Complètement déphasé, Philip Marlowe, dès cette séquence d’ouverture de 10 minutes, avec ce chat dont il essaie de tromper le flair, lui refourguant une pâtée lambda reversée dans la boite de sa marque préférée. Sacré instinct de détective. A la toute fin, quand on le traitera de « loser », et il répondra : « bah ouais, j’ai même perdu mon chat ». Car le bestiau s’est carapaté, peut-être plus sensible, lui, aux quatre langoureuses sirènes d’en face. Altman met en scène un Marlowe solitaire, mais aussi asocial. Il vit dans sa tour d'ivoire, un appart perché au haut de Broadview Terrace, décor pas anodin (que Kenneth Branagh utilisera aussi pour son DEAD AGAIN).
Le zoom optique permet d’approcher son sujet discrètement, de faire un focus sur un détail précis (ce que voit le personnage), ou au contraire de partir d’un détail pour le replacer dans un ensemble (voir BARRY LYNDON). Il confère une certaine étrangeté aux images (on y reviendra avec deux scènes fabuleuses) que tous les cinéastes des années 70’s ont utilisé dans les thrillers paranos en vogue, comme KLUTE. Altman ne fait pas exception, mais lui s’en est fait une spécialité, comme dans le très beau (mais soporifique) TROIS FEMMES.
Déphasé, notre néo Marlowe au pays des hippies, et bien naïf quand il accepte en pleine nuit d’accompagner un pote (Terry Lennox) en voiture à Tijuana. Histoire de se mettre au vert après une dispute avec sa femme. Mouais... Le lendemain deux flics le tirent du lit : madame Lennox a été retrouvée morte, allez savoir pourquoi, c'est lui qu'on accuse du meurtre. Comme si ça ne suffisait pas, notre privé reçoit la visite du caïd Marty Augustine et de ses sbires, persuadés que Marlowe a détourné les 350 000 dollars que Lennox lui devait. Il va falloir y voir plus clair, et trouver le temps de travailler aussi pour une certaine Eileen Wade, qui l’engage pour retrouver son mari Roger, alcoolique notoire, tombé dans les pattes d’un médecin véreux...
Marlowe vu comme un loser asexué, qui reçoit les coups plus qu’il ne les donne, insensible à une belle paire de miches, a évidement fait hurler les afficionados de Chandler. Le film a été un échec cuisant, retiré de l’affiche puis ressorti avec une nouvelle campagne promotionnelle, sans plus de résultats. Pourtant, la scénariste du film est Leigh Brackett, qui travaillait avec Howard Hawks, notamment sur LE GRAND SOMMEIL (1946), autre adaptation fameuse version Bogart. Outre la séquence inaugurale (le chat) Altman a réécrit celle de la fin, la seule où Marlowe a un flingue à la main. Mais quel choc !
La scène où Marty Augustine défigure sa nana à coups de bouteille de Coca Cola, horrifiant même ses tueurs (« et elle, je l’aimais bien » menace-t-il en regardant Marlowe) renvoie of course à la cafetière brulante jetée au visage de Gloria Grahame dans REGLEMENT DE COMPTE de Fritz Lang. Plus tard, le psychopathe Augustine exigera que tout le monde se dessape, et demandera à un de ses gars (on reconnaitra parmi eux le bodybuildé Arnold Schwarzenegger) de circoncire Marlowe au cran d'arrêt, pour lui faire avouer où est son fric. Charmant.
Robert Altman réalise deux scènes fabuleuses, au zoom, en se servant de la transparence et des reflets d’une baie vitrée, pour filmer à la fois Wade et sa femme qui se disputent à l’intérieur de leur villa, et Marlowe parti « compter les vagues » sur la plage. Même dispositif plus tard, lorsque Eileen Wade tente de séduire Marlowe dans sa chambre, alors qu’un reflet presque fantomatique montre Wade s’enfoncer dans l’océan, comme un écran dans l’écran, deux actions superposées, Altman laissant le choix au spectateur de saisir la plus importante.
Plus qu’un film d’intrigue, ce néo-Film Noir qui s’amuse à en corrompre les codes, est un film d’ambiance, de mise en scène, dans lequel Robert Altman porte un regard désabusé et cynique sur son Amérique, en utilisant ironiquement la figure majeure du cinéma américain : le détective privé. Et sans doute préfigure-t-il sa propre carrière et ses relations avec Hollywood, qui lui fera payer cher son indépendance d'esprit pendant quasiment les 20 ans à venir. Son grand retour au box office sera THE PLAYER, satire au vitriol... d'Hollywood !
******************************
* Al Jolson est la star du film "Le chanteur de jazz" (1928), qui marque le passage du cinéma muet au parlant. D'où l'ingéniosité du gag...
Un de mes films préférés. Exercice de style aux petits oignons qui, en effet, recycle et pervertit tous les poncifs du film noir. Chandler (intrigue incompréhensible, comme d'habitude, mais on s'en moque) + Altman + Gould: tiercé gagnant. Toute la scène d'introduction avec le chat est géniale. Gould n'a jamais été aussi bon, il faut dire qu'il s'est fourvoyé dans pas mal de navets...
RépondreSupprimerIl fallait oser, pour un polar, entamer avec une séquence pareille ! Et le mec ferme la porte de sa cuisine au museau de son chat pour ne pas que le matou voit le subterfuge de l'échange de boites !
SupprimerPas vu souvent et pas vu depuis longtemps ... effectivement dans mes souvenirs, un pastiche-parodie-démarquage des films noirs des années 40.
RépondreSupprimerSi comme film similaire je cite Inherent vice, j'ai bon ?
Formidable "Inherent vice", film totalement déjanté, qui oui, je pense s'inspire aussi de Chandler, Los Angeles, enquête nébuleuse, mais avec un privé sous pétards pendant deux heures, donc plus foutraque. Peut être plus proche de "The Big Lebowski", on reste dans la famille. Le prochain Paul Thomas Anderson est dans les tuyaux, gros casting, et comme d'hab au vue des premières images, on se dit : mais c'est quoi ce truc ???
RépondreSupprimerJoli name dropping...
RépondreSupprimerShort Cuts était pas mal du tout mais The player et son budget riquiqui (on dirait un direct-to-video...), qui a dû intégralement passer dans les cachets des caméos, ça casse pas des briques...
Exact. Short Cuts, c'est un de ses meilleurs (Tim Robbins en motard ambigu, terrible). The Player, je ne sais pas si j'ai pu aller au bout.
SupprimerThe Player a mal vieilli, c'est vrai, mais à l'époque, le ton et l'aréopage de stars dans leur propre rôle, était assez inédit. C'était le retour d'Altman, mis au rebus depuis pas mal de temps. Et son premier plan séquence était extraordinaire. Shorts Cut est un chef d'oeuvre, un des plus grands films américains de ces 50 dernières années. Celui qui est pénible, presque grotesque, c'est le suivant, Prêt-à-Porter, cette fois la magie n'opérait plus.
RépondreSupprimer* Short cuts, pardon, je ne mets jamais le S au bon endroit !
RépondreSupprimer