Album oublié, boudé, ignoré, parfois moqué, voire vilipendé ; tout cela, bien généralement, du seul fait de l'ignorance, d'avis préconçus basés sur les déchets d'une presse pas toujours objective et parfois jalouse du succès - incompris - de certains groupes.
Album qui a aussi fait les frais d'un groupe en pleine mutation, qui, la même année que la sortie du disque, changeait de peau pour renaître sous de nouveaux apparats plus métalliques. Une mouture inédite qui s'armait de nouveaux membres pour faire l'histoire, pour graver dans le marbre un chapitre des canons du heavy-rock naissant ; pour le meilleur et pour le pire.
Enfin, un album qui resta dans l'ombre du projet ambitieux - mais qui fut un échec commercial - de Jon Lord et de son concert pour groupe et orchestre philarmonique. Et surtout de l'imposant "In Rock" - lui aussi enregistré cette année bien que commercialisé des mois plus tard, en 1970 - qui a ébranlé la couche terrestre.
Et pourtant, cet album éponyme de Deep Purple est un petit bijou. Il s'agit de leur troisième réalisation et la dernière avec la première mouture. Soit avec celle qui est nommée "Mark I", depuis l'édition de la double et copieuse compilation en 1973 : "Mark I et Mark II". Célèbre "best of" avec la fameuse pochette bien légèrement coquine offrant au regard concupiscent l'image soft d'un jean à la braguette au deux-tiers ouverte et un nombril caché par un petit drapeau du Royaume-Uni. Une face pour chaque formation, avec en prime quelques chansons initialement sorties uniquement en 45 tours (single) : "Emeretta", "Black Night", Strange Kind of Woman" et le savoureux "When a Blind Man Cries". Quatre titres qui firent longtemps de cette compilation un objet âprement recherché ; notamment pour ceux qui étaient peu friands des 45 tours ou qui étaient passés à côté.
Avant Ian Gillan, l'énergumène au gosier de feu et le placide et indulgent Roger Glover, il y avait Rod Evans au chant et Nick Simper. D'après les deux leaders du groupe, Blackmore en tête, le premier n'avait pas les capacités pour assurer convenablement dans une direction qui les précipitait vers un proto-Heavy-metal. Une évidence qui éclate lors des prestations scéniques. Quant à Simper, il semble malheureusement faire partie malgré lui d'un lot interchangeable. On reprochait également à Evans de s'agripper au format Pop et d'être obnubilé par sa plastique et sa garde robe, au détriment de la musique. Plausible. Lorsque Paice et Blackmore assiste à un concert du jeune prodige Terry Reid qui invite un de ses amis à le rejoindre sur scène, la décision fut actée. Il faut un gars de l'acabit de cet inconnu pour affirmer la direction que Ritchie s'évertue depuis quelques mois à faire prendre au groupe. L'invité se nomme Robert Plant. Un nom à retenir...
Reste cette galette qui bien que dégageant effectivement des humeurs millésimées, souvent bien typées années 60, n'a quasiment rien perdu de son attrait, de ses charmes (pour peu qu'on ait des affinités avec la musique des 70's). Enregistré en janvier 1969, il fait partie des albums de proto-hard.
L'entame est vivifiante avec Ian Paice qui introduit "Chasing Shadows" sur un parterre rythmique hypnotique, invitant à lui seul une fanfare de percussionnistes africains dans le Swinging London. Haut fait le plaçant parmi les meilleurs frappeurs britons (installé à demeure dans le top 5 des batteurs Rock, même bien après la dissolution du groupe). Modestement, Ian Paice avouera qu'il ne s'agit que d'un simple exercice faisant partie des rudiments incontournables des (bons) batteurs. Il ne faisait que s'amuser en s'échauffant - en l'occurrence en pratiquant un double paradiddle - lorsque le groupe s'est pointé et a adoré ce rythme qu'il a adopté et créé autour une chanson (traitant d'un récent cauchemar de Jon Lord). Il a juste rajouté une couche de percussions constituées de maracas et de marinba. Simper renforce l'aspect tribal par une basse lourde et volubile. Blackmore plante un vif solo de wah-wah sombre et hypnotique, émergeant des brumes du songe, comme l'exclamation moqueuse d'un incube.
"Blind" est encadré d'un impétueux clavecin créant une charmante bulle de British-pop baroque avec chemise à jabots et foulards en soie ; tandis que Paice ne s'en laisse pas conter et déballe des cascades de patterns à faire saliver les amateurs de Jazz. Un savoureux contraste sur lequel Rod Evans se fait poète mélancolique. Blackmore n'apparaît que pour étaler un court solo de wah-wah, s'écoulant comme un épais nappage sur un mets. Plongée plus profonde dans la mélancolie avec la reprise de Donovan, "Lalena" qui surpasse l'originale (sujet de débats houleux parmi les afficionados du Pourpre). Evans s'y dévoile fin chanteur et émotif. Le duo Lord-Blackmore tisse, dans une grande sobriété, un voile diaphane de couleurs automnales.
Le Pink Floyd perturbé de Syd Barrett a laissé son empreinte sur bien des groupes londoniens, Deep Purple y compris ; ce qu'atteste le court instrumental "Fault Line" - un prélude au trépidant "The Painter" - , une fenêtre sur une dimension parallèle où s'agitent, se convulsent d'extravagantes et intrigantes créatures protéiformes.
A partir du quatrième morceau, Ritchie Blackmore s'impose, et ne va rien lâcher, faisant tout son possible pour faire babiller sa guitare. Pas encore un utilisateur exclusif de Fender Stratocaster, c'est encore la Gibson ES335 qui a droit au chapitre. Étonnamment, le style et la tonalité sont immédiatement identifiables à la touche "Blackmore". Certes, les notes ne sont pas encore brimées par de sadiques attaques de vibrato. Toutefois, sur deux ou trois mouvements, dans un déluge de notes torturées, la Stratocaster semble pour la première fois faire son apparition entre les mains de l'homme en noir. Notamment sur le fougueux et ébouriffé "The Painters", véritable proto-heavy-rock où la guitare de Ritchie crache des jets brûlants de fuzz acide. Tandis "Why Didn't Rosemary" - inspiré par l'inquiétant film de Polanski, "Rosemary's Baby" - expose déjà tous les attributs propres au titre épique du quintet de Heavy-metal avec orgue Hammond. Blackmore y est inventif, expressif, lyrique et cohérent. Toujours musical, même lorsque, sur la brèche, il paraît à deux doigts de se vautrer. C'est déjà un prince de la guitare. Ne dit-on pas d'ailleurs que le management de Cream a rapidement annulé la participation de Deep Purple en tant que première partie de la tournée américaine, par crainte de faire trop d'ombre à Clapton 😁.
"Bird Has Flown" continue sur la lancée. Moins piquant, il offre néanmoins un lumineux solo de wah-wah. (Blackmore n'aura jamais autant utilisé cette pédale d'expression que sur cette galette). Et Evans parvient à sortir de son carcan pop pour prendre des intonations graves et un brin menaçantes. Hélas, la chanson a un goût d'inachevé, Jon Lord semblant ne pas trop savoir quoi faire. Il aurait d'ailleurs gagné à s'y montrer, exceptionnellement, plus discret.
Composition ambitieuse, "April", avec ses douze minutes, prend le temps de se développer à travers trois chapitres distincts. Le premier, assez cinématographique, porte l'influence de la musique d'Ennio Morricone (1). Blackmore égrène sur une guitare folk des arpèges d'inspiration hispanique, tandis que Paice et Lord développent un climat de western-spaghetti ; le tempo est entre un trot et un rythme de rituel amérindien. La seconde laisse le champ libre à Lord qui se fait un plaisir de tester une composition intégralement classique. Un doux et délicat climat d'aurore printanière où la nature s'éveille aux premières lueurs de l'aube, mais luttant encore contre les derniers soubresauts de l'hiver. Le final, hélas, casse ces climats imagés, baroques perdus dans des grands espaces kitschs hollywoodiens, en ouvrant les vannes d'un Rock-psyché un peu bancal. Comme relativement improvisé. Il est vrai qu'en moins d'une année, le groupe a enregistré pas moins de trois disques, tout en assurant des concerts en Europe et aux USA. Le dernier mouvement, instrumental, a un sursaut et remonte la pente avec un Blackmore qui déroule un solo classieux sur un lit de chœurs féminins. Un coda très Uriah-Heep.
Malheureusement, ce bel album sort au mauvais moment et souffre d'une promotion quasi inexistante. Aux USA, où le groupe est pourtant parvenu à jouer parfois en tête d'affiche (une fois, Bill Graham les programme pour trois soirées consécutives au Fillmore East), leur label américain Tetragrammaton Records s'est laissé submerger par les dettes et n'a plus les moyens de pourvoir aux frais courant, encore moins à la promotion. Le pressage américain prend même du retard par manque de disponibilités numéraires. Tandis qu'au Royaume-Uni - et par extension l'Europe - qui a toujours quelques moins de retard depuis le second opus, "Book of Taliesyn", par rapport au marché américain, l'album n'est disponible que trois mois plus tard (à partir de septembre). Alors que le Mark I n'existe plus, et que le Mark II a commencé à travailler au corps la perfide Albion depuis juillet.
Après leur éviction, Rod Evans et Nick Simper n'abandonnent pas la musique. Le premier traverse l'Atlantique rejoindre une jeune fille dont il s'est épris. Il espère un temps entamer une carrière d'acteur avant de déchanter. En 1972, il fonde avec deux anciens d'Iron Butterfly, Captain Beyond. Ce groupe a une carrière éphémère, mais réalise néanmoins deux albums intéressants généralement appréciés par les fans de la "grande famille Deep-Purple", et plus largement par les amateurs du Rock 70's (2). Tristement, Evans n'est parfois connu que pour avoir été le chanteur de la reformation frauduleuse du "Deep Purple" de 1980, avec tournée à l'appui, où il était le seul membre à avoir fait partie du groupe. Une arnaque montée de toutes pièces par des "investisseurs" peu scrupuleux (qui avaient aussi contacté Nick Simper qui refusa de participer à la mascarade). La tournée se déroule dans le chaos, le public exprimant violemment son mécontentement en constatant qu'ils se sont fait proprement truander. L'affaire remonte jusqu'en Angleterre, et aux oreilles courroucées des principaux intéressés qui, d'un commun accord, envoient des avocats. Résultat, Evans qui touchait jusqu'alors tranquillement des royalties sur les trois premiers albums (environ 15000 £ par an - une coquette rente pour l'époque -), perd ses droits et finit ruiné.
Quant à Nick Simper, il ne perd pas de temps et fonde Warhorse. Un quintet auteur de deux albums d'assez bonne facture. Mais la formation capitule en 1974 pour insuffisance financière. Il tente de faire décoller des projets dont le Nick Simper's Dynamite. Il lui faut attendre 1979 pour réaliser un nouveau "33 tours", avec le Nick Simper's Fandago. Cependant, en plein courant Heavy-metal, les deux disques de 1979 et 1980 passent inaperçus et peuvent paraître datés en comparaison des hordes de barbares de la NWOBHM. Ne manquant pas de qualités, probablement qu'ils auraient alors eu plus d'écho aux USA. Parallèlement, depuis 1977, il joue avec le Flying Fox, une bande de vieux briscards qui se réunissent pour le simple plaisir de jouer du Rock'n'roll. Il fait partie de la reformation de Quatermass en 1994 (avec Mick Underwood, l'ex-batteur de Gillan). Il reste actif dans les années 2000, avec en autre le retour de Warhorse pour quelques concerts occasionnels. Étonnamment, il n'est pas invité par les organisateurs de la soirée d'inauguration de l'intronisation de Deep Purple au Rock and Roll Hall of Fame de 2016. Alors qu'Evans l'est.
La pochette est tirée du sombre triptyque "Les Jardins des Délices" de Jérôme Bosch ; précisément de la partie titrée "L'Enfer Musicale" dans laquelle se sont introduit les musiciens. A l'origine, la pochette devait être colorée, mais il y eut un petit problème à l'impression.
Face 1
- Chasing Shadows (J. Lord - I. Paice) – 5:34
- Blind (Lord) – 5:26
- Lalena (Donovan Leitch) – 5:05
- Fault Line / The Painter (R. Blackmore, Lord, Paice, Simper / Blackmore, R. Evans, Lord, Paice) – 5:38
Face 2
- Why Didn't Rosemary? (Blackmore, Evans, Lord, Paice, Simper) – 5:04
- Bird Has Flown (Blackmore, Evans, Lord) – 5:36
- April (R. Blackmore, J. Lord) – 12:10
(1) La guitare électrique utilisée pour ses musiques de films était une Fender Stratocaster. "Pour une poignée de dollars", "Il était une fois dans l'Ouest", "Colorado", "Le bon, la brute et le truand".
(2) A partir de 1973, l'excellent Reese Wynans (Stevie Ray Vaughan, Buddy Guy, Joe Bonamassa) apporte ses claviers. En 1976, Captain Beyond ressuscite sous sa forme primaire, en quatuor, mais sans Evans...
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