vendredi 5 septembre 2025

LE PRIVÉ de Robert Altman (1973) par Luc B.


Ses voisines sont quatre petites nanas qui minaudent défoncées au space-cake, enchainent les postures de yoga, à poil sur leur terrasse. C’est tentant. Mais ce qui le préoccupe, c’est de trouver à bouffer pour son chat. Décidément, tout fout l’camp… Lui, c’est Philip Marlowe, détective privé. LE détective privé, celui créé par Raymond Chandler, qu’on a déjà croisé au cinéma sous les traits d’Humphrey Bogart ou Robert Mitchum

Dans LE PRIVÉ, c’est le débonnaire Elliott Gould qui porte le costume (vu déjà dans M*A*S*H), sans chapeau et moins tough guy que Bogart, mais tout aussi désabusé. Et même totalement déphasé devant la caméra de Robert Altman, qui a déplacé l’action de son film au début des années 70. [ne pas confondre avec DETECTIVE PRIVÉ (1966), où Paul Newman jouait le détective Lew Harper, avec comme partenaire Lauren Baccall]

Complètement déphasé, Philip Marlowe, dès cette séquence d’ouverture de 10 minutes, avec ce chat dont il essaie de tromper le flair, lui refourguant une pâtée lambda reversée dans la boite de sa marque préférée. Sacré instinct de détective. A la toute fin, quand on le traitera de « loser », et il répondra : « bah ouais, j’ai même perdu mon chat ». Car le bestiau s’est carapaté, peut-être plus sensible, lui, aux quatre langoureuses sirènes d’en face. Altman met en scène un Marlowe solitaire, mais aussi asocial. Il vit dans sa tour d'ivoire, un appart perché au haut de Broadview Terrace, décor pas anodin (que Kenneth Branagh utilisera aussi pour son DEAD AGAIN).

Une première séquence où on reconnait de suite la patte d’Altman, ces plans à la longue focale sans cesse en mouvement, lents, qui suivent en zoomant / dézoomant les déplacements de Marlowe dans son appartement.

Le zoom optique permet d’approcher son sujet discrètement, de faire un focus sur un détail précis (ce que voit le personnage), ou au contraire de partir d’un détail pour le replacer dans un ensemble (voir BARRY LYNDON). Il confère une certaine étrangeté aux images (on y reviendra avec deux scènes fabuleuses) que tous les cinéastes des années 70’s ont utilisé dans les thrillers paranos en vogue, comme KLUTE. Altman ne fait pas exception, mais lui s’en est fait une spécialité, comme dans le très beau (mais soporifique) TROIS FEMMES.

Déphasé, notre néo Marlowe au pays des hippies, et bien naïf quand il accepte en pleine nuit d’accompagner un pote (Terry Lennox) en voiture à Tijuana. Histoire de se mettre au vert après une dispute avec sa femme. Mouais... Le lendemain deux flics le tirent du lit : madame Lennox a été retrouvée morte, allez savoir pourquoi, c'est lui qu'on accuse du meurtre. Comme si ça ne suffisait pas, notre privé reçoit la visite du caïd Marty Augustine et de ses sbires, persuadés que Marlowe a détourné les 350 000 dollars que Lennox lui devait. Il va falloir y voir plus clair, et trouver le temps de travailler aussi pour une certaine Eileen Wade, qui l’engage pour retrouver son mari Roger, alcoolique notoire, tombé dans les pattes d’un médecin véreux...

Comme le Western, le Film Noir a été sérieusement ripoliné par les cinéastes du Nouvel Hollywood. Mais contrairement au Polanski de CHINATOWN qui recréait le Los Angeles des années 30, Robert Altman propulse son héros 40 ans plus tard, dans l’Amérique de Nixon, aux idéaux craquelés, secouée par Altamont, Charles Manson ou la guerre du Vietnam. « The times they are a-changin' » comme chantait un autre Bob. Pour camper l’ancien temps, ne restent que quelques hippies seins nus, un écrivain ivrogne proche sosie d'Hemingway, la vieille bagnole et le code d’honneur de Marlowe, totalement obsolète face à la brutalité des flics, des truands, au cynisme vénal d’un médecin gourou, aux mensonges d’une veuve éplorée.

Marlowe vu comme un loser asexué, qui reçoit les coups plus qu’il ne les donne, insensible à une belle paire de miches, a évidement fait hurler les afficionados de Chandler. Le film a été un échec cuisant, retiré de l’affiche puis ressorti avec une nouvelle campagne promotionnelle, sans plus de résultats. Pourtant, la scénariste du film est Leigh Brackett, qui travaillait avec Howard Hawks, notamment sur LE GRAND SOMMEIL (1946), autre adaptation fameuse version Bogart. Outre la séquence inaugurale (le chat) Altman a réécrit celle de la fin, la seule où Marlowe a un flingue à la main. Mais quel choc !

Si Altman donne à son film un air de flânerie mélancolique (dernier plan chaplinesque de Marlowe traçant la route, harmonica au bec) bercée par différentes versions du même thème jazzy « The long goodbye », écrit par John Williams (oui oui, le même que le Dadadadada des DENTS DE LA MER), il n’oublie pas pour autant les fondamentaux du Film Noir. Une enquête forcément retorse, de continuels allers-retours pour traquer les mensonges, des répliques qui font mouche (« - Tu penses au suicide des fois ? - Le suicide ? J'y crois pas... ») quelques facéties : Marlowe qui s'encre le visage de noir pour imiter Al Jolson* alors qu'il se mure dans le silence face aux flics ! Dans le genre clownesque, on se souvient du numéro de Bogart dans une librairie. LE PRIVÉ est aussi lardé de quelques moments de violence soudaine et sadique. 

La scène où Marty Augustine défigure sa nana à coups de bouteille de Coca Cola, horrifiant même ses tueurs (« et elle, je l’aimais bien » menace-t-il en regardant Marlowe) renvoie of course à la cafetière brulante jetée au visage de Gloria Grahame dans REGLEMENT DE COMPTE de Fritz LangPlus tard, le psychopathe Augustine exigera que tout le monde se dessape, et demandera à un de ses gars (on reconnaitra parmi eux le bodybuildé Arnold Schwarzenegger) de circoncire Marlowe au cran d'arrêt, pour lui faire avouer où est son fric. Charmant.

Outre la gueule en caoutchouc mou d’Elliott Gould, continuellement sourire et clope au bec (Wade l'appelle Marlboro pendant tout le film !), l’autre atout de LE PRIVÉ, c’est l’immense et tonitruant Sterling Hayden dans le rôle de Roger Wade, rejeton de son Jack D. Ripper dans le FOLAMOUR de Kubrick. On lui doit sans doute la plus belle scène, sur la plage, un face à face avec le crapuleux docteur Verringer (joué par Henry Gibson, royalement 1,60m sur talonnettes, qu’on reverra chez Altman dans le superbe NASHVILLE), où sous le regard médusé de Marlowe et des invités, le petit gnome gifle le colosse. Hayden, lui-même picoleur et fumeur invétéré d’herbe, n’a pas eu de peine à composer son personnage, dont il a improvisé la moitié des répliques, dans un état second. 

Robert Altman réalise deux scènes fabuleuses, au zoom, en se servant de la transparence et des reflets d’une baie vitrée, pour filmer à la fois Wade et sa femme qui se disputent à l’intérieur de leur villa, et Marlowe parti « compter les vagues » sur la plage. Même dispositif plus tard, lorsque Eileen Wade tente de séduire Marlowe dans sa chambre, alors qu’un reflet presque fantomatique montre Wade s’enfoncer dans l’océan, comme un écran dans l’écran, deux actions superposées, Altman laissant le choix au spectateur de saisir la plus importante.

Plus qu’un film d’intrigue, ce néo-Film Noir qui s’amuse à en corrompre les codes, est un film d’ambiance, de mise en scène, dans lequel Robert Altman porte un regard désabusé et cynique sur son Amérique, en utilisant ironiquement la figure majeure du cinéma américain : le détective privé. Et sans doute préfigure-t-il sa propre carrière et ses relations avec Hollywood, qui lui fera payer cher son indépendance d'esprit pendant quasiment les 20 ans à venir. Son grand retour au box office sera THE PLAYER, satire au vitriol... d'Hollywood !

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* Al Jolson est la star du film "Le chanteur de jazz" (1928), qui marque le passage du cinéma muet au parlant. D'où l'ingéniosité du gag...


couleur  -  1h50  -  format scope 1 :2.39    

8 commentaires:

  1. Shuffle Master.5/9/25 08:45

    Un de mes films préférés. Exercice de style aux petits oignons qui, en effet, recycle et pervertit tous les poncifs du film noir. Chandler (intrigue incompréhensible, comme d'habitude, mais on s'en moque) + Altman + Gould: tiercé gagnant. Toute la scène d'introduction avec le chat est géniale. Gould n'a jamais été aussi bon, il faut dire qu'il s'est fourvoyé dans pas mal de navets...

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    1. Il fallait oser, pour un polar, entamer avec une séquence pareille ! Et le mec ferme la porte de sa cuisine au museau de son chat pour ne pas que le matou voit le subterfuge de l'échange de boites !

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  2. Pas vu souvent et pas vu depuis longtemps ... effectivement dans mes souvenirs, un pastiche-parodie-démarquage des films noirs des années 40.
    Si comme film similaire je cite Inherent vice, j'ai bon ?

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  3. Formidable "Inherent vice", film totalement déjanté, qui oui, je pense s'inspire aussi de Chandler, Los Angeles, enquête nébuleuse, mais avec un privé sous pétards pendant deux heures, donc plus foutraque. Peut être plus proche de "The Big Lebowski", on reste dans la famille. Le prochain Paul Thomas Anderson est dans les tuyaux, gros casting, et comme d'hab au vue des premières images, on se dit : mais c'est quoi ce truc ???

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  4. Joli name dropping...
    Short Cuts était pas mal du tout mais The player et son budget riquiqui (on dirait un direct-to-video...), qui a dû intégralement passer dans les cachets des caméos, ça casse pas des briques...

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    1. Shuffle Master.6/9/25 08:04

      Exact. Short Cuts, c'est un de ses meilleurs (Tim Robbins en motard ambigu, terrible). The Player, je ne sais pas si j'ai pu aller au bout.

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  5. The Player a mal vieilli, c'est vrai, mais à l'époque, le ton et l'aréopage de stars dans leur propre rôle, était assez inédit. C'était le retour d'Altman, mis au rebus depuis pas mal de temps. Et son premier plan séquence était extraordinaire. Shorts Cut est un chef d'oeuvre, un des plus grands films américains de ces 50 dernières années. Celui qui est pénible, presque grotesque, c'est le suivant, Prêt-à-Porter, cette fois la magie n'opérait plus.

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  6. * Short cuts, pardon, je ne mets jamais le S au bon endroit !

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