vendredi 1 avril 2022

FOREST WARRIOR de Jean Luc Godard (1990) par Luc B.


[Coppola, Mel Brooks et Godard]  La notoriété de Jean Luc Godard n’est plus à démontrer, dès les années 60 il parcourt le monde, invité à propager la bonne parole cinématographique. Comme François Truffaut, il est souvent venu aux Etats Unis pour quelques causeries cinéphiliques. Il est même invité par Francis Ford Coppola au début des années 80, qui lui propose de tourner dans le studio dédié à COUP DE CŒUR (1982). Exit les travellings en 2 chevaux ou fauteuil roulant, Godard peut s’amuser à manier des grues gigantesques, ce qui le change de son quotidien. L'homme n'est pas à une contradiction près : le maoïste fustigeant le cinéma bourgeois (la rupture avec Truffaut) prendra goût pour les tournages fastueux, comme le démontre ce FOREST WARRIOR

En 1973, lors d’un séjour à Berkeley, après un colloque, Godard croise dans un restaurant un fan à priori improbable : Chuck Norris. Echanges cordiaux, et allez savoir pourquoi, le courant passe entre le réalisateur et le champion de karaté qui vient de briller dans LA FUREUR DU DRAGON avec Bruce Lee. Une décennie plus tard, Chuck Norris va devenir la star d’une nouvelle société de production, Cannon Films, créée par deux cousins israéliens : Menahem Golan et Yoram Globus. Leur spécialité, les séries B de baston à petits budgets mais maxi profits. C’est eux qui relancent la franchise LE JUSTICIER... avec Charles Bronson, ils ont aussi sous contrats des gens comme Stallone, Dolph Lundgren, Jean-Claude Van Damme, que des poètes.

[Godard et Norris, 1976] Soucieux d’être reconnu dans le milieu cinématographique, de fouler le tapis rouge des festivals, Cannon Films produit entre deux EXTERMINATOR 2 ou NINJA 3, des films comme LOVE STREAMS de Cassavetes, MARIA'S LOVERS d’Andreï Kontchalovski, FOOL FOR LOVE de Robert Altman. C’est Chuck Norris qui leur donne l’idée de produire un Godard, dans le genre alibi culturel on ne fait pas mieux. Chuck Norris admire depuis toujours le travail du réalisateur de PIERROT LE FOU, il vénère Belmondo, dont il double la voix dans les versions US de ses films.

[Anouk Aimée, pas insensible aux charmes du Chuck]  Grâce à sa notoriété et sa société nouvellement crée NDDN (Norris Developement Distribution Norris) il distribue aux Etats Unis les films de Jean Eustache, Agnès Varda (on leur prête une liaison) Rohmer, les premiers Rossellini ou Ken Loach. Il contacte Claude Lelouch pour un projet de collaboration. Ce dernier, intéressé par le challenge et l’opportunité d'une sortie américaine, propose à Norris de reprendre le rôle de Jean Louis Trintignant dans UN HOMME ET UNE FEMME, VINGT ANS DÉJÀ (1986) au côté d’Anouk Aimée. L’acteur, très investi, apprend le français qu’il parle depuis parfaitement, répète avec l’actrice qu'il fait venir dans son ranch texan (on leur prête une liaison). Mais le projet n’aboutit pas : au moment de tourner un plan au volant de la fameuse Mustang, on découvre que Chuck Norris n’a pas son permis de conduire.  

Golan et Globus vont croiser Godard en 1985, au festival de Cannes, et proposer au franco-suisse de produire son prochain film. Godard, toujours en recherche de financement accepte volontiers, et KING LEAR est mis en chantier en 1987. La collaboration entre les producteurs et le réalisateur se passe mal, ils détestent le résultat (Godard ayant incorporé au montage des conversations privées entre eux), le film est un fiasco, aussitôt sorti, aussitôt retiré de l’affiche. Ayant le sentiment de s’être fait duper Golan et Globus offrent une chance à Godard de se rattraper (c'était ça ou les tribunaux américains) avec un projet davantage dans leur cœur de métier, le divertissement testostéronné.

[Godard et Menahem Golan, Cannes 85]  Ils proposent à Jean Luc Godard un scénario (rapidement abandonné, JLG réécrit au jour le jour les scènes) avec l’interprète de son choix, mais exigeant de visionner les rushes chaque jour. Godard dont les yeux pétillent devant le budget, et sachant que Chuck Norris est sous contrat avec la firme Cannon Films, appelle son ami pour un ticket gagnant, une affiche de rêve, un choc de civilisations ! Cela donnera FOREST WARRIOR, fable ésotérique et humaniste, avec ce qu’il faut d’action pour attirer le jeune public, et leur inculquer les valeurs de respect envers la nature. Chuck Norris, écolo convaincu, est connu pour produire sa propre eau potable avec des navets, dont il a des stocks à revendre.

Le tournage débute en février 1989 dans la province canadienne de l’Aberta, où plus tard Alejandro González Iñárritu filmera THE REVENANT avec Di Caprio. Le film est tourné en 35 millimètres, format 1:1.37, pour concentrer l'attention sur les errements psychologiques qui agitent le héros. Les conditions météo sont catastrophiques, Godard habitué des tournages parisiens en souffre beaucoup, il attrape un rhume (Libération 05/03/1990, page 5). Et pourtant, grâce à son savoir-faire et quelques filtres de couleur, malgré des températures de – 25°, Godard filme des images magnifiques de plages ensoleillées.

Chuck Norris joue le personnage de Willy Mc Coy, vétéran du Vietnam, dont la femme a été assassinée, dont la fille a été kidnappée, dont la soeur a sombré dans le coma, dont le chien est frappé de somnambulisme, dont le fils vit une liaison clandestine avec un sénateur démocrate. Ecœuré, Mc Coy quitte cette civilisation pervertie, se reconvertit en producteur de flageolets bio. Ses projets se heurtent au conglomérat Walnuts Balls & Bufalo Dick, qui sous couvert d’élevage de dindons, déboise la forêt pour extraire du gaz de schiste (James Cameron s'en inspirera pour AVATAR). La firme est dirigée par Rory Mc Coy, le frère utérin de Willy.

Une dimension shakespearienne qu'on retrouvera peu, hélas, dans la filmographie de Chuck Norris mais qui fait le lien avec le précédent KING LEAR.

FOREST WARRIOR est certainement le film le plus intéressant de Chuck Norris, exigeant, profond, mais aussi populaire. Mené sans temps mort, il n’oublie pas de superbes moments contemplatifs, comme ce plan de 23 minutes où Willy Mc Coy lit à sa mule des poèmes de Charles Bukowski en langue sioux. Godard enveloppe son héros d'un somptueux travelling circulaire, captant dans le regard de Norris, dont les paupières sont pourtant closes, une infinité de sentiments et de nuances contradictoires. La sensibilité et le perfectionnisme de l'acteur culminent dans cette séquence (anecdote célèbre, dans BRADDOCK 3, le plan où il recharge sa mitraillette a été tourné 87 fois). Poésie mais aussi émotion, lorsque Mc Coy s'arrache à mains nues les poils du torse pour rembourrer un duvet qu'il offre à un orphelin transi de froid.   

[photo de tournage : Godard donne les dernières indications à son acteur, très concentré]  Autres moments magnifiques, la baignade de Mc Coy, nu dans un lagon bleuté avec Fifi sa loutre adoptive. Magnifique réplique : « And my biceps, you love them ? And my pectorals, you love them ? ». Climax intense de poésie, la scène où Mc Coy fait l’amour aux arbres, le déhanché félin et sensuel, le corps luisant de sève, passant avec aisance de l'érable au séquoia. Il y a ce moment magique où Chuck Norris sur sa mule, suivi en travelling latéral, regarde la caméra et apostrophe le spectateur : « If you don't like organic flageolets, if you don't like quinoa juice, if you don't like trees, go fuck yourself ». L'acteur fait parti du comité de soutien de Sandrine Rousseau (on leur prête une liaison).

L’affrontement fratricide final est certes sans grande surprise quant à son épilogue, mais on constate que Godard est très à l’aise avec les scènes d’actions. Les moyens mis à sa disposition lui permettent des plans audacieux, comme lorsque Norris à dos de mule poursuit un 747 au décollage (son frère tente de fuir en kidnappant Fifi) qu'il finit par stopper sur le tarmac. L'alunissage d'un sous-marin est aussi très spectaculaire. Rappelons qu'il n’y a aucun effet numérique à l'époque, aucun trucage, l'acteur n'est jamais doublé pour ses cascades. Chuck Norris, adepte de rôles de composition, se transforme donc réellement en ours (alors que John Hurt dans ELEPHANT MAN avait recours au maquillage) sans doute la scène la plus impressionnante, à propos de laquelle il confiait « L'Actor Studio m'a appris à trouver en moi la vérité du personnage, c'est l'ADN de mon métier, mon sacerdoce. Mon prochain rôle au théâtre sera un contre-emploi, un méchant (il rit) : j'y interprète l'atome de radium fatal à Marie Curie ».

[Norris et Godard, Cannes 2019]  FOREST WARRIOR sort sur les écrans américains en avril 1990, avec une recette de 142,35 dollars le premier weekend. Le succès viendra du bouche à oreilles, le film engrangera plus de quatre milliards de bénéfice à la fin de l’année, alors qu’il n’est projeté que dans deux salles à Austin Tx. En remerciement, Chuck Norris y tournera plus tard sa série à succès WALKER TEXAS RANGER. L'acteur est très attendu aux Oscars, en lice avec Jeremy Irons ou Robert De Niro, mais repartira bredouille. La seule récompense échoit à Fifi, meilleure performance d'une loutre dans le rôle d'une loutre. 

Christopher Nolan a annoncé qu’après avoir supervisé la restauration 4K de 2OO1 L’ODYSSÉE DE L’ESPACE il s’attelait à rendre à FOREST WARRIOR son éclat d’origine, avec une scène inédite, coupée au montage car jugée trop anxiogène : la soeur de Mc Coy sort du coma, se rétame la gueule dans l'escalier et reste tétraplégique. Autre évènement à venir, Chuck Norris (82 ans) et Jean Luc Godard (92 ans) ont confirmé leur venue au prochain festival de Cannes où le film restauré sera projeté en ouverture. Il fallait au moins cela pour célébrer ce film-culte, quasi invisible sur les écrans depuis trente ans, jamais diffusé à la télé, ni édité en dvd (ne cherchez pas) ni sur les plateformes de streaming (ne cherchez pas non plus).

La bande annonce n'est pas d'une qualité terrible et insiste davantage sur les scènes d'action, dommage, mais bizness is bizness... 


couleurs  -  1h45  -  format 1:1.37




7 commentaires:

  1. Putain !!!! Tu m'as tué !!!! Tu m'a achèvé avec l'Oscar pour la loutre !!!!! :D

    RépondreSupprimer
  2. Un film magistral ! Une histoire mêlant action et spiritualité.
    Néanmoins, un gros bémol, le scénariste ayant visiblement dû céder à la pression des financiers hollywoodiens, et concéder une scène de fesse torride et "boisée" - et peu commune.

    P.S. : On n'a savait su si l'idylle entre Fifi et Chuck Norris, à qui on a prêté de nombreuses liaisons, annoncée par la presse people, était fondée ou un montage de toutes pièces par le marketing. Quant Godard et Norris...

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. "On n'a savait..." 😁
      traduction : "on n'a jamais...".

      Supprimer
  3. Donc nous sommes deux à l'avoir vu ! Ah la scène de copulation boisée... Après l'érable et le séquoia, Chuck Norris devait séduire un cactus (même si peu présent en Alberta) mais bien que très professionnel, le tournage a dû être arrêté, l'acteur ayant atterri aux urgences...

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. L'implication de Chuck dans ses rôles est légendaire. Il n'hésite pas à payer de sa personne, et se laisse même parfois emporter par le rôle.

      "Chuck Norris ne prends jamais de laxatif; personne ne fait chier Chuck Norris !"

      Supprimer
  4. passionnant! un film dont le thème me fait penser à "Jonathan des ours" sorti en 1994 de Castellari avec Franco Nero (Django) , il y a fort à parier que Castellari était fan de Godard et s'est inspiré de ce Forrest Warrior!

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. unknow? c'est Rockin Jl, on dirait que blogger m'a oublié...

      Supprimer