A la fin des sixties, Geoffrey Beck était en pleine effervescence. Avec son Jeff Beck Group, bien épaulé par ce chanteur Ecossais à la voix chaude et éraillée, il pouvait enfin explorer comme il l'entendait la musique électrique. Même si on l'avait forcé à chanter sur deux enregistrements, alors qu'il n'appréciait pas cela, on lui laissait les coudées franches pour donner vie à son imagination musicale. Musicalement, à cette époque, tout va très vite, et lorsqu'il remplace au pied levé le guitariste absent de Vanilla Fudge, il s'opère une alchimie entre lui et la section rythmique : le terrible binôme formé autour de Tim Bogert à la basse et de Carmine Appice à la batterie.
Tous les trois tapent la discute et s'accordent pour faire quelque chose ensemble dès qu'ils seront libérés de certaines obligations contractuelles. D'autant que Bogert et Appice en ont un peu marre de Vanilla Fudge. Ils voudraient passer à autre chose, notamment tâter du Blues dans une approche alourdie par le rock et triturée par les expérimentations psychédéliques. Cream, l'Experience, les Yardbirds et, justement, le Jeff Beck Group ayant déjà ouvert la voie à suivre. Ainsi, les deux New-Yorkais et le ténébreux Anglais sont impatients de partir ensemble vers de nouvelles aventures musicales. C'est bien ce que va réaliser la fameuse section rythmique, mais sans Jeff. Ce dernier ayant eu un terrible accident de voiture mettant fin à toute velléité de réunion. Surtout qu'on ne sait pas quand il pourra reprendre la guitare, encore moins la route. Avec son traumatisme crânien, certains craignent le pire.
Jeunes, et craignant de rester sur le bord de la route en cette période où la musique explose de toute part, tel un festival de feu d'artifice, Bogert & Appice n'ont pas la patience d'attendre un hypothétique rétablissement de Jeff, et partent ainsi fonder Cactus. Ce groupe ne sera qu'une comète, mais en seulement trois ans et quatre albums - toujours considérés comme des classiques -, cette dernière va faire de sacrés dégâts.
De son côté, Jeff a bien cru devoir faire ses adieux à la scène. Mais sa soif de vivre, exacerbée par une profonde passion pour la musique et son désir de l'explorer - de la faire entrer dans d'autres mondes - le font s'accrocher. Des mois sont nécessaires pour qu'il puisse retrouver sa mobilité et toutes ses facultés. Ce repos forcé a décuplé son besoin impératif de jouer. Il se remet au plus vite à tricoter de la guitare, impatient de réunir un nouveau groupe et de graver dans la cire la musique qui lui trotte dans la tête. Un trop plein qu'il va évacuer dans ce disque -celui où il aura le plus composé ; et l'un des rares sans aucune reprise.
Plus question de relancer le Jeff Beck Group, premier du nom, puisque Ronnie Wood(pecker) et surtout son chanteur à la voix singulière, Rod Stewart, ont rejoint les rescapés du sabordage des Small Faces : Ronnie Lane, Kenney Jones et Ian MacLagan. Ensemble, ils forment The Faces.
Et surtout, Robert "Bobby" Tench, dont une partie du travail avec son précédent groupe, Gass, sur l'album "Juju", semble préfigurer d'une certaine façon l'orientation de ce Jeff Beck Group deuxième du nom - du moins pour les quelques morceaux les plus franchement imbibés de Soul et au psychédélisme ténu. Même la tonalité en est alors assez proche. Bobby Tench fait partie de ces chanteurs injustement oubliés, principalement en raison d'une carrière chaotique. De mauvais choix aussi, comme avec la formation Streetwalker, où il est limité à la guitare - sans faire d'étincelles -. L'ex Family, Roger Chapman ne laissant pas sa place au micro. Pourtant, ce n'est pas sans raison qu'un chanteur de l'acabit de Steve Marriott se souvient de lui pour relancer Humble Pie.
- [ Cependant, avant l'intronisation de Bobby Tench, c'est le chanteur Ecossais Alex Ligertwood qui participe aux premières sessions. Mais insatisfait à l'écoute des bandes, Jeff cherche quelqu'un d'autre et se tourne alors vers Tench. Ligertwood aura son moment de gloire, à 33 ans, en intégrant Santana en 1979 ]
Seul le claviériste Max Middleton ne semble pas avoir de réel passif, hormis quelques années à galérer ; dans le sens où c'est le seul qui, apparemment n'avait encore jamais enregistré quoi que ce soit. C'est le bassiste Chaman qui le préconise à Jeff.
Malgré son terrible accident et sa longue convalescence, Jeff semble ne rien avoir perdu de sa dextérité. Il aurait même gagné en maîtrise, parfaitement épaulé par la nouvelle mouture. Ce que cette nouvelle version a perdu en fougue et en humeur volcanique, elle l'a comblé par une inébranlable cohésion et une solidité à toute épreuve. Ce qui en fait une sorte de cuirassé de heavy-soul compact, fort d'une intimidante puissance de feu. Et si El Becko paraît plus sage qu'auparavant, ce n'est que pour mieux laisser s'exprimer la musique. Plus économe, ses soli ne sont que plus mordants et décisifs, tel un imperturbable samouraï - de la guitare - découpant ses adversaires d'un seul ou de deux coups mortels.
Impatient de montrer à ses pairs qu'il est toujours dans la course, El Becko démarre par un "Got The Feeling", un hot rod Ford gonflé par le moteur "8 cylindres en ligne - Cozy Powell" (Cozy est déjà équipé d'une double grosse caisse qui lui permet d'envoyer du lourd). Jeff injecte une bonne dose de wah-wah dans le carburant, faisant ainsi cracher des flammes de heavy-soul tonique et aux accents heavy, et s'accordant quelques dérapages contrôlés à la slide. "Situation" - chanson anti-guerre - garde le même tempérament, néanmoins en passant sur une conduite plus douce ; sans coup-de-volant, en laissant une plus large plage à la LesPaul de Beck qui, à l'aide de sa Colorsound Tone Bender, tord, malaxe ses notes - comme à l'époque la mère Denise son linge (pour ceux qui s'en souviennent... c'est bien vrai ça).
"Short Business" a des allures de pied-de-nez à l'attention de Cactus, notamment en bravant sur son propre terrain rocailleux et chaotique le binôme rythmique. Celui-là même qui devait faire alliance avec Beck. Même Tench prend des intonations de "grande gueule" à la Rusty Day. Beck, qui paraît ne pas vouloir se défaire de son bottleneck, dévoile déjà sa volonté de faire chanter sa guitare, plutôt que de réciter ses gammes et autres plans stéréotypés.
"Max's Tune" (titré "Raynes Park Blues" sur certaines éditions) est la première incursion dans le Jazz de Beck. Comme son nom l'indique, par l'entremise du claviériste Max Middleton. Toutefois, et peut-être par bonheur, Jeff ne coupe pas le cordon ombilical le reliant au Blues. Ce qui crée alors un savoureux contraste avec le piano jazzy, vaguement contemplatif.
"I've Been Used" possède cette chaleur - alors atypique - de Soul alourdie par une fièvre hard-blues, que l'on pourrait, toutes proportions gardées, raccorder avec la quête que ne va plus lâcher Grand Funk Railroad. D'ailleurs ici, la basse de Chaman postillonne de Fuzz, tout comme celle de Mel Schacher. La voix chaude et chaleureuse de Bobby Tench apporte une touche "black", renforçant l'aspect Soul. Tout au long de l'album, et en dépit de paroles sans grande consistance, la voix authentiquement Soul de Tench ne cesse d'apporter une douce exaltation, de donner du corps aux chansons.
"New Ways / Train Train" est proche de l'instant de bravoure, faisant suer sang et eau aux belligérants. La première charge est relativement mesurée, préfigurant le Beck, Bogert & Appice avec un jeu de guitare rythmique particulièrement brillant. La seconde, plus enlevée, cravachée par les patterns nerveux de Cozy, est un terrain de jeu pour Jeff, qui n'est pas loin de déballer tous ses plans de serial-riffer et de soliste cintré.
Jeff referme ce premier chapitre sur une note plus romantique et velouté avec "Jody". Une plaisante ballade Soul, qui prend lentement son envol, tel un pélican blanc s'élevant dans une économie de mouvements, en profitant des courants ascendants ; puis qui poursuit son vol en scrutant impassiblement le sol, loin du tumulte des hommes.
Pour son retour, Jeff réalise simplement un réjouissant et superbe album, intemporel, parmi les meilleurs d'une année pourtant bien riche en œuvres musicales magistrales. Un disque qui a dû donner bien des sueurs froides à la concurrence. Pourtant, avec le temps, coincé et occulté par l'ombre imposante du premier Jeff Beck Group, celui avec Rod Stewart, et le super et éphémère power-trio avec le terrible binôme Tim Bogert et Carmine Appice, cet album, et le suivant, éponyme, passent injustement sous les radars.
Le suivant, l'éponyme donc, bien que mieux produit, en l'occurrence par mister Steve Cropper en personne, manque de consistance en comparaison. Plus léger et funky, et dans une certaine mesure un brin inconstant, il n'en demeure pas moins encore un gros morceau. Surnommé "l'Album Orange" en raison du fruit affiché sur la pochette (verso et recto [1]), il a aussi ses ardents défenseurs. Mais ce Jeff Beck Group ne dure pas, le patron fermant la boutique en 1972, quelques mois seulement après la sortie du second album, car pressé d'enchaîner avec le nouveau projet prévu de longue date, avec le binôme Bogert & Appice. Cozy Powell manifestera sa déception lors de futures interviews. Mais là encore, l'expérience sera de courte durée. Les caractères trempés de Tim Bogert et de Jeff Beck finirent par entamer sérieusement la cohésion du trio qui abdique au début de l'an 1974. Sacré Jeff. Plus tard, il concèdera avoir peut-être fait une erreur en mettant prématurément un terme au Jeff Beck Group II, d'autant que les membres étaient tous d'excellents musiciens.
Writer(s) | |||
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1. | "Got the Feeling" | J. Beck | 4:46 |
2. | "Situation" | J. Beck | 5:26 |
3. | "Short Business" | J. Beck | 2:34 |
4. | "Max's Tune | M. Middleton | 8:24 |
Writer(s) | |||
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5. | "I've Been Used" | J. Beck | 3:40 |
6. | "New Ways / Train Train" | J. Beck | 5:52 |
7. | "Jody" | J. Beck, Brian Short | 6:06 |
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