vendredi 1 août 2025

JAKE ADELSTEIN "Tokyo Vice" (2016) par Luc-san



Je ne supporte pas l’expression « ça se lit comme un thriller », souvent imprimée en quatrième de couverture à propos de tout et de rien. TOKYO VICE, lui, se lit vraiment comme un thriller, parce qu’il est écrit ainsi, à la manière d’un roman noir, à la première personne. Je suis tombé dans le panneau, persuadé qu’il s’agissait d’un polar, trompée par l'adaptation télé produite par Michael Mann en 2022.

Premiers mots : « Vous supprimez cet article, ou c’est vous qu’on supprime, et peut être bien votre famille aussi ». Le journaliste menacé, Jake Adelstein, n’en mène pas large face à ce yakusa, éminence grise du Yamaguchi-gumi, la plus grande organisation mafieuse du Japon. Son tort est d’enquêter sur le parrain Tadamasa Goto, qui pourtant inscrit sur une liste noire, est parvenu à entrer aux USA pour une greffe de foie (en 2001), a payé pour cela un million de dollars, qui a transité via des casinos de Las Vegas. Forcément, ça titille l'enquêteur.  

L’auteur laisse la scène en suspens, puis flashback en 1992, où il revient sur son arrivée au Japon et ses débuts dans le journalisme. TOKYO VICE n’est pas un roman, mais un livre de souvenirs, des mémoires, sauf que l’auteur adopte un style narratif romancé, on y retrouve tout ce qui fait un bon roman noir, les enquêtes, les flics, les truands, une plongée dans un milieu, l’étude d’une société, de sa face cachée.

Adelstein est américain et juif. Cette précision parce qu’au Japon, il sera sans cesse ramené à ses origines, c’est un gaijin, un étranger, juif de surcroit, on s’en étonne, car on pensait qu’ils étaient tous morts pendant la guerre. Adelstein choisit de faire ses études de journalisme sur place, un cursus différent qu’en occident, il apprend le japonais. A la fin de son cycle il intègre le "Yomiuri Shinbun" (13 millions de lecteurs) l’adaptation n’est pas aisée. Lors de ses enquêtes, à chaque fois qu’il sonne chez quelqu’un, se présentant comme appartenant au "Yomiuri Shinbun" on lui ferme la porte au nez : « Non merci, je suis déjà abonné » !

Jake Adelstein va mettre des années à se faire accepter, respecter. Au "Yomiuri Shinbun", il travaille à la rubrique faits divers, crimes, plusieurs années plus tard aux mœurs, la prostitution, puis le crime organisé, et spécialement le trafic d’être humains. Au Japon, les rédactions des services crimes sont implantées au QG de la police. Imaginez les cellules police & justice de "Libé" ou du "Figaro" installées au (feu) 36 quai des Orfèvres ! Flics et journalistes travaillent ensemble, on se refile les infos, on ne garde rien pour soi. Adelstein va apprendre comment tresser et entretenir son réseau d’informateurs, chez les policiers ou les truands. En ayant de jolies intentions, faire des cadeaux, connaitre les dates d’anniversaire des gamins, leur apporter des glaces, couvrir de fleurs les épouses… Personne n'est dupe, chacun joue le jeu, question de respect.  Ainsi se construit une belle amitié entre lui et Sekiguchi, flic de la crim’ réputé.

[quartier de Kabukicho]   Le monde des policiers et des yakusas sont intimement liés. On agit dans les règles, le respect. Pas de descentes de police inopinées à 6h du mat. On prévient quelques jours avant, on informe du motif, les truands accusent réception. Quand les policiers arrivent, tout est prêt, y’a plus qu’à repartir avec les cartons de pièces à conviction dument préparées… Les yakusas ont pignon sur rue, on sait qui ils sont, leurs activités, dans quelles sociétés ils ont des parts leur permettant de contrôler de vastes pans de l’économie. Dans l’Histoire de France, on parlait des trois ordres : la noblesse, le clergé, le tiers-état. Au japon, il faut rajouter la pègre. 

TOKYO VICE nous plonge dans la société japonaise, ses us et coutumes (le manuel du suicide, scène hallucinante du gamin qui s’électrocute en laissant un mot : « ne touchez pas à mon cadavre avant de couper le jus » le tact, toujours le tact...), ses perversions surtout. Pendant des années Adelstein a parcouru le monde de la nuit, les bars à hôtesses du quartier chaud de Tokyo, Kabukicho. Les tentations sont nombreuses, il n'y résiste pas toujours.  

[Tadamasa Goto =>]  Il a sorti des scoops, en a ratés de peu aussi. Il a enquêté sur des disparitions (le chenil de Saitama) qui ont révélé un meurtrier en série, sur Lucie Blackman, une anglaise disparue, victime d'un violeur fétichiste retors, il a cerné les activités de l’empereur des Vautours, Susumu Kajiyama, spécialiste de l’extorsion de fond.

C’est en fréquentant des années durant les maquereaux, les escrocs, les prostituées, et en suivant le parcours de l’argent, qu’il va tirer les fils d’une vaste organisation de trafic d’humains, des jeunes femmes étrangères en quête d’un petit boulot, attirées à coup de promesses et de billets d'avion offerts, puis exploitées comme esclaves sexuels. Et cette histoire de greffés du foie, particulièrement sensible, dangereuse, quand on s'approche de trop près à Tadamasa Goto.

Comme dans tout bon roman noir, le détective journaliste fume comme un pompier (des clopes aux clous de girofles), boit comme un trou, fréquente les filles des bas-fonds, rentre chez lui à 5h du mat’, dort dans son bureau ou sur le canapé du salon, met en péril sa famille, se fait menacer, tabasser… 

Jake Adelstein marche dans les pas d’un Tom Wolfe, un récit journalistique à la première personne, il informe autant qu’il se met à nu.


Editions Marchialy - 475 pages 

3 commentaires:

  1. Shuffle Master.1/8/25 08:18

    Lu il y a assez longtemps. Exact, c'est très bon. La société japonaise ne fait pas vraiment envie, même si tu peux faire tomber ton portefeuille dans la rue, revenir une heure après, et le retrouver car personne n'y a touché. Je connais quelqu'un qui y va régulièrement: les Japonais sont affreusement racistes, ce n'est jamais ouvertement marqué, mais l'intégration y est quasiment impossible. Et la collusion pègre/pouvoir est hallucinante, du moins à ce niveau, même si les exemples ne manquent pas (Mafia/démocratie chrétienne en Italie, Mafia/démocrates us, RPR/UDR/ milieu corse chez nous).

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  2. D'après Adelstein, et des années où il a été en poste là bas, il s'agirait plus de xénophobie que de racisme. Mais quand on remonte aux années d'avant guerre, et pire, pendant la guerre, avec l'expansion de l'armée japonaise en Asie, les politiques eugenistes et racistes n'avaient rien à envier au troisième Reich...

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    1. Shuffle Master.2/8/25 08:05

      Oui, exact, d'après les échos que j'ai eus, c'est plutôt de la xénophobie. Le type que je connais est dans le milieu du rugby, il est arbitre, et pas mal de joueurs en fin de carrière vont faire des ménages au Japon où ils sont confrontés au phénomène. ce qui explique que les contrats sont généralement très courts.

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