelle… (même Hermann Levi, créateur de Parsifal).


Costume populaire hongrois (gravure de 1832)

Pendant que Bruckner s'adonne à expérimenter la technique trithématique dans la forme sonate dont la tradition n'en prévoit que deux, Dvořák innove en puisant son inspiration dans le patrimoine illimité des danses, chansons de la culture populaire de la Bohème et de la Roumanie. Brahms et plus tard Bartok feront de même.

Dvořák est un homme de la terre. Sa musique s'avère robuste à l'image des villageois. Des airs virils alterneront avec des mélodies badines inspirées des émois des donzelles un jour festif. Parcourir la partition est amusant. Aux effets alambiqués et aux arpèges virtuoses, Dvořák semble préférer une notation bien carrée, la simplicité celle d'une sonate ludique destinée pourtant à un orchestre fourni pour l'époque : 2 flûtes + piccolo, 2 hautbois +1 cor anglais, 2 clarinettes, 2 bassons, 4 cors, 2 trompettes, 3 trombones, timbales, et cordes. Pas de cloches ; le sous-titre fut attribué tardivement à partir d'une suggestion du compositeur lue dans une missive…

La symphonie comporte quatre mouvements. Une analyse complexe ne s'impose pas. La rudesse bonhomme de la musique nous ballade à travers champs et place de marché animée.

 

1 - Maestoso – Allegro : Un thème gaillard aux cors appuyé sur une rythmique syncopée des bois et des cordes ouvre le premier mouvement. On l'entendra très souvent. "C'est plutôt une introduction d'homme" dirait Lino Ventura. Une mélodie plus chorégraphique aux cordes scandée par les timbales que Dvořák sollicitera abondamment. Déjà le compositeur propose un développement d'une guillerette simplicité. Il n'y aura pas d'autres thèmes contrastés. Les festivités viendront d'une orchestration mouvante et de ruptures de rythme. [5:13] Avant un développement construit sur le motif introductif, Dvořák insert un passage poétique, une courte exception. Seule une direction soulignant les petites facéties d'orchestration rompt le risque de monotonie dans cet allegro de 18:50 !!!  Itsvan Kertesz l'a bien compris. On bénéficie de la somptueuse captation des couleurs lumineuses de l'Orchestre symphonique de Londres de la grande époque DECCA. [16:27] Un insolite et sensuel solo de violon annonce la coda… (Partition)


Le retour des moissonneuses de Lajos Deák Ébner (1850–1934)

2 - Adagio molto : L'adagio, aux proportions raisonnables (une douzaine de minutes), marque de sa légèreté la symphonie, le meilleur passage de l'œuvre à mon sens. On pourrait l'écouter isolement tel un poème symphonique, forme dont Dvořák ne sera pas avare dans sa production. Une procession staccato des bois, des cors et des cordes nous entraîne dans une belle et onirique balade illuminée par le chant solo du hautbois dès la 8ème mesure [0:49]. Un thrène élégiaque des cordes prend la relève accompagné d'un furtif motif de timbales insolites (quatre triple croche syncopées) [2:12]. Itsvan Kertesz respecte la mention molto pour souligner l'esprit de rêverie du début de l'adagio. Quelques passages plus allants avec l'insistante mélopée du hautbois soulignent l'esprit bucolique d'une part et le climat de légende moyenâgeuse d'autre part. La construction du mouvement est plus inventive que celle de l'allegro avec un rôle héroïque donné aux bois et surtout aux cuivres… Le grand Dvořák est déjà présent dans ce beau mouvement lent.

   

3 – Allegretto : Après cet adagio et, sans vous mentir, ses quelques longueurs, Dvořák a l'intuition qu'un scherzo de huit minutes suffira ! Abusant du staccato, l'allegretto n'arrive pas à se départir d'un style de marche militaire. [2:23] Lors d'une pause de la troupe, le trio oscille entre facétie et farce. Trio amusant qui sauve l'allegretto de la banalité…

 

4 - Finale : Allegro animato : Je n'aime pas dénigrer les œuvres, mais ce final est insupportable de lourdeur, de répétitions, de longueur. Soûlant, même si on sent le talent en devenir d'orchestrateur de Dvořák. Un seul chef y apporte un petit intérêt… en pratiquant des coupures importantes pour ramener de 12 minutes à 7 minutes ce rondo boursouflé conclu par une marche militaire dérivée du thème de l'allegro. Qui ? J'en reparlerai plus loin…


Itsvan Kertesz offre une lecture énergisante, l'allégresse et l'espoir d'un jeune compositeur qui n'a pas encore eu à confier ses affres et déceptions face aux échecs précédant la reconnaissance en 1877 avec son Stabat Mater. À l'opposé, le vieux chef letton  Neeme Järvi dépeint une bohème bucolique, celle du bien vivre, malgré les conflits éternels qui rongent l'empire austro-hongrois... Je vous suggère l'écoute de sa version plus expressionniste...


Écoute au casque ou avec des enceintes additionnelles plus que conseillée.

Le son des PC, sauf exception, est vraiment une injure à la musique…


INFO : Pour les vidéos ci-dessous, sous réserve d'une écoute directement sur la page web de la chronique… la lecture a lieu en continu sans publicité 😃 Cool. 



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Pour la discographie, je ne reviens pas sur la liste d'intégrales historiques donnée en début d'article. Elles ont toutes leurs qualités. Donc : Itsvan Kertesz, Witold Rowicki, Rafael Kubelik, Vaclav Neumann, Otmar Suitner.

Pour ceux qui possèdent déjà des albums isolés, souvent les trois dernières, N°7 à N°9 extraites des intégrales ci-dessus (voire le must : ce triptyque par Christoph von Dohnányi avec l'orchestre de Cleveland), voici trois enregistrements isolés récents de cette symphonie N°1.

Pour Chandos, le label des musiques inexplorées, Neeme Järvi grave en 1988 la 1ère symphonie, mais aussi les 9 symphonies à raison d'une partition par CD. Chaque disque est complété par des œuvres diverses et les poèmes symphoniques. Sans doute l'une des anthologies les plus complètes ! L'intégrale en 6 CD ne reprend que les symphonies hélas. Direction élégante et tempo Adhoc avec l'orchestre national d'Écosse… Neeme Järvi doit pouvoir prétendre comme Antal Dorati au titre du maestro ayant produit un catalogue cosmique…

Nouvelle génération. Marcus Bosch, chef allemand né en 1969, s'attaque à une nouvelle intégrale en live avec l'orchestre de la Staatsphilharmonie de Nuremberg. Certes le chef assure toutes les reprises y compris dans l'envahissant final. La prise de son est exceptionnelle. Une captation de 2017 séduisante de gaité. Marcus Bosch affine le son de sa phalange allégée, jamais tonitruante. À suivre…

Dennis Russel Davies, 80 ans, eh oui (Clic),  dirige l'Orchestre de Brno qui a créé son propre label (le designer de la pochette doit être viré… quelle horreur 😬). En 2020, le complice de Philip Glass propose une alternative moderne à la vision majestueuse des grands anciens en réduisant au strict nécessaire le final et en adoptant des tempos vifs… Un couplage bienvenu :  les cinq Bagatelles op. 47 de 1878 orchestrées avec poésie par le chef.




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