jeudi 31 mars 2022

MAHLER – Symphonie N°5 (1902) – Rafael KUBELIK (1971) – par Claude Toon


- Bizarre Claude, connaissant ta passion pour les symphonies de Mahler, je pensais qu'elles avaient été toutes chroniquées ! Comme Bruckner, Beethoven, Brahms, Schumann, je parle de l'époque romantique…
- Situation que tu suis aux petits oignons Sonia… J'ai toujours eu du mal avec cette symphonie, la première d'une série de trois grandes œuvres purement instrumentales, hyper orchestrées, très développées, il y a très peu de versions qui me passionnent, alors j'attendais…
- Et je sais que tu aimes changer de chef à chaque article pour ces cycles symphoniques… Pourtant Rafael Kubelik est loin d'être un nouveau dans le blog…
- En effet… Kubelik fut l'un des premiers à graver une intégrale en stéréo dans les années 60 ; je dispose enfin d'une vidéo dans une interprétation qui ne sonne pas surchargée !!! 
- Du coup, je regarde l'index… Ah il ne restera que la 8ème et la 3ème pour achever ce travail… As-tu des projets ?
- Oui, la 3ème par Horenstein est de retour au catalogue, la seule à rivaliser avec celle de Bernard Haitink à Berlin. Mais Haitink occupe déjà une belle place dans notre blog (la 4ème de notre ami Mahler entre autres). Pour la 8ème … Solti bien sûr, mais déjà écouté dans la 2ème, alors patience… Il y a celle de Sinopoli mais en playlist, un inconvénient majeur, j'expliquerai en quoi le temps venu… Ozawa en outsider…


Mahler en 1902

1902, Gustav Mahler revient quasiment d'entre les morts après sa guérison d'une hémorragie intestinale en février 1901 qui aurait pu lui être fatale. Depuis la création en 1901 de la quatrième symphonie à l'orchestration plus délicate et de forme plus concise que les précédentes, le compositeur s'est surtout attaché à compléter son catalogue de Lieder, notamment à partir des textes du poète Rückert. Faisons un retour en arrière car dès la première chronique, à l'occasion de la réédition du leg des interprétations isolées d'Otto Klemperer avec le Phiharmonia pour le centenaire de la mort du maître autrichien en 1911, à l'âge de seulement 51 ans, je précisais qu'écrire une biographie de Mahler serait aussi présomptueux qu'inutile.

Pour un résumé, Wikipédia propose un article exhaustif et pour les amateurs de détails, il existe des ouvrages plus aboutis, celui de Jean Matter et la somme biblique de 4000 pages du critique Henri-Louis de Lagrange qui, il faut le dire, a passé sa longue vie à s'imaginer en réincarnation de Mahler, passion ou obsession ? Bref, quelques repères :


Mahler voit le jour en 1860 et ce surdoué termine ses études en 1875 ! En 1880, il présente sa première œuvre marquante : Das Klagende lied (Le chant plaintif). Cette cantate très développée et en trois parties aurait largement mérité un prix de Rome si notre jeune compositeur avait fait le voyage comme français à la Villa Médicis. Un échec lors du prix Beethoven conduira Mahler à se tourner vers la direction d'orchestre, pas par dépit car il entrera dans la légende des maestros de génie, une hyperactivité dans ce métier si épuisant qui l'entraînera dans la tombe…

Dès cette époque, il se passionne pour le cycle Des Knaben Wunderhorn (Le cor merveilleux de l'enfant), un recueil de mille chants populaires compilés depuis le Moyen-Âge jusqu'au XVIIIème siècle, un patrimoine que les romantiques ne pouvaient qu'encenser, Goethe en tête. Le cycle Lieder eines fahrenden Gesellen (Chants d'un compagnon errant) en contient un, un cycle débuté en 1880 et créé en 1896. Est-il nécessaire d'ajouter que l'inspiration de Mahler va puiser généreusement dans ce corpus pendant les vingt ans à venir.


Hans Thoma, Ronde d'enfants (1872)

Mahler se pose déjà des questions sur l'avenir de la symphonie qui, bon an mal an, n'évolue guère dans sa forme depuis Mozart (années 1775-1792).  Mahler est un admirateur de Bruckner (1824-1896) dont il fut l'élève vers 1868-69. Bruckner qui, restant attaché à l'organisation quadripartite académique, a cependant étendu l'ouvrage vers des durées hors-normes, a multiplié les thèmes étant eux-mêmes des agrégats de motifs, a exploré un contrepoint sophistiqué mais n'a changé en rien ou presque l'orchestration de la 9ème symphonie de Beethoven ou celle de la grande 9ème de Schubert. Dans un premier temps, Mahler fera exploser ces standards.

Composée en 1888, sa première symphonie titrée "Titan" porte bien son nom par ses dimensions (1H) sa puissance sonore "colossale", une percussion enrichie, et surtout, initialement, elle comporte deux parties réunissant cinq mouvements (Ce qui est le cas de la 5ème et de la 7ème). De nos jours, on n'en joue que quatre, ce qui donne à l'œuvre un découpage traditionnel : Allegro, Scherzo, Marche funèbre, Final allegro ; la notation des tempi n'étant pas en italien, mais en allemand compliqué, je simplifie. Mahler avait prévu un andante supplémentaire en seconde position nommé Blumine qui a disparu suite aux critiques acerbes lors de la création. La marche funèbre est surprenante dans une symphonie plutôt optimiste et s'appuie sur la célèbre chanson enfantine "Frère jacques". (Clic) Nous sommes encore dans la symphonie orchestrale typique malgré les innovations structurelles et orchestrales…

Mahler a osé bousculer les traditions. Certes il a dû supprimer Blumine mais ces sept minutes supplémentaires ont-elles un rôle bien essentiel dans une optique de renouveau ? Pourtant, le jeune compositeur a mis le ver dans le fruit, les deux symphonies suivantes consisteront une véritable révolution.


Le paradis de Fra Angelico

Mahler né juif est fasciné par la théologie catholique et principalement par le dogme de la résurrection, lui qui angoisse tant face à la mort et au néant. D'ailleurs, sa 2ème symphonie portera le sous-titre "résurrection". Est-ce encore une symphonie au sens habituel du terme ? Non ! Si le féroce allegro initial, l'andante élégant qui suit et le scherzo épique en troisième position rappellent les fondements du genre, que dire de la seconde partie ? D'abord un Lied, "Urlicht" extrait des Des Knaben Wunderhorn et chanté par une contralto, puis un final "oratorio" en allemand chanté par une soprano, la contralto et un grand chœur. Quant à l'orchestre, il est gigantesque, des instruments jouent en coulisse, un grand orgue intervient dans le final triomphal. Les avis seront très contrastés lors de la création en 1895. Richard Strauss soutient Mahler, Debussy vomit ce gigantisme teuton… On ressent dans ce non-conformisme total : les séquelles du romantisme, une religiosité chère à Bruckner, spiritualité que découvre Mahler, l'introduction du lied dans une symphonie, les oratorios baroques fusionnés avec la 9ème de Beethoven avec sa coda gagnée par le gigantisme… L'œuvre reste très populaire, mais les années passant je m'interroge lors d'écoute d'interprétations décousues et grandiloquentes sur le bien-fondé de cette monumentalité ?


Encore une nouvelle donne pour la 3ème symphonie. Voici une œuvre à programme de 1H40 en… six mouvements qui portent des sous-titres suggestifs. Les durées des mouvements sont très inégales. Les nouvelles marottes de l'inspiration de Mahler sillonnent l'ouvrage. Le 1er mouvement, démesuré : "Pan se réveille, vient l'été", adopte une rythmique processionnaire de 35 minutes et déchaîne des forces telluriques ; le 2ème "Ce que les fleurs de prairie me disent" se développe en une délicieuse balade champêtre ; le 3ème "Ce que les animaux de la forêt me disent" voit, pour la première fois, l'introduction de l'ironie, du burlesque et du grotesque dans sa musique (des constantes dans les œuvres à venir), principes mis en scène dans une marche funèbre animalière accompagnant l'un des leurs à sa dernière demeure ; le 4ème est un lied chanté par une alto sur un texte de Nietzsche "Chant de Minuit. Ce que l'homme me dit" ; Le 5ème "Ce que les anges me disent" est un chœur de garçons et de femmes avec un aria de l'alto chantant un air imitant un carillon, vraiment fantasque et de 3 minutes ; le 6ème conclut en majesté la gigantesque symphonie par une longue prière en crescendo titrée "Qu'est-ce que l'amour me dit"… Nota : on entend le lied de Nietzsche dans la B.O. de Mort à Venise de Visconti.


Quant à la 4ème symphonie, avec un orchestre à l'effectif allégé (ni trombones ni tuba), elle ne comprend que quatre mouvements et le dernier est un lied pour soprano décrivant un paradis issu d'une ludique image d'Épinal "La vie céleste", un texte extrait de Des Knaben Wunderhorn… Elle est créée à Munich en 1901. Son orchestration fait appel dans le scherzo à un violon désaccordé, un ton trop haut… L'ange du bizarre dans les timbres.

Pourquoi, ce long rappel sur la première période créatrice de Mahler qui, à 41 ans, a démantelé la forme symphonie usuelle dans toutes ces dimensions : architecture, orchestration, passages lyriques, chants populaires, humour grinçant… À ce stade, certains estiment que Mahler s'érige comme le dernier symphoniste postromantique ; on avait dit la même chose à propos de Beethoven le romantique… Je préfère penser qu'au tournant du XXème siècle, Mahler réinvente le genre… Et chose curieuse, hormis la 8ème symphonie de style oratorio, le compositeur va revenir à la symphonie purement orchestrale jusqu'à la fin de sa courte vie…

La 5ème symphonie, la mal aimée, sera le prototype de ce virage créatif dont la signature sera une attirance de plus en plus marquée pour les accents morbides et cyniques.

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Sonia m'a grondé pour ce choix d'illustration débutant l'analyse musicale : l'estampe représentant un corbillard suivi par un pauvre homme tenant ses deux marmots par la main (1840). Sonia trouve cette image démoralisante… Je la comprends, mais cette gravure tient bien son rôle de "lettrine" pour un texte commentant une œuvre débutant par une marche funèbre…

Avant d'aller plus loin, quelle orchestration et quels interprètes. L'orchestre est très fourni : 4 flûtes + 2 à 4 piccolos, 3 hautbois + 1 cor anglais, 3 clarinettes en si bémol et la + 1 clarinette en ré + 1 clarinette basse, 3 bassons + 1 contrebasson, 6 cors en fa, 4 trompettes en si bémol, 3 trombones, 1 tuba, timbales, grosse caisse, caisse claire, triangle, cymbales, tam-tam, glockenspiel, fouet, harpe, cordes.

J'ai choisi pour sa vivacité qui ne nuit en rien à la clarté du discours l'interprétation de 1971 de Rafael Kubelik dirigeant l'Orchestre de la Radiodiffusion bavaroise extraite de sa première intégrale. Lire la biographie du maestro tchèque dans le billet consacré à la Moldau (Clic). Voici la 5ème chronique mettant en avant ce chef légendaire. 


Gustav, Alma et les fillettes Mahler

Les premières années du XXème siècle sont plutôt heureuses pour le compositeur. Il a vaincu une grave maladie, mais frôler le trépas a accentué ses angoisses existentielles. Quelques ombres au tableau : sa vie amoureuse est mal connue avant sa rencontre avec Alma Schindler en 1901. Fille d'un sculpteur réputé, Alma n'a que 23 ans et a déjà connu des amourettes platoniques avec le peintre Gustav Klimt et le compositeur Alexander von Zemlinsky. Alma a tous les talents : compositrice, pianiste virtuose, peintre, biographe, mannequin, écrivaine, collectionneuse d'œuvres d'art (et plus tard d'hommes ? 😊). Fascinée par Gustav, elle l'épouse en 1902. Elle abandonne toutes ses ambitions artistiques personnelles pour guider son mari dans les hautes sphères intellectuelles viennoises et apporter ses compétences dans son travail de compositeur. Gustav est directeur de l'opéra de Vienne. Un juif à ce poste n'est pas du goût des antisémites du temps, Cosima Wagner en tête. Avoir reçu le baptême chrétien en 1897 pour obtenir ce poste prestigieux ne change rien à l'affaire ; il sera congédié en 1907. Les petites Maria et Anna naîtront en 1902 et 1904. La mort de Maria en 1907 (scarlatine ?) et la confirmation d'une grave affection cardiaque chez Gustav marqueront le début de la descente en enfer.

En 1902, le compositeur n'en est pas encore là, mais difficile à mon sens de nier que son changement de vie affective et la fréquentation des génies modernistes de cette Vienne bouillonnante aient influé sur l'abandon de ses compositions nourries du Knaben Wunderhorn. Une lassitude justifiant un envol vers un tout autre style, moins féérique, purement instrumental et désormais imprégné de l'expression de son défaitisme chronique. Des musicologues contestent cette idée, d'autres subodorent que pour Mahler, ne pas réussir à concrétiser ces nouvelles recherches formelles inquiète le symphoniste perfectionniste. Le labeur éreintant qu'il s'impose aurait participé en priorité à entretenir des craintes quant à son inaptitude à se renouveler. Vaste débat ! 

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Nota : Les tableaux sont sélectionnées parmi les œuvres des amis de Mahler. La plupart portent la marque de la puissance créatrice des temps mais aussi de la folie et de la mort, des thèmes récurrents chez la plupart des postromantiques.


Richard Gerstl avant son suicide à 25 ans
Schoenberg ayant découvert l'adultère
de sa femme avec le peintre !

Pour rebondir sur la question de Sonia sur la rédaction tardive de ce billet, je dirai tout simplement : la peur de m'arracher les cheveux en le rédigeant, comme Mahler stressé en composant avec difficulté. Plus précisément, comment aborder une analyse simple et pertinente permettant d'aider un lecteur découvrant cette œuvre aussi complexe et tourmentée ? Le morbide et la tendresse s'opposent     sans cesse dans une architecture morcelée ; en un mot : une course après la logique de l'existence qui, à l'évidence, ne l'est pas et ne le sera jamais. Il existe des analyses très savantes auxquelles je ne pourrai faire concurrence, sauf au prix d'un pensum n'apportant rien de plus que ces dernières. Voir les ébauches inachevées de commentaires plus ou moins professionnels sur Wikipédia me rassure (1 mouvement sur 5 en français).

Seriez-vous surpris d'apprendre que la symphonie fût très mal accueillie lors de sa création à Cologne en octobre 1904 ? Quelques anecdotes ; Mahler désoriente complètement le public rhénan pourtant acquis depuis juin 1902 à sa cause grâce à la 3ème symphonie, malgré son gigantisme. Je cite les critiques en 1904 : "Bizarrerie et absurdité", "Enchaînement des idées incompréhensible, style énigmatique, les sons échappent à toute logique musicale", et surtout "absence de programme" ! À cette époque, les mélomanes ont encore besoin d'un fil conducteur explicite pour savourer l'écoute ; la quintessence étant le programme - presque un scénario - de la si populaire symphonie pastorale de Beethoven. Richard Strauss veille avec rigueur à sous-titrer clairement le sujet de chaque passage dans ses poèmes symphoniques.

La musique doit s'exprimer désormais par elle-même. Mahler ordonne les motifs en dehors des règles sonates strictes qui, souvent, par le nombre restreint de thèmes et le jeu des répétitions, permet une mémorisation facile du discours dans sa continuité. Ce que Brahms avait appliqué avec succès en épousant un postclassicisme, à l'opposé des polyphonies étirées et éclatées de l'incompris BrucknerMahler s'épuise en premier sur le scherzo, drôle de titre pour cet héritage du menuet simplet, ici d'une complexité inouïe et qui deviendra la clé de voute de la partition, encadré par deux autres couples de mouvements. L'œuvre comporte donc trois parties et cinq mouvements. Voilà la première entorse aux architectures usuelles (seules la symphonie N°3 de Schumann est un contre-exemple qui me vient d'emblée à l'esprit avec la symphonie pastorale). Alma viendra sur un autre plan à son secours en élaguant l'orchestration, notamment la percussion qui apportait certes de convaincants déchaînements de rage mais qui, en conséquence, couvrait trop le chant des cordes et de la petite harmonie.


J'avoue avoir peiné à aimer cette œuvre découverte avec la trop cataclysmique interprétation de Georg Solti dirigeant l'orchestre de Chicago. Essayons de cerner quelques repères caractéristiques dans l'interprétation à la fois allante et finement détaillée de Kubelik


Oskar Kokoschka blessé
au retour du front russe ?
Autoportrait… (1915)

Partie I

1 - Trauermarsch (marche funèbre, pas mesuré comme un cortège) : Une trompette solo énonce un ersatz du thème de la "marche générale hongroise", la répétition d'un motif syncopé de trois croches plus une blanche, une sonnerie au mort acérée. Motif insistant répété cinq fois puis qui se délite en trois arpèges avant la déflagration d'un accord en tutti d'une rare férocité par tout l'orchestre avec dominante de percussions (cymbales). Suivent un début de marche au ton grave et appuyé accompagnant la poursuite du jeu de la trompette, variation précédant un second tutti et d'autres variations affligées et martelées… Les trémolos de la caisse claire symbolisent-ils l'avancée d'un condamné ? Cette introduction s'achève par une citation du motif initial au cor, quelques coups caverneux de la grosse caisse et du tamtam. Ah c'est gai ! Si j'écris que nous sommes au milieu de la page 3 d'une partition qui en comporte 248, vous comprendrez que détailler l'analyse n'est pas du ressort de votre serviteur. Cette fanfare processionnaire énergique est une composante récurrente chez Mahler : l'arrivée du printemps dans la 3ème symphonie, la procession tristounette sur l'air de "frère Jacques" dans la 1ère, ce mouvement et d'autres à venir, dans la 6ème par exemple.

[1:05] Écoutons la ritournelle élégiaque perpétrant la marche devenue mélodie jouée presque sereinement aux cordes, quoique tristement rythmée aux pizzicati des basses. Peut-on vraiment arguer d'une atmosphère résolument funéraire autour du convoi ? Je vous laisse juge. Quel défi d'interprétation. Jouer trop lentement, on s'ennuie, confronté à un narcissisme languide tel celui de Berstein à Vienne (pourtant un grand mahlérien), un tempo traînant qui efface toute la poignante détresse sous-jacente. Inversement, en cas de battue trop expéditive, la grandeur empreinte de dignité du cortège mortuaire se mue en cohue gueularde. On a parfois les deux. Rafael Kubelik obtient de ses musiciens une synthèse idéale entre mélancolie, rage de devoir subir l'absurdité du trépas et, plus prosaïquement, un équilibre si intelligible entre les pupitres que l'attention ne se relâche jamais.

À propos du goût de Mahler pour ces fanfares tantôt gaillardes, tantôt goguenardes (9ème), il est bon de rappeler qu'enfant, le petit Gustav s'évadait du logis quand son père frappait avec une violence de dément sa mère qui en restera handicapée. Il fuyait écouter la fanfare de trompettes de la caserne d'Iglau et regarder les soldats défiler devant sa porte. Une infamie traumatisante qui sera au centre des quatre heures de consultation avec Freud lors de ses difficultés conjugales en 1910.

Alma en 1907

Une écoute attentive montre en filigrane les réminiscences de la forme sonate, un souci de Mahler de ne pas trop chahuter les habitudes des mélomanes. Voici quelques repères : [4:46] la marche funèbre formait le second bloc thématique (le solo de trompette introductif pouvant être considéré comme le premier bloc), elle subit une évolution discrète, raffinée et continue de son orchestration, rythmée en toute fin par la cymbale… [4:46] La trompette lance un développement mêlant divers éléments dans une ruée instrumentale pathétique. [6:26] Une reprise tronquée du motif de trompette déploie une section qui se prolonge [7:14] par le retour de la marche funèbre, mais entonnée staccato par les instruments de l'harmonie en dominante. L'amertume ambiante est marquée de dissonances. [9:08] Nouveau dialogue entre cordes, cors et percussions. Rien d'étonnant que cette orchestration si panachée (et lumineuse sous la baguette de Kubelik) ait dérouté le public pendant des décennies. Bien entendu, Mahler fait fi d'une coda banale. Le motif initial dit "marche générale hongroise" fait son retour trois fois : deux fois à la trompette bouchée, puis aux trois flûtes et enfin, en guise de point final, un pizzicato vigoureux et cinglant des cordes graves ! Le point d'orgue bien gras commençait à passer de mode (Bruckner N°8 – Allegro, coda de la quatrième de Mahler). Il finira par disparaitre en tant que conclusion obligée.

Ce mouvement initial dure une douzaine de minutes dans cette interprétation au phrasé d'une rare transparence. On comprendra que les mouvements suivants, plus complexes ne puissent être "décortiqués" de cette manière pourtant concise mais qui montre, je l'espère, qu'à partir d'une construction proche de la structure sonate historique, Mahler, seconde manière, réinvente la symphonie romantique. 


2 - Stürmisch bewegt, mit größter Vehemenz (Tempétueux avec la plus grande véhémence) [11:43] : Tout amateur de symphonie sait que le scherzo ou l'Andante/adagio, etc. suit directement le premier allegro vivace ou pas. De quelle préoccupation procède ce premier mouvement bis ? Première étonnement : pas d'indication standard de tempo, mais une indication subjective voire expressionniste de l'état d'esprit que devra acquérir le maestro. Mahler trouve-t-il trop court la marche funèbre par rapport au Scherzo qui affiche une durée presque deux fois supérieure ? Souhaite-t-il compléter avec une musique plus ardente celle d'essence élégiaque du cortège mortuaire inspiré par les graves soucis de santé qui lui ont fait craindre le grand saut ? Autre question : même chaotique, la forme sonate académique de cette marche lui parait-elle encore trop perceptible ? 

Arbre de Vie - Gustav Klimt

Le spleen dominait le début de la première partie, la violence et la révolte se conjuguent dans ce complément plus développé. Mahler cherchait-il à différencier l'antagonisme de ses pensées. On imagine mal une fusion en un seul mouvement qui de fusion risquait de n'être que confusion… La forme sonate (jeu de thématique type ABA'B'CAB ou équivalent) n'existe plus dans cette succession d'épisodes un peu folle. Le morceau défie toute analyse succincte. Jean Matter lui consacre trois pages en se basant sur un découpage de 9 sections, méthode qu'il considère même comme arbitraire car construite sur les frontières que sont les changements de tonalités. Le Toon choisit l'humilité, surtout face à un musicologue qui dans son ouvrage de 500 pages commente le rondo final de cette manière : "Un tel final nécessite-t-il une analyse méthodique ? Préférons y convier le lecteur comme à un jeu, lui laissant l'initiative d'en débrouiller les fils" 😊.

Très bonne suggestion, donc, brièvement : le thème A fait son entrée avec fracas : un cri de détresse des trompettes souligné par la reptation des bassons et des cordes graves. On note dans ces mots une grande similitude avec l'introduction de la marche funèbre (trompettes, rythmique hachée). Un principe de continuité unissant les deux mouvements ne faisant qu'un dans la démarche dramatique mais sans imposer d'insolubles stratagèmes d'écritures musicales. Le mouvement sera animé d'entrelacs de motifs dérivés de ce cri initial, de citations [13:12]. Un second thème s'insinue pour proposer une accalmie, des accents mélodieux émaillés de notes furtives au bois, de pizzicati. La douceur empreinte néanmoins de gravité n'est qu'apparente. À [15:08] retour de la polyphonie furieuse et désespérée et de ses obsédants traits des trompettes, avant une nouvelle tentative d'imposer l'espérance [16:03]… et ainsi de suite… une oscillation très habile entre réflexion et révolte. Difficile de trouver musique plus rageuse dans la littérature symphonique. Quant au contrôle de l'orchestre par Kubelik, le mot limpidité me vient à l'esprit, un vrai paradoxe. [22:46] La coda n'est autre qu'un choral fortement cuivré et là encore, le point d'orgue laisse place à un drolatique dialogue concertant, la musique prend congé avec dérision.

 

Partie II

3. Scherzo (la mineur – Puissant et pas trop rapide) : [25:38] Heu, un Scherzo de 819 mesures ?  Ça n'existe pas aurait pu écrire Rober DesnosMahler confiera à Alma : "un damné morceau". Tu m'étonnes ! Et un enjeu diabolique pour un mélomane débutant dans ce répertoire. Mahler avait peur que "les chefs le jouent trop rapidement, obtenant un chaos de sonorités primitives". Pour rappel, un scherzo est un petit mouvement vif hérité du menuet mozartien, un passage de détente avant un final plus ou moins ambitieux. Sa structure est en principe symétrique : Scherzo - trio - scherzo da capo, avec deux motifs simples pour chaque partie… Bruckner respectait à la lettre dans ses scherzos d'une douzaine de minutes cette organisation, l'originalité des motifs thématiques ne sauvant pas toujours la faiblesse conventionnelle du morceau. Il y a nombres d'idées imaginatives dans l'histoire de ce standard comme dans la 1ère symphonie de Schumann : scherzo – trio I - scherzo - trio II – scherzo, une pièce très virevoltante (Clic).

Valses à Vienne

Survolons avec gourmandise divers épisodes de ce joyau orchestral, sans doute l'une des compositions parmi les plus ingénieuses sur la forme, et des plus chamarrée en termes de couleurs et de timbres de Mahler. Comme précédemment, laissons de côté scherzos, trios, sections, et patati et patata… Jean Matter évoque 12 épisodes (les N° des mesures ne correspondent pas trop (?), la partition indique 30 sections, et moi je m'en fiche 😊. Ce mouvement porte le nom de scherzo, il y a de ça… en effet. Après l'écoute de ce que je définirais comme une "Fantaisie dans l'esprit du Scherzo", vous pourrez vous amusez à comparer ladite "Fantaisie" structurelle avec l'organisation disons… algorithmique et teutonique de celui de la 7ème de Bruckner dans une interprétation inspirée de Sergiu Celibidache dans laquelle rivalisent autorité et poésie bucolique. (Clic)

[25:38] Un appel de cor suivi de son célèbre solo illuminé par le chant des bois et le tintement du triangle nous entraîne dans un air de valse dans une guinguette viennoise, un lieu populaire. La facétie de cette chorégraphie se traduit par l'entrée en lice d'un ländler. Le cor solo mène la danse, brillante, pétillante de charme de par l'usage immodérée du glockenspiel chahutant avec les bois et les flûtes. Festif, gracile, malicieux, bref génial. [28:04] Est-ce le trio ? pourquoi pas, un autre air de valse mais plus bourgeois, souvenir d'une soirée mondaine… [29:01] La trompette chaparde le thème initial du cor (une vraie pie voleuse) dans une reprise transformiste du scherzo où le cor voudra reprendre son thème. [30:48] Un sévère coup de grosse caisse met fin à ces enfantillages instrumentaux ! Le cor chante sa mélancolie, se mêlant au bois et aux cordes, sans doute le début du second trio. [32:27] Le cor poursuit sa mélopée accompagné des bois, une rengaine nocturne rythmée par des pizzicati et des interventions picaresques du basson et de la flûte… 


La danseuse (Gustav Klimt)

Mahler use de tous les subterfuges offerts par les modes de jeux et les couleurs d'une variété infinie offerte par son orchestre colossal qu'il voulait si bigarré. [33:23] Le discours nous propose un moment de pause, une mélodie émouvante des cordes toujours en complicité avec le cor et les bois, le climat dansant et pastoral se maintient… À ce stade, ons'interroge sur une possible volonté de Mahler de concentrer tout son savoir-faire acquis lors de la rédaction des premières symphonies inspirées du Wunderhorn ; la logique parfaite d'organisation de tant d'idées a priori disparates justifie le propos du maître : "un damné morceau".

[36:29] On entrevoit un final fantasque : après quelques trémolos sauvages aux cuivres, une frénésie s'empare de l'orchestre cravaché à coups de fouet (au sens propre, un instrument insolite mais à usage musical 😊). [36:38] On imaginait que le mouvement ne retrouverait jamais la logique scherzo suggéré par son titre. Et bien si. Le cor réintroduit la thématique initiale, une règle inscrite dans le marbre dans le plan d'un scherzo !! Une provocation ? Da capo ? Oui et non, la ligne mélodique le confirme, mais l'orchestration prend quelques libertés pour simuler les guillerettes sonorités d'une fête foraine. On entendra une sorte de fugue déclamatoire, le cor faisant un retour remarqué… pourquoi pas ?

[42:14] Mahler no limit. La coda commence par un rappel de la rythmique du thème initial frappé à la… grosse caisse mais avec délicatesse. Trouvaille insolite pour amorcer la furie hystérique des dernières mesures par l'orchestre au complet.

 

Partie III

4. Adagietto (Sehr Langsham - très lentement) [43:09] Mahler a une conception du "très lentement" très personnelle qui a perturbé les interprètes bien longtemps, car il préconisait une durée de 7 minutes pour interpréter cet adagietto et non 15 minutes à la manière d'Hermann Scherchen à Philadelphie, immense artiste, mais un mystique qui inscrit le morceau tel un requiem en écho de la marche funèbre (Clic). Le fa majeur à la clé de ce mouvement, dans une tonalité globale pour la symphonie Ut # mineur assez sombre, atteste d'un besoin de sérénité voire de sensualité dans cette œuvre placée au départ sous des auspices macabres. Neuf fois sur dix, les chefs nous lassent en étirant cette pièce en une prière au parfum d'encensoir.

Ah, Mort à Venise de Visconti et sa B.O. répétant à l'infini cette musique nostalgique et non dramatique. Un vieux compositeur au cœur usé (comme Mahler), erre dans Venise, agonisant mais fasciné par un éphèbe aux boucles blondes, allégorie vivante de SON paradis perdu, celui de la jeunesse, de la beauté, un David de Michel-Ange en maillot rayé. Non-sens car l'adagietto est un chant d'amour à l'origine ? Non car le très fin Visconti a choisi une version en 9 minutes non larmoyante (Franco Mannino). Cette musique fait partie des hits classiques dont sont friands les réalisateurs et publicistes (à l'instar de l'adagio de Barber, de la valse jazz de Chostakovitch, etc.).

Le baiser (Gustav Klimt)

Entre le scherzo et le rondo final enflammés, Mahler s'impose et nous impose un moment de repos… Ô pas un divertissement, mais une méditation sensuelle empreinte de tendresse et peut-être marquée par une pointe de nostalgie sur le temps qui passe, son obsédante appréhension. À l'orchestration survoltée succède la pureté d'un ensemble réduit aux cordes et à la harpe. Une centaine de mesures. Il nous faut reprendre haleine, retrouver l'intimité, la chaleur des sentiments les plus sincères. La mélodie, très dépouillée, se love tendrement à partir d'un motif initial passionné et délicat aux violons I. Des arpèges féériques de la harpe illuminent cet hymne à l'amour. Une erreur serait de noyer cet ilot de fraîche sérénité d'une morne mélancolie. Même remarque à propos du timbre des cordes, Mahler (qui n'oubliait aucune notation) ne pose aucune ligne de legato sous la portée des violons I, manière élégante d'exiger un timbre franc et sans vibrato liquoreux des cordes (jeu noté expressivo). Kubelik y veille, articule le chassé-croisé lors de l'intervention des cordes graves, retient pudiquement les pizzicati des contrebasses… une merveille. Nicht Schleppen (ne pas trâiner) indique Mahler mesure 10 lors de l'exposé d'un motif secondaire… Ses craintes d'un discours hédoniste étaient fondées. On entend souvent un tempo lascif et languissant (10, 12… 15 minutes), un adagietto désincarné… Et mesure 94, il note Drängend (avec urgence), refusant que ce mouvement se termine lascivement en mélodrame. Les dernières mesures notées pppp portent la mention morendo (en mourant). Kubelik limite ce decrescendo car au disque, la mélodie s'effacerait tristement. Il n'applique pas de point d'orgue sur la dernière note… Le texte du poème :

En quoi je t'aime, mon rayon de soleil
Je ne peux pas te le dire avec des mots.
Seul mon désir, mon amour et mon bonheur
Puis-je avec angoisse déclarer.

5. Rondo final (Allegro) [52:43] après une simple pause, le cor solo chante le début du rondo avant d'offrir au basson le rôle d'énoncer un premier thème jovial. Pour rappel, un rondo est une forme libre dans laquelle s'entrecroisent des motifs originaux, d'autres provenant des mouvements précédents, concept qui conclut la symphonie avec cohérence.

Ce mouvement final d'une durée très pertinente de quinze minutes assez proche de celles des deux premiers mouvements assure un équilibre idéal de l'architecture. L'étudier est réservé aux classes de composition des conservatoires. Il entremêle les variations naturelles d'un rondo et deux fugues, vous voyez le genre. Kubelik nous gratifie d'une musique gorgée de vie et de poésie, son tempo ne change jamais sans raison. Quelle bonhomie !!! La vitalité de coda donne le vertige…


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Merci à Rafael Kubelik, par un hasard tardif, de m'avoir révélé cette symphonie grâce à une battue allante, sans chichi, et d'une clarté époustouflante pour une gravure de 1971. On trouve ce disque soit dans des rééditions isolées d'occasion, soit dans l'intégrale DG qui n'a jamais quitté le catalogue du label à l'étiquette jaune.

En conservant ces critères, trois enregistrements me passionnent : L'interprétation toute aussi claire et pleine de fougue de Vaclav Neumann dirigeant en 1967 le Gewandhaus de Leipzig. Une captation publiée dans un coffret de 3 LP chez Philips avec la 6ème symphonie. La prise de son est toute aussi dynamique que celle de Kubelik.

Claudio Abbado a beaucoup enregistré Mahler pendant sa très longue carrière. Son enregistrement à la Philharmonie de Berlin dont il était le patron en 1993 est vraiment habitée et fit un tabac. Son adagietto offre cette émotion franche attendue, avec une durée de 9 minutes.

Enfin, pour prouver que l'orchestre et l'expérience ne font pas tout, Gustavo Dudamel a réussi à 28 ans un sans-faute de vivacité avec l'orchestre de ses débuts, l'orchestre des jeunes Simon Bolivar du Venezuela (DG – 2007).  




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