Les
premiers rayons du soleil percèrent les rideaux d’une chambre
inconnue, dans un lieu dont Vincent Crane ne se souviendra bientôt
plus. La vie n’est qu’une succession de répétitions absurdes,
un jeu sans règle sur lequel l’homme vient greffer ses lubies du
moment. La politique, la science, l’amour, la haine, tout cela
n’est qu’une pièce de théâtre dont les hommes sont les
prisonniers inconscients.
Le dépressif est celui qui ne parvient
plus à aimer l’absurdité du monde, un voyageur écœuré par
l’odeur vaseuse de ses propres pensées, il navigue dans un monde
rempli d’épines sans roses. Il n’est même pas haineux, la haine
exprimant un désir de vie qu’il n’a plus. Son mot d’ordre est
devenu « à quoi bon ? », triste symbole d’une
réflexion sombre formant les sables mouvants dans lesquels il
étouffe. Kafka devait parler de la dépression à travers la
métaphore de la métamorphose, tant cette image d’homme changé en
insecte résume bien l’évolution du malade.
Chaque jour il
abandonne son amour pour quelque chose, l’abandon semblant faire
grandir la pustule de la haine de soi dans une âme en déroute. Avec
la perte de confiance vint un stress maladif, chaque son parait
menaçant et chaque décor empli de menaces. Les sens ne perçoivent
pas vraiment les choses, mais l’idée que nous nous en faisons.
Tout est passé au tamis, redessiné et recoloré par cette
centrifugeuse douloureuse qu’est le cerveau. La même odeur pourra
être perçue comme délicieuse ou écœurante, le même décor comme
majestueux et hideux, le même plat savoureux et écœurant. Le
cerveau, voilà la couronne d’épine, plus il est développé et
plus ses clous vous torturent l’esprit. L’âme souffre, souffre,
puis lâche aussi soudainement qu’un cœur stoppant son battement
tel un moteur qui cale.
Vincent Crane ne sut quand la tarentule de la
dépression entra dans son esprit, il savait simplement que celle-ci
souillait ses pensées de toiles de plus en plus épaisses et
sombres. En hôpital psychiatrique, il eut droit aux électrochocs et
aux pilules abrutissantes, comme si bousiller la mécanique suffisait
à relancer la machine. Il y a quelque chose dans la folie qui
dépasse les capacités de compréhension de la science, comme si ce
trouble était l’accomplissement d’une volonté démoniaque.
Même
l’athée est pris, à la vue des délires et du regard des fous,
d’une frayeur inexplicable. Le fou est un pestiféré de l’âme
et son mal peut d’avérer dangereux. Crane affirma parfois que la
mort marchait derrière lui, redoutée faucheuse qu’il rêva
régulièrement d’étreindre, fantasme morbide faisant naître une
pulsion aussi redoutable qu’inavouable. La mort marchait derrière Crane, se reflétait dans son regard endeuillé comme dans un miroir.
Mais l’homme fut musicien, cette vocation ayant maintenu des êtres
plus atteints que lui dans une relative lucidité féconde.
Un
premier album fut donc produit par Vincent Crane et son groupe nommé « Atomic Roooster » (avec 3 "o" !),
anecdotique rock rêveur et sans personnalité. Le passage rapide de
Carl Palmerdans la formation eut au moins le mérite de faire entrer
Atomic Rooster
dans la cour du roi cramoisi, mais il fallait qu’il parte pour
permettre le sombre règne de Vincent Crane. « Death walk
behind you » s’ouvre sur les notes sombres d’un piano
d’outre tombe, sombre entrée dans un monde paranoïaque. Boogie
schizophrène, free rock délirant, la violence de cette ouverture
n’est pas sans rappeler le fameux « 21 st century schizoid
man » de King Crimson.
« In the court of the crimson king » exprimait une
angoisse face aux tourments à venir, « Death walk behind you » voit un homme délivrer toute la noirceur de son âme.
D’une
virtuosité Emersonnienne, le clavier exprime une frénésie
angoissée par la sombre menace de riffs d’une puissance venue des
limbes. Ces riffs gardent pourtant une certaine énergie entraînante,
prouvant ainsi qu’un reste d’optimisme se trouve même dans les
esprits les plus affligés. Si son rythme agressif n’exprimait pas
un profond désespoir, un titre tel que « Tomorrow night »
aurait pu devenir un tube. Revient ensuite l’orgue, grandiloquent
meneur de cette cérémonie macabre, nuage orageux et menaçant
explosant dans le grondement de guitares cataclysmiques. Et Crane
chante comme un prêcheur de mauvais augure, la gravité de son chant
exprimant toute la souffrance que ce monde lui inspire. A approcher
d’aussi près l’astre de ses propres tourments, Vincent Crane finit par se carboniser l’âme, au point d’être interné
plusieurs fois pour troubles bipolaires.
Maniaco dépressif, l’homme
finit par mourir d’une overdose de médicaments à l’âge de 45
ans. Reste donc cet album, joyau ténébreux enfanté par des
tourments inimaginables, puissance macabre et unique, cri venu des
enfers pour rappeler au monde progressif que ses rêves pouvaient
également être des cauchemars.
Après une telle plongée dans les
catacombes de l’âme humaine, terminons ce petit panorama heavy
prog par un grand voyage.
Le public s’assembla dans un
gymnase comme il en existe tant d’autres, la scène avait été
montée et le groupe s’apprêtait à y monter. Dans l’air
flottait encore une légère odeur de sueur, la tôle du plafond et
les couleurs criardes du sol soulignant l’apparente banalité de
l’endroit. C’était le lieu des jeux futiles et des affrontements
sans importances, un de ces endroits rappelant la triste banalité de
la vie humaine et la futilité de ses vanités. Dans le public de
cette salle, les passionnés parlèrent fiévreusement de littérature
de science-fiction. Nous n’en étions pas encore à une époque où
une foule d’aptères considérait la lecture comme une souffrance,
les érudits s’écharpant sur les mérites comparés d’AE Van
Vogt, Philip K Dick et Isaac Asimov. Quand « Le meilleur des monde» d’Huxley fut évoqué, les esprits les plus contrariants ne purent
qu’avouer leur admiration.
Comme pour répondre à la force des
angoisses évoquées par ces textes, la musique qui préoccupa ces
jeunes ensuite fut une musique puissante et violente. Passer des
Beatles à Led Zeppelin
et des Stones aux Stooges, voilà le signe qu’une époque s’achève
sur les premiers cris d’une autre. Lorsque retentit le claquement
d’un verrou, le public constata que les portes de sortie avaient
été verrouillées.
Puis résonna la basse de Lemmy Kilmister, menaçant
vrombissement de réacteur nucléaire. Le batteur frappa avec la
régularité et la puissance d’un bombardement, laissant les
sombres déclamations du chanteur vous plonger dans une paranoïa
cosmique. S’avançant avec le regard vide d’une dévote prête à
être sacrifiée, une femmes aux formes généreuses attira tous les
regards concupiscents tel un astre érotique. Elle eut la beauté
affriolante des déesses se donnant aux élans barbares de Conan le
Cimérien. Et elle exécuta sa lugubre procession, sa grâce
plantureuse incitant les plus téméraires à apprécier cette
musique à la puissance oppressante.
La littérature donna à
Hawkwind un univers à mettre en musique, Michael Moorcoock écrivant
des poèmes cosmiques que les musiciens se chargeaient de mettre en
musique. Le son compact des guitares et de la basse de Lemmy
plongeaient immédiatement les esprits dans les étoiles, quelques
solos pleins de distorsions saluant l’immortel génie Hendrixien.
Capturé sur l’hallucinant live « Space Ritual »,
la puissance de ces performances renaquit des années plus tard à
travers le tourbillons hypnotiques du stoner rock. Ainsi naquirent
donc « Doremi Fasol Latido », « In search of
space », « Space ritual », astres uniques et à
jamais inclassables trônant au sommet de la galaxie space rock. Ces
œuvres furent pourtant produites par des musiciens n’évoluant pas
dans les mêmes mondes.
Si, comme le disait Schoppenhauer, « chaque
homme prend les limites de ses connaissances pour les limites du
monde » alors la drogue vous enferme dans un univers réservé
à ceux consommant le même poison.
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