jeudi 4 septembre 2025

LE ROCK PROGRESSIF - Episode 6, par Benjamin


Les premiers rayons du soleil percèrent les rideaux d’une chambre inconnue, dans un lieu dont Vincent Crane ne se souviendra bientôt plus. La vie n’est qu’une succession de répétitions absurdes, un jeu sans règle sur lequel l’homme vient greffer ses lubies du moment. La politique, la science, l’amour, la haine, tout cela n’est qu’une pièce de théâtre dont les hommes sont les prisonniers inconscients. 

Le dépressif est celui qui ne parvient plus à aimer l’absurdité du monde, un voyageur écœuré par l’odeur vaseuse de ses propres pensées, il navigue dans un monde rempli d’épines sans roses. Il n’est même pas haineux, la haine exprimant un désir de vie qu’il n’a plus. Son mot d’ordre est devenu « à quoi bon ? », triste symbole d’une réflexion sombre formant les sables mouvants dans lesquels il étouffe. Kafka devait parler de la dépression à travers la métaphore de la métamorphose, tant cette image d’homme changé en insecte résume bien l’évolution du malade. 

Chaque jour il abandonne son amour pour quelque chose, l’abandon semblant faire grandir la pustule de la haine de soi dans une âme en déroute. Avec la perte de confiance vint un stress maladif, chaque son parait menaçant et chaque décor empli de menaces. Les sens ne perçoivent pas vraiment les choses, mais l’idée que nous nous en faisons. Tout est passé au tamis, redessiné et recoloré par cette centrifugeuse douloureuse qu’est le cerveau. La même odeur pourra être perçue comme délicieuse ou écœurante, le même décor comme majestueux et hideux, le même plat savoureux et écœurant. Le cerveau, voilà la couronne d’épine, plus il est développé et plus ses clous vous torturent l’esprit. L’âme souffre, souffre, puis lâche aussi soudainement qu’un cœur stoppant son battement tel un moteur qui cale.

Vincent Crane ne sut quand la tarentule de la dépression entra dans son esprit, il savait simplement que celle-ci souillait ses pensées de toiles de plus en plus épaisses et sombres. En hôpital psychiatrique, il eut droit aux électrochocs et aux pilules abrutissantes, comme si bousiller la mécanique suffisait à relancer la machine. Il y a quelque chose dans la folie qui dépasse les capacités de compréhension de la science, comme si ce trouble était l’accomplissement d’une volonté démoniaque.

Même l’athée est pris, à la vue des délires et du regard des fous, d’une frayeur inexplicable. Le fou est un pestiféré de l’âme et son mal peut d’avérer dangereux. Crane affirma parfois que la mort marchait derrière lui, redoutée faucheuse qu’il rêva régulièrement d’étreindre, fantasme morbide faisant naître une pulsion aussi redoutable qu’inavouable. La mort marchait derrière Crane, se reflétait dans son regard endeuillé comme dans un miroir. Mais l’homme fut musicien, cette vocation ayant maintenu des êtres plus atteints que lui dans une relative lucidité féconde. 

Un premier album fut donc produit par Vincent Crane et son groupe nommé « Atomic Roooster » (avec 3 "o" !), anecdotique rock rêveur et sans personnalité. Le passage rapide de Carl Palmer dans la formation eut au moins le mérite de faire entrer Atomic Rooster dans la cour du roi cramoisi, mais il fallait qu’il parte pour permettre le sombre règne de Vincent Crane. « Death walk behind you » s’ouvre sur les notes sombres d’un piano d’outre tombe, sombre entrée dans un monde paranoïaque. Boogie schizophrène, free rock délirant, la violence de cette ouverture n’est pas sans rappeler le fameux « 21 st century schizoid man » de King Crimson. « In the court of the crimson king » exprimait une angoisse face aux tourments à venir, « Death walk behind you » voit un homme délivrer toute la noirceur de son âme.

D’une virtuosité Emersonnienne, le clavier exprime une frénésie angoissée par la sombre menace de riffs d’une puissance venue des limbes. Ces riffs gardent pourtant une certaine énergie entraînante, prouvant ainsi qu’un reste d’optimisme se trouve même dans les esprits les plus affligés. Si son rythme agressif n’exprimait pas un profond désespoir, un titre tel que « Tomorrow night » aurait pu devenir un tube. Revient ensuite l’orgue, grandiloquent meneur de cette cérémonie macabre, nuage orageux et menaçant explosant dans le grondement de guitares cataclysmiques. Et Crane chante comme un prêcheur de mauvais augure, la gravité de son chant exprimant toute la souffrance que ce monde lui inspire. A approcher d’aussi près l’astre de ses propres tourments, Vincent Crane finit par se carboniser l’âme, au point d’être interné plusieurs fois pour troubles bipolaires. 

Maniaco dépressif, l’homme finit par mourir d’une overdose de médicaments à l’âge de 45 ans. Reste donc cet album, joyau ténébreux enfanté par des tourments inimaginables, puissance macabre et unique, cri venu des enfers pour rappeler au monde progressif que ses rêves pouvaient également être des cauchemars.

Après une telle plongée dans les catacombes de l’âme humaine, terminons ce petit panorama heavy prog par un grand voyage. 

Le public s’assembla dans un gymnase comme il en existe tant d’autres, la scène avait été montée et le groupe s’apprêtait à y monter. Dans l’air flottait encore une légère odeur de sueur, la tôle du plafond et les couleurs criardes du sol soulignant l’apparente banalité de l’endroit. C’était le lieu des jeux futiles et des affrontements sans importances, un de ces endroits rappelant la triste banalité de la vie humaine et la futilité de ses vanités. Dans le public de cette salle, les passionnés parlèrent fiévreusement de littérature de science-fiction. Nous n’en étions pas encore à une époque où une foule d’aptères considérait la lecture comme une souffrance, les érudits s’écharpant sur les mérites comparés d’AE Van Vogt, Philip K Dick et Isaac Asimov. Quand « Le meilleur des monde » d’Huxley fut évoqué, les esprits les plus contrariants ne purent qu’avouer leur admiration. 

Comme pour répondre à la force des angoisses évoquées par ces textes, la musique qui préoccupa ces jeunes ensuite fut une musique puissante et violente. Passer des Beatles à Led Zeppelin et des Stones aux Stooges, voilà le signe qu’une époque s’achève sur les premiers cris d’une autre. Lorsque retentit le claquement d’un verrou, le public constata que les portes de sortie avaient été verrouillées.

Puis résonna la basse de Lemmy Kilmister, menaçant vrombissement de réacteur nucléaire. Le batteur frappa avec la régularité et la puissance d’un bombardement, laissant les sombres déclamations du chanteur vous plonger dans une paranoïa cosmique. S’avançant avec le regard vide d’une dévote prête à être sacrifiée, une femmes aux formes généreuses attira tous les regards concupiscents tel un astre érotique. Elle eut la beauté affriolante des déesses se donnant aux élans barbares de Conan le Cimérien. Et elle exécuta sa lugubre procession, sa grâce plantureuse incitant les plus téméraires à apprécier cette musique à la puissance oppressante. 

La littérature donna à Hawkwind un univers à mettre en musique, Michael Moorcoock écrivant des poèmes cosmiques que les musiciens se chargeaient de mettre en musique. Le son compact des guitares et de la basse de Lemmy plongeaient immédiatement les esprits dans les étoiles, quelques solos pleins de distorsions saluant l’immortel génie Hendrixien. Capturé sur l’hallucinant live « Space Ritual », la puissance de ces performances renaquit des années plus tard à travers le tourbillons hypnotiques du stoner rock. Ainsi naquirent donc « Doremi Fasol Latido », « In search of space », « Space ritual », astres uniques et à jamais inclassables trônant au sommet de la galaxie space rock. Ces œuvres furent pourtant produites par des musiciens n’évoluant pas dans les mêmes mondes. 

Si, comme le disait Schoppenhauer, « chaque homme prend les limites de ses connaissances pour les limites du monde » alors la drogue vous enferme dans un univers réservé à ceux consommant le même poison. 

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