Il existe des visages qui illustrent un pays, des sons qui définissent une époque, des hommes qui symbolisent un peuple. Louis Armstrong fut à l’après première guerre mondiale ce que Hendrix fut aux sixties ou ce que Hugo fut à la France, un symbole et un mythe incontournable. De nombreux observateurs parlèrent d’abord beaucoup de son air bonhomme et de son sourire enfantin, plusieurs musiciens noirs s’agaçant de voir un des leurs jouer le rôle du « bon nègre ». C’est que le trompettiste ne jouait pas, il refusait simplement de laisser les luttes de son époque détruire son nuage de béatitude.
Le sourire de Louis Armstrong fut celui d’une nation se hissant au sommet des superpuissances mondiales. Le peuple découvrit alors les joies de la société de consommation et des loisirs modernes. Toute puissance florissante s’incarne dans un art symbolique. Les grecs eurent la philosophie, les français la littérature, les américains eurent le jazz. Il fallait les entendre, des tripots les plus sordides aux clubs les plus classes, tous ces orchestres propageant la chaleur du swing cuivré. Il fut d’abord difficile de vraiment qualifier cette musique de jazz, tout cela ressemblant plutôt à de folkloriques improvisations collectives venues de la Nouvelle Orléans. Le music-business joua bien sagement, en rang serré, sans une note qui dépassait, les musiciens noyés dans un collectif aussi restrictif que l’armée de terre.
[<= avec Sammy Davis sur le plateau de "A man call Adam" 1966] Il n’y eut pas d’initiatives personnelles, pas de coups d’éclats, juste des fonctionnaires du swing appliqués comme des gamins au moment de la dictée. Puis vint le fameux trompettiste rondouillard et indiscipliné, qui sourit après ses premiers solos tel un gosse ayant réussi un grand coup. Le dernier grand coup qu’il avait accompli, c’est quand il tira un coup de fusil en l’air un soir de Saint Sylvestre. L’exploit lui valut une réputation d’enfant terrible, que l’état américain tenta de corriger en le plaçant dans un foyer d’enfants abandonnés.
Nombreux sont ceux qui, à sa place, auraient sombré dans le nihilisme criminel. Mais la volonté est toute puissante, c’est elle qui forge le destin des hommes malgré les obstacles, leur permet de voir une lueur d’espoir dans les limbes les plus obscurs. Dans cet exil, le petit Louis eut la musique, discipline qu’il explora en passant du tambourin au cornet, instrument avec lequel il rejoignit ses premiers orchestres. Il devint vite un mercenaire apprécié du tout jeune mojo blues, pour lequel il accompagna notamment la grande Ma Rainey, mère de tous les bluesmen.
Pour le musicien, choisir son instrument est un peu comme choisir son chien, l’alchimie se crée sans que l’on comprenne pourquoi. Il suffit de marcher un peu dans la rue pour croiser ces hommes qui, à force de vivre avec leurs bêtes, finissent par développer de troublantes similitudes physiques. Le gros développe des joues presque aussi tombantes que celle de son bulldog, un jeune en jogging a le regard aussi agressif que son rottweiler ne demandant qu’à mordre, la grand-mère a les cheveux frisés et la bonhomie servile de son bichon.
Pour Louis et sa trompette, l’harmonie fut aussi troublante, le souffle qu’elle exigeait donnant au visage une grimace burlesque qui lui allait si bien. Vinrent ainsi les grandes heures du Hot Seven, son orchestre inventant et défendant le jazz moderne. Sûr qu’il devait y repenser à ce parcours le grand Louis, quand il soufflait dans son instrument devant une foule admirative. Lorsque ses envolées lyriques furent reconnues comme l’expression éblouissante de tout un peuple, Louis Armstrong fut rebaptisé Satchmo. Ce ne fut pas vraiment un titre, mais un sacre, un plébiscite, une canonisation. Il y eut d’autres présidents que Lester Young, d’autres comtes que Count Basie, d’autres duc que Duke Ellington, mais il n’y eut qu’un seul Satchmo.
[avec Grace Kelly, sur "High Society" 1956 =>] Dans la puritaine Amérique, tout nouveau dieu de la culture populaire impose son mythe dans les temples du music-business et d’Hollywood. C’est ainsi que le bienheureux Satchmo tourna avec la splendide Grace Kelly, donna la réplique à Bing Crosby et croisa un Sinatra qui lui devait tout. Satchmo n’était pas seulement une trompette et un sourire communicatif, c’était aussi une voix, un chant d’une virilité profonde et rassurante. Et cette voix chanta les joies simples et les grands bonheurs, donnait de la vie l’image émouvante et enthousiasmante d’une fête permanente.
Symbole de cette philosophie Dionysiaque, « It’s a wonderfull world » et « C’est si bon » sont depuis entrés dans le patrimoine musical de l’humanité. Satchmo initiait également cette belle manie qu’eut ensuite le jazz de se nourrir du répertoire populaire. Il faut admettre que cet exercice lui fut imposé par une maison de disque soucieuse de surfer sur les dernières modes. Mais, comme à chaque fois que l’on voulut l’enfermer, cet enfant terrible fit de cette contrainte une opportunité. Il soumit alors les partitions qu’on lui imposa à son excentricité, décala les notes et nourrit son chant de prononciations uniques, faisant ainsi de ses vieilles partitions et chansons la base d’un nouveau langage oral et musical.
Ce langage fait de chant grave et enjoué et de swing nonchalant, le grand Louis Armstrong le parla jusqu’à son dernier souffle. Il prouva ainsi, à sa façon, la véracité du principe selon lequel la volonté est toute puissante.
Schopenhauer n’aurait pas fait mieux.
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