Question à cent balles : sachant que Ernst Lubitsch a réalisé quelques-unes des meilleures comédies du monde, quel est son film le plus drôle ? Pour rappel, Billy Wilder, qui n’était pas manchot non plus, avait une photo de Lubitsch sur son bureau, et à chaque fois qu’il était en panne d’inspiration, il la regardait en se demandant : qu’aurait fait Lubitsch ?
On verrait bien NINOTCHKA (lien à la fin de l'article) sur le podium, s’il n’y avait aussi TO BE OR NOT TO BE. Les deux films sont des sommets du genre, mais TO BE a sans doute un p’tit truc en plus. Ou plutôt deux. Son sujet, le nazisme (nous sommes en 1942, Adolf H. a déjà fait pas mal de dégâts même si le meilleur reste à venir) et la construction du film, tout en faux semblants, parfaitement raccord avec l’intrigue. Mise en abîme jubilatoire où des acteurs jouent des acteurs à qui on demande de jouer un vrai rôle...
On a reproché à Lubitsch d’avoir fait rire avec le nazisme, au sens où il montre des SS de pacotilles, des clowns, finalement pas si méchants que cela, des gens presque ordinaires. Deux ans plus tôt, on faisait le même reproche à Charlie Chaplin pour LE DICTATEUR, mais pour des raisons inverses. Il allait trop loin, taper trop fort, un film diplomatiquement incorrect. La bonne blague…
Billy Wilder avait conseillé à Lubitsch de supprimer une réplique, lorsque le Colonel Ehrhardt dit à propos des prestations de l’acteur Joseph Tura : « Ce qu’il fait à Shakespeare, nous le faisons à la Pologne ». La réplique sera conservée (heureusement, elle fonctionne à fond !) car ce que Lubitsch entendait par là, c’est que la violence et les meurtres étaient tellement banalisés par les nazis, qui en faisait leur quotidien, que de leur point de vue, massacrer une pièce de théâtre ou un peuple relevait du même principe.
Revenons à la comédie… Septembre 1939. Stupéfaction dans une rue du quartier juif de Varsovie. Adolf Hitler, en vadrouille, fait ses emplettes. Comment en est-on arrivé là ? Flash-back au QG de la Gestapo où c’est l’effervescence, le führer est annoncé. Les officiers SS font une haie d’honneur, le chef suprême entre, on le salue d’un « Heil Hitler ! », et il répond « Heil myself ! ». Une voix hurle : « Stop ! ce n’est pas dans le texte ! ». On découvre qu’on se trouve dans un théâtre, on y répète une pièce, c’est le metteur en scène qui intervient, furibard, car son acteur, Bronski, vient d’improviser une réplique gag. Et parce que sa moustache ne va pas, il ne ressemble pas assez à son modèle. Pour prouver le contraire, Bronski décide de sortir dans la rue en costume d’Hitler…
Cette première séquence touche au sublime. Par sa drôlerie, sa construction. On commence par voir Hitler dans la rue (c'est filmé comme une image d'actualité), l’explication ne vient qu’ensuite. Et parce que Lubitsch filme la scène à la Gestapo comme du cinéma (décors, mouvements de caméra), ce n’est que dans un second temps qu’on découvre qu’on assiste à une répétition. Il y a donc une double entourloupe pour le spectateur. Lubitsch va jouer avec ses faux-semblants tout au long de l’intrigue, qui tient à la fois du vaudeville et du film d’espionnage. Autre principe comique, la séquence d'intro, qui surprend d'abord, permet au spectateur de comprendre le dispositif, la mécanique, il est mis dans la confidence. On sait des choses que les protagonistes du film ignorent.
C’est pratiquement impossible de raconter le film de manière linéaire, il y a trop de rebondissements, le rythme est effréné. La partie vaudeville concerne le couple d’acteurs vedette, M. et Mme Tura. Quand Joseph Tura joue Hamlet, au début du fameux monologue « to be or not to be that is the question » un spectateur se lève et quitte la salle. C’est un aviateur polonais (joué par le jeune Robert Stack), amant de Maria Tura, qui la rejoint dans sa loge. Le running gag du monologue est fameux, et la pirouette finale fabuleuse. Maria est folle de désir pour son bel officier, se pâme lorsqu’il lui souffle à l’oreille « je peux larguer 10000 tonnes de bombes en deux heures », énormissime allusion sexuelle.
La partie espionnage – mais les deux aspects vont bientôt
se confondre, là est l’ingéniosité de ce génial scénario – est à propos d’un traître, le professeur Alexander Siletsky, qu’il faut neutraliser avant qu’il
ne puisse contacter la Gestapo de Varsovie. Le réseau de résistance fait appel aux époux
Tura. Les acteurs de la troupe renfilent leurs costumes de scène nazis, pour interpréter les réels
protagonistes et contrecarrer leur plan.
Là encore, on joue sur les faux-semblants. Le bureau de la Gestapo où le vrai Alexander Siletsky est accueilli, est le décor du théâtre. Le colonel Ehrhardt est en réalité l'acteur Joseph Tura, qui lorsqu’il passe la porte de son bureau se retrouve dans la salle de théâtre ! Mais Tura devra aussi jouer un faux Siletsky devant le vrai colonel Ehrhardt, dans les vrais locaux de la Gestapo ! C’est un jeu de dupes, un jeu de masques (géniale scène des fausses barbes), mais aussi un jeu dangereux (titre du film en VF).
TO BE OR NOT TO BE est une succession de scènes mémorables, les répliques fusent, il n’y a pas un temps mort. La mise en scène de Lubitsch est dosée au millimètre, clarifie ce qui sur le papier est confus (car tout s'embrouille et dégénère). Il se permet une scène d’action au théâtre où sa caméra suit de manière chaotique le spot qui permet de localiser l’homme à abattre. Il joue sur la répétition des gags, le monologue d’Hamlet, la réplique récurrente « Ainsi, on me surnomme camp de concentration Ehrhardt », le cabotin Tura qui profite de chaque confrontation pour se faire valoir, alors que personne ne le connaît.
La satire est présente dans la description des nazis, tous plus bêtes les uns que les autres, leur lâcheté. La palme à Ehrhardt, sans cesse à accuser son second le capitaine Schultz de négligence. Le film reflète la réalité, aucun officier ne veut prendre de responsabilité, tous se défaussent et craignent Adolf Hitler (la blague à propos du führer qu’on se répète en douce mais dont on craint de rire). Ils sont montrés comme des serviteurs aveugles, serviles, des fonctionnaires du crime, incapables de penser par eux-mêmes. Au contraire, Lubitsch reporte toute son affection aux seconds couteaux, les comédiens de la troupe, comme le brave Greenberg qui joue les hallebardiers mais attend son heure pour la tirade de Shylock.
Les thèmes qui s'entrecroisent (théâtre, résistance, nazisme, faux semblants) font penser à INGLORIOUS BASTARDS de Tarantino, une influence certainement, qui situait la dernière scène dans un cinéma, pas au théâtre, mais c’est tout comme. Un remake a été tourné (Alan Johnson,1983) avec Mel Brooks et Anne Bancroft, qui reprennent les rôles tenus par Jack Benny et Carole Lombard.
L’actrice est magnifique, dans tous les sens du terme. Elle apparaît en robe soyeuse, devant son metteur en scène dubitatif : « pour la scène du camp de concentration, vous êtes sûre ? ». Après avoir embrassée Siletsky, faussement convertie à la cause nazie, elle murmure un « Heil Hitler » énamouré.
Carole Lombard était, à la ville, la femme de Clark Gable.
Quelques jours après le tournage, elle meurt dans un accident d’avion, alors
qu’elle allait soutenir les troupes américaines engagées. Une tragédie qui a terni la sortie du film. Jack Benny était un comique, acteur, musicien, homme de radio, de télé, qui a eu son show TV pendant trois décennies.
TO BE OR NOT TO BE est une comédie qui en termes de pure mécanique comique atteint un niveau stratosphérique. Ce à quoi Lubitsch rajoute sa griffe, la fameuse Lubitsch’s touch, la grâce, l’ironie, l’intelligence.
J'ai revu le film en salle, c'est rare d'entendre 400 personnes se bidonner pendant 90 minutes, avec applaudissements nourris au générique de fin.
Autres films de Lubitsch chroniqués : NINOTCHKA et THE SHOP AROUND THE CORNER
Je reconnais, à a grande honte, ne pas l'avoir vu. Demain, je fais un saut à la médiathèque, mais je pense que je l'aurais vu s'il était dans le fonds. "nous sommes en 1942, Adolf H. a déjà fait pas mal de dégâts même si le meilleur reste à venir", pas mal...
RépondreSupprimerSujet cinématographique inépuisable. Bon, là c'était "in vivo", si j'ose dire.
RépondreSupprimerJe l'ai vu, rien que de vagues souvenirs ... Ninotchka, outre l'accroche "Garbo rit" c'est plus précis dans ma vieille mémoire qui me joue des tours, et c'est excellent.
RépondreSupprimerA lire ton résumé, je me rends compte que "Les producteurs", le premier et un des deux seuls regardables de Mel Brooks (avec Frankenstein Jr) lui doit aussi apparemment beaucoup ...
Mel Brooks a forcément vu les films de Lubitsch (comme Woody Allen), dommage qu'il ne s'en soit pas davantage inspiré, le Mel a donné dans la grosse cavalerie pas mal de fois, mais le fait qu'il joue dans le remake est un bon signe... Le seul "successeur" pour moi c'est Blake Edwards, qui pouvait donner dans la grosse rigolade, le burlesque pur, mais aussi dans la finesse, la sophistication ("Victor & Victoria"). Et Billy Wilder bien sûr, mais Wilder avait été le scénariste de Lubitsch à ses débuts, il a été a bonne école.
SupprimerJe viens de lire "Billy Wilder et moi" ( que j'ai bien aimé) et dans ce roman, je trouve cette phrase "On rapporte que Billy aurait dit un jour - un peu crûment sans doute - qu'" Ernst Lubitsch pouvait faire davantage avec une porte fermée que la plupart des cinéastes avec une braguette ouverte".
RépondreSupprimerExcellent ! Et sans doute vrai... Le livre dont vous parlez est effectivement très bien, agréable à lire, ce qui ne gâte rien. Je l'avais chroniqué en son temps (voir index bouquin, C comme Coe).
SupprimerJe vais aller (re)lire la chronique alors ! J'ai écrit "relire" car j'avais du la lire, mais l'avais oubliée, mais peut-être que quand même, je fus influencée par votre avis. Bref...J'y vais...:)
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