Est-ce que le couple Tedeschi-Trucks aurait pris la grosse tête ? Suffisamment pour oser sortir l'équivalent grosso modo d'un quadruple album. Crénom ! On se croirait revenu quarante ans en arrière. Non, cinquante ! M'enfin ! Mais qu'est-ce qui leur est passé par la tête ? Maintenant, même si le duo ne s'est jamais précipité en studio pour sortir régulièrement des albums, préférant prendre son temps, depuis leur dernière réalisation, "Signs", datant de 2019, les confinements aidant, ils ont eu le temps de constituer un nouveau répertoire consistant. C'est qu'en trois ans, avec en sus une accumulation de mois "off", exempts de concerts, il y a de quoi faire. Surtout lorsqu'on est déjà équipé de son propre studio d'enregistrement, et déjà bien rodé par les enregistrements précédents. Trois années qui pourraient correspondre à une habituelle période de carence séparant leurs albums studio (depuis le second). Pour assurer les fins de mois, tout en rassurant les financiers de la maison de disques, on recourt à la vieille ficelle de l'album live pour combler les périodes creuses. Déjà trois témoignages publics, mais qui ont la pertinence d'offrir, en plus de versions qui différent de celles en studio, quelques savoureuses reprises (ainsi, le "Darlin' Be Home Soon" justifie pratiquement à lui seul l'intérêt de leur premier live "Everybody's Talkin' ". Sans contexte une des meilleures versions de la chanson de John Sebastian - à l'époque des Lovin' Spoonful).
En fait, l'idée de départ vient de Mike Mattison, le chanteur à la bonne bouille aux côté de Derek Trucks depuis 2003, discographiquement depuis l'excellent "Live at Georgia Theatre" (2004), et embarqué depuis la fusion, le mariage de Tedeschi et Trucks, et plus ou moins de leur groupe respectif. L'inspiration venant du poème perse du douzième siècle, "Medjnoûn et Leila" (ou "Majnun & Layla" ou encore "Majnûn Laylâ"), dont la source remonterait probablement au VIIè siècle.
Oui, d'accord, mais un quadruple, ce ne serait pas un peu prétentieux ? Peut-être. Toutefois, dans le cadre de l'artistique, être prétentieux, ce serait plutôt croire que la moindre bouse que l'on sort vaut de l'or (et ce n'est pas les exemples qui manquent). Pour la troupe, c'est juste qu'une fois tout déballé et enregistré, ils se sont retrouvés avec un peu plus de deux heures de musique. Cependant, la tête sur les épaules, conscients des nouvelles mentalités et comportements, ils savaient que réaliser et publier aujourd'hui un tel pavé était une sérieuse source d'échec. C'est la raison pour laquelle, le dit pavé, intitulé "I Am The Moon", est édité progressivement, en quatre pièces distinctes. Ce qui a l'avantage de proposer des disques assez courts, tournant aux alentours des quarante minutes. Le premier volume, "Crescent", dépasse péniblement les trente-cinq.
De l'avis même de Derek Trucks, la majorité des meilleurs disques ne sont guère plus longs. Du moins, la plupart de ses préférés. A son sens, un format idéal pour apprécier l'œuvre dans son intégralité, sans risquer d'en perdre une miette, et y revenir à l'envie.
Ceci étant, que peut-on espérer du Tedeschi-Trucks Band en 2022 ? Après quatre très bons albums, dont le dernier semble témoigner d'un premier et léger essoufflement. Peut-être pas grand chose, cependant, dès que les premières secondes résonnent à travers "Hear My Dear", on se dit que tout est là. Dans une toute relative simplicité, les notes s'épanchent, vivent, conversent avec retenue, paraissant se mettre en résonnance avec une insondable vérité enfouie au fond de l'âme. Le superbe timbre de Susan Tedeschi, subtilement soutenu par Mike Mattison, y est pour beaucoup. Sans pathos, sans effets de voix inutiles et redondants (qui sont devenus un tic barbant dans la Soul actuelle, et affilié), dans une atmosphère proche de l'intimité, - lumière tamisée et encens -, Susan fait une déclaration d'amour à sa manière, avec pudeur. "Alors que nous regardons le monde défiler, il y a tellement de choses que nous cherchons à trouver. Sachant qu'il y a tellement plus à dire, le monde continue de tourner et tourner. Ecoute mon (ma ?) chéri, c'est ta mélodie. Désolé d'avoir mis si longtemps. J'étais perdu dans le désert et c'est là que j'ai entendu notre chanson". Avec un minimum de notes, d'orchestration, la troupe réussit un tour de force émotionnel.
"Fall In" brise ce sanctuaire magique d'un (du) couple, invisible et pourtant si fort. Celui de Susan et Derek paraît particulièrement solide. Deux âmes sœurs ? La chanson de Mike Mattison, "Fall In" nous immerge dans la chaleur moite de New-Orleans, portée par des cuivres festifs mais titubants, comme accablés par le climat torride, ou quelques excès de boissons. Un bon morceau, mais qui paraît un peu égaré sur ce premier volume, perdu au milieu de ce lot de Soul-blues tempéré, parfois intimiste.
Sur le serein "I Am the Moon", c'est Gabe Dixon qui, sur un ton mélancolique, prend le premier couplet. Normal puisqu'il s'agit d'une de ses compositions. Gabe Dixon que l'on a pu voir donner de sa personne, au chant et aux claviers, aux côtés de Supertramp, Alison Krauss et de Paul McCartney, et qui semble, depuis courant 2019, remplacer le regretté Kofi Burbridge. Susan et Gabe se partagent la tâche sur un morceau langoureux, qui manque à deux reprises de s'enliser. Un goût amer persistant empêche cette pièce d'accéder à quelque chose de plus grand. On frôle un grand moment de Soul mélancolique "Je suis la lune, tu es le soleil. Et regarde-toi, flamboyant devant tout le monde. Tu es mon étoile, je suis une pierre. Ici, tournant toute seule. J'ai goûté ton vin et ton extase jusqu'à ce que je disparaisse, pour ne jamais revenir. Maintenant, en cet anniversaire secret, je ressens encore ta brûlure. Dis-moi qu'est ce que l'Amour a gagné ? Je suis la nuit, tu es le jour, et nous n'avons que cet amour à blâmer..."
Plus léger, "Circles 'round the Sun" est une explosion de parfums printaniers, de vivifiantes senteurs boisées, de bulles de gaieté et de joie, propulsée par un lit rythmique hoquetant, conjugué par Isaac Eady et Tyler Greenwell (Tyler qui joue aussi, pour ce morceau, de la guitare acoustique). Celui-là, il serait juste de rappeler qu'il s'agit d'un des meilleurs cogneurs de fûts de ces dix dernières années. Authentique descendant des Butch Trucks, Ian Paice, Michael Shrieve, Bonham. Son jeu, mêlant à l'infini jazz, rock et funk, pulse, groove, vibre, apte à saisir par un pattern accrocheur, tant subtil que fluide et ferme. Ce qu'il démontre sur "Pasaquan", instrumental en forme de jam session qui clôture ce premier chapitre. Plage où on lui ouvre une parenthèse, une opportunité de délivrer une séquence rythmique mariant Ian Paice (pas mal) à Michael Shrieve (moins). C'est fort sans être démonstratif. Du grand Art. "Circles 'round the Sun" est un tapis volant en partance direct pour des cieux où des nuages bleus, verts et roses, abritent de nombreuses et placides créatures fantastiques.
"Pasaquan" conjugue avec naturel et spontanéité jazz, blues et rock. Fusion de l'Allman Brothers, du Grateful Dead et de Santana. Paradoxe d'un élan commun où chacun brille. A commencer par Derek, qui envoie un juteux solo blues-jazzy finissant sa course avec effervescence. Gabe Dixon prend le relais avec classicisme (avec apparemment une cabine Leslie ) avant de laisser sa place à Tyler Greenwell (voir plus haut). Derek reprend doucement le contrôle dans une sorte de raga-bluesy avant que la troupe ne reprenne le terme central. Étonnamment, pour ce genre, on en redemande. Bien que plus discret que ses collègues, car le seul ici à ne pas avoir son instant de gloire, Brandon Boone est pourtant le socle de cet excellent instrumental, avec une basse funky autoritaire, héritage des David Brown et James Jamerson. Alors que les quatre premières pièces privilégient l'économie, "Pasaquan" tranche en s'en donnant à cœur joie.
Cinq morceaux en tout, cela peut paraître bien maigre, mais quantité n'est pas synonyme de qualité. Si besoin était, le Tedeschi-Trucks Band confirme bien qu'il est le digne héritier (l'unique ?) des Allman Brothers, Delaney & Bonnie, Grateful Dead,Stone The Crows, Mad Dogs & Englishmen avec Joe Cocker et Leon Russell, Coldblood, Santana (première et seconde ères) et Chicago (69-72).
La suite pour le 1er juillet prochain. Espérons que cela soit du même tonneau.
*** Pasaquan est un lieu étrange. Vaste terrain arboré appartenant à l'excentrique Eddie Owens Martin, fondateur de la religion Pasaquoyanisme. Progressivement, en plus de quelques tipis pour expériences cérémonielles pour communier avec la nature et ses esprits, diverses constructions ont été érigées et peintes en fonction de ses connaissances dites spirituelles. Après son décès (suicide), le site a été classé et entretenu.
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Hello Bruno ! ce cd est en attente dans mon panier depuis sa sortie mais ton post vient de me convaincre! Grand fan de l'Allman Family j'ai parfois été un peu déçu par le TTB d'ou ma prudence! Mais bon par ces temps de disette musicale
RépondreSupprimerLe reproche que l'on pourrait faire à cet album, est sa durée. Certes, il y a beaucoup d'excellents albums qui dépassent péniblement les trente minutes et on s'en contente. Et ils ont l'avantage de ne pas être grevés pas de passables bouche-trous. Mais là, on garde une petite faim. On aurait bien fini par un petit dessert. 😊 Peut-être est-ce dû à ce final en instrumental qui empreinte un autre chemin, qui se différencie totalement avec les morceaux précédents. Les quatre premières pièces privilégient l'économie, tandis que "Pasaquan" s'en donne à cœur joie.
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